L’Union européenne (UE) reste la première destination migratoire au monde en termes de flux, devant les États-Unis, les pays du Golfe et la Russie, autres grands pôles migratoires1. Aujourd’hui, elle connaît un afflux de réfugiés sans précédent (plus d’un million de demandeurs d’asile en 2015). Elle est entourée de pays en guerre ou en conflit intérieur qui ont produit des flux de réfugiés, au sens large, d’une ampleur exceptionnelle. Il s’agit plus de demandeurs d’asile que de migrants venus à la recherche de travail, mais presque tous sont des migrants forcés. Ces flux viennent actuellement de Syrie (5 millions ont migré à l’étranger, dont 3 millions sont en Turquie, plus d’un million au Liban et 600 000 en Jordanie), d’Irak, de Libye (ancien filtre des migrations subsahariennes vers l’Union européenne, par le biais d’accords bilatéraux conclus notamment avec l’Italie), de la Corne de l’Afrique (Érythrée, Somalie), d’Afghanistan, du Soudan et du Kosovo.
Après une période de frilosité et d’atermoiements, le discours, le 7 septembre 2015 d’Angela Merkel, déclarant l’Allemagne prête à accueillir 800 000 demandeurs d’asile durant l’année 2015 et la proposition de Jean-Claude Juncker de partager 160 000 demandeurs d’asile entre les pays européens ont lancé les bases d’un nouveau tournant migratoire. Les valeurs de l’Union européenne : solidarité entre pays européens, respect des droits humains et du droit d’asile ont alors étés mises à l’épreuve de la réalité. La photo, diffusée dans le monde entier, du petit Syrien de trois ans mort sur la plage turque de Bodrum suite au naufrage du bateau conduisant sa famille de Syrie vers la Grèce à l’automne 2015 a participé à cette remise en question de l’approche sécuritaire qui a dominé la politique d’immigration et d’asile en Europe. On compte en effet 22 000 morts aux portes de l’Union européenne de 2000 à 2015 et 3 000 morts en Méditerranée pour l’année 2015, presque autant pour l’année 2016.
Ces chiffres masquent la diversité des migrants et des raisons de migrer. Dans la réalité, beaucoup de migrants ont été, ces dernières années, des flux mixtes : partis à la recherche de travail, fuyant des pays en crise et n’offrant aucun avenir à leurs yeux. L’absence d’espoir, quelle qu’en soit la cause, est souvent à la source de la décision de quitter des pays mal gouvernés, instables, insécurisés et corrompus (régimes sans alternance, en proie au clientélisme, aux ressources très inégalement distribuées, avec un marché du travail très étroit pour une population majoritairement jeune). Elle nourrit la cause des harragas, ces « brûleurs de frontières » entre le Maghreb et l’Europe, qui recourent à des passeurs pour s’offrir une autre vie, ou ces migrants transsahariens, prêts à tout pour vivre ailleurs. Mais la cause essentielle des départs récents est la guerre, l’instabilité et la violence politiques : en Érythrée, en Somalie, en Syrie, en Irak, en Libye.
Terre de départ plutôt que d’accueil
Si, au sud, on est souvent face à des « flux mixtes » d’hommes jeunes venus seuls fuyant la situation économique et politique sévissant chez eux, au Proche-Orient la plupart des nouveaux venus sont des familles de demandeurs d’asile. Ceux qui empruntent les voies de la migration irrégulière transsaharienne puis méditerranéenne, ou turque, grecque et ex-yougoslave par la route des Balkans, sont le fruit d’une sélection parmi les jeunes. Il faut être en bonne santé, déterminé, capable d’affronter les difficultés de tous ordres du voyage, avoir accumulé un pécule qui peut atteindre jusqu’à 30 000 euros, et avoir pour projet de vivre à l’étranger une durée suffisamment longue pour régulariser sa situation. On est loin du migrant de main-d’œuvre venu en Europe par les services du patronat comme dans les années 1960, aisément régularisé et animé par le projet de retour au pays. Certains ont travaillé dans les pays qu’ils traversent, comme les Subsahariens en Libye, et ont perdu leur emploi à cause du chaos qui y règne ; d’autres ont été victimes de la guerre qui sévit chez eux (Syrie, Libye), d’autres encore n’ont pas trouvé après la guerre d’opportunités d’emploi (Afghanistan) et sont chômeurs dans des pays où le taux de chômage atteint 40 % de la population chez les jeunes. Tous voient dans l’Europe une terre de paix, de sécurité, de respect des droits et d’avenir pour eux et leurs enfants.
L’Europe, longtemps terre de départ vers les grandes découvertes, la colonisation, le commerce international, les missions étrangères, le peuplement de pays vides, ne s’est jamais pensée comme continent d’immigration et celle-ci apparaît illégitime à beaucoup de ceux qui refusent cette réalité. Il y a un siècle, on comptait 5 % de migrants internationaux sur la planète contre 3, 5 % aujourd’hui : la plupart étaient des Européens, car l’Europe était aussi très peuplée par rapport à d’autres continents. Puis, les migrants sont venus durant la période de croissance, à un moment où beaucoup de pays européens manquaient de main-d’œuvre pour leur économie minière, industrielle ou agricole, et de reconstruction après les deux guerres mondiales et qui requérait surtout des « bras »2.
