La démographie arabe est l’objet de nombreux fantasmes et a priori. Au milieu des années 1980, la baisse de la fécondité dans la quasi-totalité des pays de la région a pris les observateurs par surprise. La hausse des niveaux d’éducation masculins et féminins depuis les années 1960, la progressive disparition des mariages précoces, puis la diffusion de méthodes modernes de contraception ont expliqué cette évolution — malgré la diversité des rythmes et modalités du changement d’un pays à un autre. Mais aujourd’hui, cette dynamique semble s’inverser. Alors que la baisse rapide de la fécondité arabe paraissait acquise, et même intégrée dans les projections démographiques internationales1, la réalité d’un nouveau développement divise les chercheurs : la fécondité paraît stagner dans plusieurs pays (Maroc, Tunisie, Syrie, Jordanie), voire augmenter dans d’autres (Égypte et Algérie), depuis le milieu des années 2000. Seuls la Palestine, le Liban et les pays du Golfe échappent aujourd’hui à ce renversement des tendances démographiques. L’Arabie saoudite affichait par exemple un taux de fécondité totale (TFT) de 2,4 enfants par femme saoudienne en 2016, bien inférieur aux 3,5 enfants par femme observés de nos jours en Égypte et en Jordanie.
Une telle inversion des tendances de la fécondité reste rare dans l’histoire. Dans les pays arabes, les raisons en sont identifiées : une reprise, plus ou moins marquée, des mariages aux âges jeunes, et une stabilisation des niveaux de contraception au cours de la décennie 2000. Quelles sont les caractéristiques et particularités de ces dynamiques, et quelles explications structurelles peuvent être envisagées ? Nous nous concentrerons sur l’Égypte et sur la Jordanie, deux pays étudiés par les Demographic and Health Surveys de l’USAID, dont nous utilisons ici les données.
Politiques d’ajustement structurel (1970-1990)
— L’Égypte est le géant démographique du monde arabe avec 93 millions d’habitants en mai 2017. Deux millions sept cent mille enfants y naissent désormais chaque année (fig. 1). Un premier avis religieux (fatwa) en faveur du contrôle des naissances avait pourtant été prononcé par le grand mufti de Al-Azhar dès 1937, et la croissance démographique officiellement désignée comme un obstacle à l’élévation du niveau de vie en 1961, ouvrant la voie à une promotion et une institutionnalisation croissantes du contrôle des naissances dans le pays. De 23 % en 1980, la part des femmes mariées utilisatrices d’un moyen de contraception avait atteint 56 % en 2000 et le taux de fécondité (taux de fécondité total, ou indice conjoncturel de fécondité : le nombre moyen d’enfants que mettrait au monde une femme si elle connaissait les conditions de fécondité observées cette année-là) avait décru, de 5,3 enfants par femme en 1980 à 3 en 2008.
L’évolution de la fécondité égyptienne a cependant été irrégulière : en baisse sous la présidence de Gamal Abdel Nasser (1954-1970), probablement en raison des progrès de la scolarisation, la natalité a repris au cours des années 1970 sous Anouar Al-Sadate. L’ouverture économique du pays et de nouveaux profits de type rentier (n’émanant pas d’activités productives) telles que l’aide américaine au développement ou la reprise des recettes du canal de Suez ont permis un accroissement des ressources de l’État. Redistribués à la population sous forme de diverses subventions, ces revenus compensaient, au moins partiellement, les « coûts de la procréation » des familles. Dans le même temps, l’émigration massive des travailleurs égyptiens vers les pays du Golfe à la suite du choc pétrolier de 1973 accroissait les revenus des ménages d’expatriés. Cette période d’embellie économique peut donc expliquer la hausse des naissances. Celle-ci reflue d’ailleurs à partir des années 1980 (fig. 1) sous le régime de Hosni Moubarak, en même temps que les cours du pétrole, et donc les besoins en main-d’œuvre égyptienne dans les États du Golfe. La baisse de la fécondité s’est poursuivie au cours des année 1990, sous l’effet des politiques d’ajustement structurel qui signent la contraction de l’emploi public et des subventions gouvernementales à l’éducation, à la santé et aux produits de première nécessité.
