Sur le mur de l’amphithéâtre Leon De Greiff de l’université nationale, les visages du journaliste Jaime Garzón, comédien et journaliste assassiné par les paramilitaires en 1999, de l’étudiante anarchiste Beatriz Sandoval, tuée par la police en 1984 lors de manifestations, et d’Ernesto Guevara sont désormais recouverts d’un large drapeau palestinien. De l’autre côté de la petite place portant le nom d’Ernesto Che Guevara, où se tiennent de nombreux stands de nourriture et de boissons, mais aussi des affiches et des banderoles aux couleurs de la Palestine, une dizaine de tentes éparses forment un campement solidaire. À l’entrée, plusieurs bannières font état du génocide en cours dans la bande de Gaza, photos d’enfant à l’appui.
Comme leurs camarades états-uniens ou européens, une partie des étudiants de l’université nationale de Colombie, historiquement marquée à gauche, tente d’interpeller la direction et de rendre visibles les souffrances du peuple palestinien. Leur installation a vu le jour, il y a seulement quelques semaines, le 8 mai 2024, bien après ceux de Sciences Po Paris ou des universités américaines de la Ivy League. La motivation et l’enthousiasme de la trentaine de personnes qui occupent les lieux demeurent vifs.
« Nous savons dans notre chair les douleurs de l’exil »
Assis autour d’une table de pique-nique recouverte d’inscriptions « Palestina Libre » peintes en vert et rouge, Camilo Gonzalez, 33 ans et nutritionniste diplômé, arbore un keffieh et un épais bonnet kaki. Il fait partie des mobilisés et n’a pas hésité à renoncer à son emploi dans une fondation gériatrique, lorsque les premiers piquets ont été plantés dans l’herbe.
J’ai décidé de démissionner et de venir ici, au camp, pour soutenir le boycott universitaire. Il s’agit de demander aux universités de rompre leurs relations avec leurs homologues israéliennes. Nous avons identifié un accord en vigueur signé avec l’Université David Ben Gourion dans le Néguev,
souffle-t-il, tout en roulant une cigarette. Il reprend, véhément :
Dans un pays comme la Colombie qui construit la paix et qui défend les valeurs de la vie, de la paix, du respect, de l’équité, de la solidarité, notre université ne devrait pas avoir d’accord avec une autre institution située dans un pays qui viole les droits de l’homme et le droit humanitaire international.
Camilo Gonzalez, l’air affable, est bien conscient qu’Israël n’est pas le seul pays à piétiner les principes onusiens et le droit international. Mais, depuis le 7 octobre 2023, le jeune homme a l’impression d’assister, impuissant, à un « génocide télévisé ». Il précise toutefois que le campement a été baptisé Bureau international pour la paix, afin d’élargir le spectre à d’autres luttes, sans référence directe à Gaza.
À la mi-octobre, le Comité colombien pour la Palestine voit le jour. Laura Garcia, l’une des membres fondatrices, établit un lien entre les conflits colombien et israélo-palestinien :
Nous, Colombiens, avons une histoire de guerres, d’assassinats, une histoire de disparition ethnique de nos cultures indigènes ancestrales. Nous savons donc, peut-être pas aussi cruellement que Gaza en ce moment, mais nous savons, dans notre chair, ce que sont les douleurs de l’exil, du déracinement, du déplacement forcé. Les villes colombiennes ont été formées par l’exil des paysans.
Si la jeune femme insiste à plusieurs reprises sur le fait que les deux contextes ne sont pas comparables, elle rappelle également que chaque famille colombienne compte une victime de la violence. « La Palestine réveille le monde pour mettre fin à un avenir sombre et gris. Nous devons nous unir pour obtenir un vrai changement, qui dépasse les slogans. »
Comme leurs camarades, Camilo Gonzalez et Laura Garcia soutiennent totalement la décision du premier président de gauche en Colombie, Gustavo Petro, de rompre, le 1er mai 2024, les relations diplomatiques avec Israël établies depuis 1957. Quelques semaines plus tard, l’annonce s’est concrétisée par le départ de l’ambassadeur israélien, Gali Dagan. En Amérique du Sud, seuls la Bolivie et le Belize ont pris une décision similaire1. D’autres États latino-américains ont rappelé leur ambassadeur en Israël, à l’instar du Brésil en mai 2024, précédé du Honduras et du Chili. Le Brésil, la Colombie, la Bolivie, le Chili, l’Argentine et le Venezuela ont rapidement annoncé, dès le début de la guerre, l’envoi d’aide humanitaire à Gaza. Gustavo Petro avait d’abord évité de se prononcer sur la fin des relations économiques entre les deux pays, avant d’annoncer qu’il allait suspendre les commandes d’armes israéliennes puis que les exportations de charbon vers Israël cesseraient. Le décret d’application est paru le 14 août 2024. Dans le même temps, le président s’est montré favorable à l’accueil d’une cinquantaine d’enfants blessés ou malades de Gaza à l’hôpital militaire de Bogota. Pour le moment, aucune date n’a été avancée. Comme l’observe Mauricio Jaramillo, professeur de relations internationales à l’université de Rosario,
La nouveauté, c’est le niveau de brutalité de ce qu’il se passe à Gaza. Il me semble que cela explique la rupture au sein de la société colombienne. La Colombie est seule sur le plan diplomatique, parce que les autres pays ont été très timides. Au Chili, au Brésil, au Mexique, il y a beaucoup d’indignation justement parce que les chefs d’État ne sont pas allés plus loin.
