Quand Al-Qaida s’empare d’une ville au Yémen

Deux lectures antagonistes de la prise de contrôle de Rada’ · En janvier 2012, Al-Qaida s’est emparé de la ville de Rada’ au Yémen. Au sein de la communauté internationale, l’événement a été vécu comme une avancée territoriale d’Al-Qaida. Mais, comme le relate Erwin van Veen qui a écrit cet article après avoir interviewé le cheikh Ahmed Al-Qarda’i, la situation est plus complexe et l’envisager sous un autre angle n’est pas sans conséquence sur le choix d’une politique adaptée.

Rada’.
(Source inconnue).

En janvier 2012, Al-Qaida prend le contrôle de Rada’, une ville stratégique sur la route qui relie la capitale du Yémen, Sanaa, aux provinces méridionales du pays. Il y dresse le drapeau noir, libère des prisonniers et tient la ville pendant environ deux semaines. Les médias occidentaux présentent l’opération comme une « avancée islamiste » (BBC), une « prise de contrôle par Al-Qaida » (CNN) ou une « conquête territoriale » (BBC). De telles formulations renforcent la perspective d’une guerre totale contre le terrorisme dans la mesure où elles suggèrent que l’événement marque un pas de plus vers la création d’un nouvel émirat « à la taliban », où une interprétation radicalement conservatrice de la doctrine islamique s’impose. Cela amène aussi rapidement à justifier des formes habituelles de ripostes, notamment des frappes ciblées à travers les drones.

Pourtant, il faut ici se méfier des apparences1. Une analyse plus fine suggère que l’occupation de Rada’ tient davantage du conflit tribal de succession qui aurait mal tourné, avec l’intervention d’éléments tribaux et d’Al-Qaida dans la péninsule Arabique (AQPA), que d’un succès du seul AQPA. Évidemment, percevoir cette affaire sous un jour différent amène à réviser la politique et la riposte qui s’imposent en retour.

Une alliance de circonstance dans un conflit tribal

L’autre version de l’épisode se présente donc ainsi : Rada’ est située dans le gouvernorat d’Al-Baïda’a, une région pauvre et éloignée qui abrite plusieurs tribus dont les Kaifa et les Mourad. Quand le cheikh Nasir Al-Dahab, un Kaifa, disparaît, il laisse six fils d’un premier mariage et cinq d’un second. Pour des raisons qui nous échappent, la tribu préfère Majid Al-Dahab, le jeune fils de la seconde épouse à Tariq Al-Dahab, l’aîné issu de la première épouse. Le premier devient alors cheikh. L’intronisation du cadet humilie l’aîné qui se retrouve privé d’héritage et donc de ressources. L’affaire se passe en 2007.

Quelque temps plus tard, Tariq devient le beau-frère d’Anouar Al-Awlaki (une figure important d’AQPA, imam américano-yéménite qui fut tué en 2011). Ce dernier a joué un grand rôle dans le recrutement par Al-Qaida de Tariq et de deux de ses frères, Caïd et Nabil. L’amertume née de la succession et le désir de vengeance ont dû également jouer un rôle dans leur rapprochement avec AQPA, facilité ensuite par les liens du sang. Finalement, ils sont parvenus ce faisant à mobiliser quelques centaines, voire un millier de combattants de la tribu et d’AQPA pour prendre Rada’, afin de faire pression sur les Kaifa quant au choix de leur cheikh et de permettre à AQPA de réaliser un nouveau coup médiatique (l’année précédente, l’organisation avait occupé brièvement cinq villes du Sud-Yémen). Des motivations tribales, personnelles et « terroristes » semblent ainsi inextricablement liées et expliquent leur intervention.

Lorsque des affrontements ont éclaté entre forces gouvernementales et combattants de la tribu et d’AQPA, plusieurs cheikhs de la région ont engagé une médiation, conformément aux coutumes locales. Ils cherchaient ainsi à minimiser les pertes et destructions sur leur territoire et au sein de la population. Mais alors qu’ils avaient réussi à calmer le jeu, l’armée yéménite a lancé sans succès une attaque sur Rada’. La crédibilité de la médiation s’est aussitôt effondrée et les cheiks, soupçonnés d’avoir voulu tromper l’AQPA, furent contraints de s’enfuir alors que les combats continuaient.

Peu après, le cheikh Ahmed Al-Qarda’i, de la tribu des Mourad, relance une médiation. Dans la mesure où les Kaifa et les Mourad sont unis par de nombreux liens du sangs, il possède quelques cartes en main. Chef éminent de la tribu la plus puissante, il escompte que la peur des représailles qu’entraînerait inévitablement son assassinat le mettra à l’abri d’un mauvais coup des Kaifa malgré le destin malheureux de la précédente tentative de médiation. Toutefois, pour éviter que se répètent les mêmes événements, il prend l’attache du gouverneur et du commandement militaire régional pour s’assurer de leur soutien.