Figures 1 et 2. Évolution des effectifs des naissances, des mariages et du taux de fécondité totale (TFT) en Égypte et en Jordanie
— Les très hauts taux de fécondité observés en Jordanie jusqu’au début des années 1980 (fig. 2 : 7,6 enfants par femme en moyenne en 1979) semblent également paradoxaux, au vu des niveaux moyens d’éducation des femmes, en progression constante depuis les années 1960. Comme en Égypte, cette fécondité élevée peut cependant être expliquée par la hausse générale des revenus des familles, engendrée par l’émigration des nationaux vers les pays producteurs de pétrole, et par la nature « rentière » de l’économie, nourrie de diverses allocations et aides venues des pays du Golfe. Ces revenus étaient redistribués aux ménages sous forme de subventions et d’investissements sociaux : l’éducation, la santé étaient quasiment gratuites. Cette prospérité a par ailleurs rendu inutile le recours à l’emploi féminin (seules 7 % des femmes travaillent à la fin des années 1970 dans le pays), ce qui a limité l’ascension de l’âge au premier mariage. La rente a ainsi bloqué le processus, généralement observé, de réduction de la fécondité par l’éducation2. D’autant que la Jordanie avait ouvert ses portes aux travailleurs domestiques asiatiques. En soulageant les parents, ceux-ci ont encore contribué à lever les obstacles matériels aux descendances nombreuses.
Au cours des deux décennies suivantes, la fécondité décroît pourtant rapidement, de plus de 7 enfants par femme en 1979 à 3,7 à la fin des années 1990, sous l’effet de la récession progressive de l’économie qui suit celle des pays du Golfe, puis du processus d’ajustement structurel engagé en 1988. La disparition de l’emploi public limite les opportunités de trouver du travail, en particulier pour les femmes diplômées. Dans le même temps, les marchés du Golfe se ferment aux Jordaniens après la première guerre du Golfe de 1990-19913, ce qui tarit les aides arabes à la Jordanie et les remises des expatriés aux ménages. La baisse de la fécondité jordanienne a donc, elle aussi, été très certainement stimulée par celle des revenus des familles.
Revirement dans les années 2000
Comment pouvons-nous alors expliquer la reprise, maintenant confirmée, de la fécondité égyptienne, et la stagnation de la fécondité jordanienne depuis plus d’une décennie ? Quelles sont leurs caractéristiques ? Les données du tableau 1 illustrent les paradoxes de ces évolutions. Les hautes fécondités sont généralement associées aux plus bas niveaux d’éducation et de revenus, et leur remontée à une rupture dans l’accès à la contraception. Cependant, les évolutions observées en Égypte et en Jordanie défient ces scénarios : c’est en effet la fécondité des plus éduquées qui augmente le plus. En Égypte, au début des années 2010, les femmes diplômées du secondaire et de l’enseignement supérieur mettaient au monde 3,5 enfants, contre 3 moins de dix ans auparavant. En Jordanie, au début des années 2000, les femmes diplômées de l’enseignement secondaire affichaient une fécondité supérieure (4 enfants par femme) à celles des moins éduquées (3,6 enfants par femme).
Ces dynamiques contrastent avec les périodes antérieures (années 1980-1990), qui voyaient les niveaux de fécondité évoluer à l’inverse du niveau d’éducation. De même, quand la fécondité des plus pauvres diminue (Jordanie) ou reste stable (Égypte), celle des femmes plus prospères s’accroît entre les deux périodes, de manière particulièrement nette pour les quintiles (tranches de 20 %) de revenus intermédiaire et élevé. Plus éduquées et disposant de ressources, ces femmes maîtrisent donc, en principe, leur fécondité. La pratique contraceptive stagne en effet dans les deux pays au cours des années 2000, en deçà des 60 % d’utilisatrices. Mais surtout, les taux de fécondité souhaités augmentent entre les deux dernières périodes4. En Jordanie, les femmes les plus éduquées désiraient un enfant de plus en moyenne (2,9 enfants) que les femmes sans instruction (1,9). Cette hausse de la fécondité semble donc choisie, dans une large mesure.