Le professeur note une certaine cohérence dans le discours de Gustavo Petro, en rupture avec la « relation spéciale » qu’entretenaient Israël et la Colombie. Celle-ci s’est abstenue lors du vote de 1947 à l’ONU qui a conduit à la création de l’État d’Israël. En 1960, trois ans après l’établissement des relations diplomatiques, les deux pays ouvrent une ambassade sur leur territoire respectif, amorcent des relations commerciales, ce qui n’empêche pas la Colombie de protester contre l’occupation israélienne. Les présidents successifs se sont surtout attelés à maintenir un « équilibre » entre Israël et la Palestine, le soutien à une solution à deux États n’apparaissant pas comme une position anti-israélienne.
Toutefois, selon Mauricio Jaramillo, un tournant est pris en 2002 : « L’ancien président Álvaro Uribe a rompu cet équilibre en votant contre les résolutions pro-palestiniennes aux Nations unies lorsqu’il était en poste entre 2002 et 2010. » Le dirigeant colombien d’extrême droite a entretenu une relation bilatérale avec Israël de plus en plus forte, au point qu’Hugo Chavez, le président vénézuélien, a répété à plusieurs reprises durant son mandat que la « Colombie sœur » était en train de devenir « l’Israël d’Amérique latine ». Quand, après l’attaque du World Trade Center le 11 septembre 2001, les États-Unis lancent leur guerre mondiale contre le terrorisme et « l’axe du mal », la Colombie y prend part. Álvaro Uribe qualifie les guérillas dans son pays d’« organisations terroristes », et renforce sa relation militaire avec Israël. Entre 2002 et 2006, les importations militaires d’Israël vers la Colombie ont augmenté de plus d’un tiers (34 % très exactement) ; l’avion KFIR et le fusil Galil, tous deux israéliens, se sont imposés dans les rangs de l’armée colombienne.
À la suite d’Álvaro Uribe, Juan Manuel Santos, son ministre de la défense devenu président, apparaît aussi comme l’un des principaux promoteurs de cette « relation spéciale », du fait de son amitié avec Benyamin Nétanyahou. Il a continué de s’opposer aux résolutions en faveur de la Palestine à l’ONU, avant de la reconnaître le dernier jour de son mandat, en 2018, bien après tous les autres pays d’Amérique du Sud. Son successeur Iván Duque signe avec Nétanyahou, en 2020, un accord de libre-échange qui, en plus de faciliter les échanges commerciaux, favorise l’entrée des technologies israéliennes dans les domaines de l’éducation, la santé et les politiques publiques. Par ailleurs, au cours des 20 dernières années, des milliers de Colombiens ont participé au programme mis en place par l’Agence israélienne pour le développement international (Mashav), sous l’égide du ministère des affaires étrangères, visant à favoriser les échanges et les coopérations dans les domaines de la médecine, de l’agriculture et de la technologie. Aucun pays d’Amérique latine n’a accueilli autant d’étudiants du Mashav que la Colombie.
Mercenaires israéliens complices des paramilitaires colombiens
Dès les premiers jours du conflit au Proche-Orient, en octobre 2023, Gustavo Petro a consommé la rupture avec ses prédécesseurs, mettant à mal cette « relation spéciale » que son pays entretenait avec Israël. Le 9 octobre, il écrit sur la plateforme X : « Le terrorisme tue des enfants innocents, que ce soit en Colombie ou en Palestine (...) Je demande à Israël et à la Palestine de s’asseoir à une table pour négocier la paix et permettre l’existence des deux États », puis, dans un autre post publié le même jour : « aucun démocrate ne peut accepter que Gaza soit transformée en camp de concentration ».
Ses propos ont déclenché la fureur de l’ambassadeur israélien, l’invitant à visiter le camp de concentration et d’extermination d’Auschwitz-Birkenau. Ce qui lui vaut la réponse du président sur X qui rappelle les relations des mercenaires et services secrets israéliens avec les paramilitaires colombiens de sinistre mémoire :
Si les relations avec Israël doivent être suspendues, nous les suspendrons. Nous ne soutenons pas les génocides. Le président de la Colombie n’est pas insulté. Ni Yair Klein, ni Rafael Eitan ne pourront dire ce qu’est l’histoire de la paix en Colombie. Ils ont déclenché le massacre et le génocide en Colombie… Un jour, l’armée et le gouvernement d’Israël nous présenteront leurs excuses pour ce que leurs hommes ont fait sur notre terre en déclenchant un génocide.