Tous les pays de l’Union européenne sont signataires de la Convention de Genève sur l’asile de 1951 et partagent entre eux les valeurs fondamentales de droits humains qui font partie du projet politique européen. Ces pays sont pourtant traversés par la poussée des populismes qui ont placé la lutte contre l’immigration en tête de leur programme.
Restriction du droit d’asile
Les questions d’immigration et d’asile sont devenues des thèmes sécuritaires. Depuis les années 1990, l’Union européenne n’a cessé de multiplier les initiatives destinées à dissuader les nouveaux arrivants. Les transporteurs ont été chargés de nouvelles responsabilités. Certains agents de contrôle des frontières ont été privatisés. Le système intégré de vigilance externe (SIVE) a été mis en place le long des côtes espagnoles (2002). Le droit d’asile a été restreint, notamment par l’amendement Aznar de 1997 rendant très difficile la demande d’asile d’un pays européen à un autre. Les tentatives d’européanisation du droit d’asile avec les accords de Dublin I (1990) et le principe du « one stop, one shop » (Dublin II, 2003) selon lequel un demandeur d’asile doit obligatoirement voir traitée sa demande dans le premier pays d’accueil européen où il a mis le pied, participent de cette volonté de dissuader ceux qui veulent atteindre l’Europe. L’informatisation des empreintes digitales (Eurodac, 2000) pour identifier les demandeurs d’asile frauduleux entre plusieurs pays de l’Union ou la militarisation des frontières extérieures et la mise en commun des forces policières pour les protéger (Frontex, 20043) sont autant d’instruments destinés à empêcher les nouveaux arrivants de venir en Europe. Il existe un arsenal d’accords bi et multilatéraux entre pays européens et extra-européens (près de 300) situés de l’autre côté des frontières extérieures de l’Europe dont l’objectif est de reconduire aux pays de départ ou de transit les déboutés du droit d’asile et les sans-papiers4.
Gestion nationaliste des frontières
La gestion des frontières extérieures de l’Europe, pendant de la libre circulation intérieure établie par les accords de Schengen de 1985, est devenue l’objectif essentiel. On pensait en effet il y a trente ans, lors de l’adoption de ces accords, que l’ère des migrations de masse était terminée, que les non-Européens retourneraient chez eux grâce aux politiques de retour, que la mobilité interne des Européens augmenterait significativement, qu’il y aurait substitution des nationaux et des Européens sur le marché du travail hier occupé par des immigrés non européens et que les politiques de développement des pays de départ seraient une alternative aux migrations. Or, la plupart de ces scénarios se sont trouvés erronés : les Européens ont été peu mobiles pour travailler en Europe jusqu’en 2004, date de l’ouverture de l’Union à dix nouveaux pays européens, il n’y a pas eu de substitution sur le marché du travail compte tenu de la très forte segmentation de celui-ci, les retours, peu nombreux, ont été un échec. Quant aux politiques de développement, elles n’ont pas offert une alternative aux migrations et les quelques initiatives tournées vers la rive sud de la méditerranée (accords de Barcelone de 1995 à 2005, Union pour la Méditerranée en 2007) n’ont pas été en mesure d’offrir un pendant à l’ouverture à l’est de l’Europe. Enfin, des crises telles que celle des Grands Lacs en Afrique, le conflit de l’ex-Yougoslavie et la crise algérienne et syrienne ont produit des demandeurs d’asile très éloignés de ceux prévus par la Convention de Genève : des demandeurs aux profils collectifs en raison de motifs sociaux, ethniques, religieux, des victimes de la société civile et non des États dont ils provenaient, d’où la plus grande difficulté de prise en compte de leur candidature à l’asile.
Il en est résulté un repli vers la gestion nationale des frontières du fait de l’attachement des pays européens à leur souveraineté dans ce domaine : appel à la fermeture des frontières nationales (comme cela a été le cas entre la France et l’Italie à Vintimille en 2011 et 2015, puis entre la Bulgarie et la Grèce, l’Allemagne et l’Autriche en 2015, la Hongrie et ses voisins en 2015) et hostilité à l’imposition de « partage du fardeau » entre Européens de l’Union par de nombreux pays européens de l’Est. L’Europe joue les valeurs sur lesquelles elle a été fondée à travers l’accueil fait aux demandeurs d’asile.
Des réponses peu lisibles à la crise des réfugiés
Face aux flux auxquels elle a été confrontée depuis ces dernières années, l’Union européenne a répondu par une position restrictive qui a accru l’influence des passeurs et provoqué des milliers de morts, transformant la Méditerranée en un vaste cimetière. On en compterait 40 000 depuis les années 1990.