Médiation réussie, retour au calme

Une première approche le persuade que les responsables tribaux et AQPA, en charge des forces qui occupent la ville sont au moins disposés à l’écouter. Le survol de la région par des drones américains a failli « plomber » sa médiation, ses interlocuteurs y voyant une preuve de sa mauvaise foi. Finalement ils se laissent malgré tout convaincre, à condition de choisir eux-mêmes le lieu de la rencontre et d’y conduire les négociateurs les yeux bandés et sans préavis. Les discussions peuvent commencer.

Les premiers échanges montrent que plusieurs chefs Kaifa qui ont rejoint le soulèvement de Tariq Al-Dahab sont sensibles à l‘invitation du cheikh Ahmed Al-Qarda’i de redevenir de « bons citoyens » et de présenter des demandes raisonnables en accord avec le droit coutumier. Une fois devenu clair que le conflit peut être appréhendé et résolu comme un différend tribal et non comme une affaire de terrorisme, le président Ali Abdallah Saleh2 aurait accepté de reconnaître (et de soutenir) la médiation.

Les principales dispositions de l’accord finalement conclu stipulent que les forces gouvernementale et AQPA quittent la région, que les Kaifa bénéficient de plusieurs projets de développement public, de dédommagements et que le survol des drones cesse. Peu après, Tariq Al-Dahab est assassiné par son demi-frère, Hizam Al-Dahab, pour s’être allié à AQPA et pour avoir déclenché un violent conflit sans raison valable, déshonorant ainsi la tribu. On dit aussi que la peur que les Kaifa deviennent la cible de l’armée yéménite a joué son rôle. À la suite de ces événements, la région a retrouvé son calme et un minimum d’ordre a été restauré.

Avancée d’Al-Qaida ou querelle de succession ?

Plusieurs épisodes de cette histoire méritent attention, en particulier l’importance que joue notre appréhension d’un événement sur la définition des réponses à apporter. Percevoir cet épisode de Rada’ à travers la focale de l’avancée territoriale d’un groupe terroriste international peut justifier le recours à la force, la multiplication des frappes par des drones et un soutien accru aux gouvernements confrontés à des attaques terroristes (tels le Nigeria, le Mali ou la Somalie). Cependant, n’y voir qu’une querelle de succession suggère au contraire qu’une médiation conforme aux coutumes locales est susceptible de résoudre la crise de manière beaucoup plus efficace. Certes, une telle solution reste imparfaite mais elle constitue bien la meilleure option pour minimiser les pertes humaines et les dégâts matériels et limiter la progression des mouvements armés.

La principale implication pour la politique antiterroriste au Yémen est que toute présentation qui s’appuie sur l’idée selon laquelle AQPA est en cheville avec des tribus du Yémen et qu’il faut détruire cette alliance par la force est susceptible d’être contreproductive. L’emploi des drones américains et de l’armée yéménite dans des zones arriérées et relativement autonomes conduit presque inévitablement à s’aliéner les tribus concernées, à radicaliser les populations, à gonfler les rangs d’AQPA et à engendrer de nouvelles violences.

En général, les membres d’Al-Qaida exploitent habillement les conflits locaux pour les associer à leur récit d’oppression et d’injustice qu’ils utilisent ensuite pour recruter et justifier la violence. C’est ce qui s’est passé à Rada’. Cependant, ce qui est arrivé et qui semble être l’explication la plus convaincante est que le conflit local justifie des alliances de circonstance, en l’occurrence ici avec AQPA. Des éléments de la tribu Kaifa y ont recouru par opportunisme plutôt que par idéologie. Dans ce contexte, l’emploi d’une force extérieure — américaine ou liée à l’État central yéménite —, au lieu de recourir aux mécanismes locaux de résolution des conflits renforce la version d’AQPA qui prétend lutter contre une intervention occidentale et une oppression exercée localement. Ce qui apparait d’autant plus vrai qu’elles génèrent de nouveaux griefs.

Réduire la menace terroriste requiert certes des mesures de sécurité à court terme pour protéger des populations contre une atteinte à leur vie. Cependant, seule une analyse fine des réalités locales et des processus internes de pacification peut amener une solution qui réduira à long terme la nécessité de recourir à de telles mesures.

1Voir aussi, sur cette question de la double interprétation de faits similaires : « Libye, au cœur d’un « émirat islamique. »

2NDLR. Le président Ali Abdallah Saleh vit alors ses dernières semaines de règne.

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