Gustavo Petro fait allusion à une sombre coopération, en Colombie, entre Yair Klein, mercenaire israélien et ancien lieutenant-colonel de l’armée israélienne, et Rafael Eitan, membre du Mossad2.
En 1984, Yair Klein a fondé une société de mercenaires appelée Hod Hahanit (Fer de lance, en hébreu) et composée d’anciens membres des unités d’opérations spéciales israéliennes. Il a directement formé les frères Carlos et Fidel Castaño, les chefs d’escouade qui allaient créer les Autodéfenses unies de Colombie (AUC), l’une des organisations paramilitaires les plus sanguinaires de Colombie, à laquelle l’ONU attribue plus de 90 000 assassinats, soit 80 % des victimes du conflit entre les propriétaires terriens et le pouvoir qui les défend, et les paysans et la guérilla. Dans son autobiographie Ma Confession3 Carlos Castaño décrit les leçons reçues en matière d’armement avancé et des tactiques, qui serviront à la stratégie des paramilitaires contre les paysans et la guérilla. Il y raconte également avec émotion une année passée à l’université hébraïque de Jérusalem, qui aurait contribué à profondément bouleverser sa vision du monde.
En 2001, le gouvernement colombien a jugé Yair Klein et l’a condamné à 11 ans de prison. En 2007, il est arrêté à Moscou sur la base d’un mandat émis par Interpol. Sa demande d’extradition par la Colombie a été rejetée par la Cour européenne des droits de l’homme, qui a estimé que la Colombie ne pouvait garantir sa sécurité physique. Aucun lien n’a été corroboré entre Yair Klein et Rafael Eitan qui, à la fin des années 1980, fut conseiller du président Virgilio Barco Vargas (1986-1990). Le journaliste colombien Alberto Donadio a révélé, dans une longue enquête pour le journal El Espectador4, qu’Eitan avait été recruté pour son expertise en matière de contre-insurrection. Sa mission : élaborer un plan pour décimer l’Union Patriotique (UP), un nouveau parti politique né en 1985 lors de négociations de paix entre le gouvernement et les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC). Plus de 4 000 membres de l’organisation ont été massacrés entre 1984 et 2002. La justice colombienne a qualifié ces événements de « génocide politique ».
« La politique de la vie »
Deux décennies plus tard, ce vendredi 5 juillet 2024, une pluie diluvienne s’abat sur la place Simon Bolivar, cœur historique de Bogota, sans parvenir à entacher l’enthousiasme des centaines de badauds venus assister au grand concert de l’espoir, « Amérique latine solidaire ». Cet événement, organisé par le média public, Radio television nacional de Columbia (RTVC), a réuni en solidarité avec le peuple palestinien, plusieurs groupes de punk et rock sud-américains, à l’instar de 2 Minutos, Los Rabanes, la Ronda Machetera, pour n’en citer que quelques-uns. Face au public transi de froid, un immense drapeau palestinien « alto al genocidio » (Arrêter le génocide) recouvre la façade du Congrès de la République, puissant symbole du soutien de la Colombie. Cette mobilisation n’a pas échappé à Raouf Almalki, l’ambassadeur de Palestine, qui a remercié la foule, lors d’un discours émouvant. « Aujourd’hui, nos cœurs battent au rythme de la solidarité, de l’empathie et de l’amour. Nous ne pouvons pas être indifférents à la souffrance de nos sœurs et de nos frères en Palestine », a-t-il déclaré sous les applaudissements.
Si le financement public de ces festivités, estimé à près de 2,3 milliards de pesos (environ 500 000 euros), a déclenché une polémique en Colombie, il n’empêche qu’il illustre avec panache le changement de paradigme plébiscité par Gustavo Petro face à Israël. Pour les étudiants de l’université nationale et les militants du Comité de soutien à la Palestine, c’est parce que le président colombien défend avec vigueur « la politique de la vie ».
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1Cuba et le Venezuela n’avaient déjà plus de relations diplomatiques avec Israël
2Rafael Eitan est aussi connu pour avoir capturé le criminel de guerre nazi Adolf Eichmann en Argentine.
3Carlos Castaño, Mi Confesion. Carlos Castaño revela sus secretos, Oveja Negra, Bogota, 2001
4Alberto Donadio, « El Espia Rafi Eitan habria venido a proteger al presidente Virgilio Barco », El Espectador, 13 décembre 2020.