— La première difficulté d’une réponse solidaire a été le fait que les pays européens ont été inégalement confrontés à l’afflux d’immigrés et de demandeurs d’asile. De loin, l’Allemagne est le premier pays d’immigration en Europe avec 7 millions d’étrangers et le pays qui a accueilli les trois quarts de la demande d’asile en Europe depuis 25 ans. Elle forme avec la France, le Royaume-Uni et la Suède le peloton de tête pour l’accueil des demandeurs d’asile en termes de chiffres depuis cinq ans.
— La seconde est la difficulté d’harmoniser l’asile sans une politique étrangère commune des différents États. L’harmonisation de la délivrance du statut de réfugié est souvent rendue complexe en Europe par les différences d’interprétation des conflits d’un pays européen à un autre, car chaque pays a sa diplomatie, son histoire, ses voisins, ses accords politiques et commerciaux et ne donnera pas la même réponse à un même demandeur selon le risque que celui-ci présente de faire jurisprudence pour des profils analogues vers tel ou tel pays européen. De plus le positionnement géographique entre en ligne de compte : tandis que l’Italie a accueilli le plus de migrants maghrébins et subsahariens, notamment sur ses îles comme Lampedusa, et que d’autres îles comme Malte ou les îles grecques de Lesbos, Kos et Samos ont dû également gérer l’accueil des touristes et celui des demandeurs d’asile sur des espaces restreints, la Grèce a vu arriver par voie terrestre également l’essentiel des Syriens et des autres Proche-Orientaux frappés par la guerre : Afghans, Irakiens. La voie terrestre, via la traversée de la frontière gréco-turque en Thrace a conduit à la fermeture de la frontière entre la Hongrie et la Serbie, la Bulgarie et la Turquie5.
— Enfin, la troisième raison des réticences des États à l’européanisation de l’asile réside dans leurs politiques intérieures, habitées par la montée des populismes attachés au symbole des frontières et à la confusion d’une partie de l’opinion publique entre l’immigration de culture musulmane, incluant les réfugiés, et le terrorisme.
Pas d’immigration économique
Une porte de sortie a été tentée par l’Union européenne dans sa tentative de renforcer les frontières externes de l’Europe : en construisant des hotspots (lieux d’accueil et de rétention des nouveaux arrivants) dans les deux principaux pays d’arrivée, l’Italie et la Grèce, faute de pouvoir conclure avec les pays de la rive sud de la Méditerranée, et l’accord avec la Turquie de mars 2016. Une promesse de six milliards d’euros a été accordée en échange de son engagement à contenir dans le pays les nouveaux arrivants, les négociations d’entrée dans l’Union européenne ont été rouvertes et la requête de la suppression des visas pour les Turcs entrant en Europe a été introduite. Un autre instrument de contrôle des frontières a été décidé avec le sommet euro-africain de La Valette en novembre 2015, où il a été question de poursuivre la politique de partenariat avec les pays du sud en échange d’une aide au développement, de la facilitation des visas pour les saisonniers et d’une aide au retour financée par un fonds créé à cet effet.
Mais le dispositif de protection temporaire, prévu par une directive européenne de 2001 pour les Kosovars n’a pas été appliqué à la crise actuelle, et le marché du travail des étrangers non communautaires n’a pas été rouvert aux pénuries de main-d’œuvre, car il semble que l’on préfère perpétuer des sans-papiers plutôt que de créer un effet d’appel. Si l’immigration économique était plus ouverte qu’à présent, certains flux dits « mixtes » choisiraient cette voie plutôt que la demande d’asile. Ce fut le cas, dans le passé, des Portugais qui ne sont pas entrés en France comme demandeurs d’asile, mais comme sans-papiers et régularisés par la suite à la demande de leurs employeurs6.
Une politique de visas plus diversifiée constituerait aussi une réponse aux nouveaux arrivants et aux besoins d’immigration qualifiée et non qualifiée. Une autre solution serait la suppression de la préférence européenne à l’emploi qui date de 1994 et a conduit à des pénuries sectorielles de main-d’œuvre. Enfin, l’ouverture plus grande au statut de réfugié permettrait de légaliser beaucoup de demandeurs d’asile antérieurs à la crise syrienne qui s’interrogent sur leur avenir, une fois déboutés et de leur ouvrir l’accès au marché du travail.
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1Catherine Wihtol de Wenden, Atlas des migrations,Autrement, 2016
2Georges Tapinos, L’immigration étrangère en France,, INED, 1975.
3L’agence Frontex a été créée en 2004. Sa mission est de coordonner la coopération opérationnelle des États membres aux frontières extérieures de l’Union européenne en matière de lutte contre l’immigration clandestine. Depuis octobre 2016, elle est épaulée par un nouveau corps européen de garde-frontières et de garde-côtes.
5Camille Schmoll, Hélène Thiollet, Catherine Wihtol de Wenden (dir.), Migrations en Méditerranée,CNRS Éditions, 2015.
6Yvan Gastaut, Catherine Wihtol de Wenden (dir.), Frontières, Magellan, 2015.