Plus surprenant, si l’on tient compte des niveaux d’éducation élevés des jeunes femmes dans les deux pays (respectivement, 11 et 13 % d’Égyptiennes et Jordaniennes de 25 ans et plus étaient diplômées du supérieur à la fin des années 2000 selon l’UNESCO, et 50 % des femmes actives jordaniennes détenaient au moins une licence en 2012), les données soulignent une (légère) augmentation des mariages précoces au cours de la décennie : 15 % des jeunes femmes égyptiennes de moins de 20 ans étaient mariées, divorcées ou veuves en 2012-2014 dans le pays, contre 12,5 % moins de dix ans auparavant.
La contraception est rarement utilisée avant la mise au monde des enfants dans ces deux pays ; ces mariages précoces ont donc augmenté les taux de fécondité à ces âges très jeunes. En Égypte, ils passent de 47 à 56 % entre 2003 et 2012-2014. Et là encore, ces très jeunes mères ne sont pas les plus pauvres : la hausse de la fécondité précoce concerne les troisième (« moyen ») et quatrième quintiles de revenus, mais non les deux premiers. Augmentation des mariages précoces, hausse de la fécondité des jeunes femmes éduquées et prospères : la procréation devient-elle un privilège des riches ? Quelles explications peuvent être envisagées à ces dynamiques surprenantes ?
Le retour de la rente ?
Nous avons vu que les mouvements de la fécondité suivaient les fluctuations des revenus rentiers au cours des décennies précédentes (subventions étatiques aux infrastructures sociales, remises des travailleurs expatriés). La décennie 2000 marque en effet la reprise d’une émigration massive vers les pays du Golfe. La hausse des prix du pétrole à partir de 2003 stimule de nouveaux besoins en main-d’œuvre, qualifiée et moins qualifiée. On estime que 700 000 Jordaniens et 2,4 millions d’Egyptiens environ résidaient dans le Golfe en 2015, principalement en Arabie saoudite et aux Émirats arabes unis.
En conséquence, les montants des remises des expatriés égyptiens se sont envolés depuis 2000, de 2,8 milliards de dollars à presque 20 milliards en 2014, selon les estimations de la Banque mondiale. Plus modestement, les montants des remises vers la Jordanie doublent, de 1,8 à 3,6 milliards entre ces deux dates, environ 12 % du PIB du pays en 2014. Cet afflux de capitaux privés, principalement vers l’Égypte, a donc pu soutenir économiquement une fécondité désirée, comme nous l’avons vu, mais auparavant bridée par des contraintes économiques. Les travailleurs jordaniens dans le Golfe étant en outre qualifiés et très qualifiés, comme une partie des Égyptiens, la concentration dans les classes moyennes de la reprise de la fécondité trouve donc un début d’explication. De plus, l’émigration engendre des remises non seulement économiques, mais aussi socio-culturelles5. Les émigrés dans le Golfe ont pu importer dans leur pays d’origine des modèles et comportements influencés par le conservatisme social et le contrôle des femmes, encore largement répandu en Arabie saoudite, par exemple.
Accroissement des inégalités
Cependant, ce type d’explication peut être combiné à une autre tendance de fonds caractérisant les sociétés moyen-orientales : l’accroissement des inégalités sociales engendré par la libéralisation économique, en cours depuis les années 1990, mais accentuée pendant la décennie 2000 dans les deux pays. L’Égypte par exemple a connu des taux de croissance record (7 % entre 2005 et 2008), jusqu’à la crise financière de 2008 et l’instabilité politique consécutive au renversement du président Moubarak en 2011. Quand les classes populaires et moyennes voyaient se détériorer leurs conditions de vie en raison du désengagement de l’État des missions de service public et de protection sociale (santé, éducation, subventions aux produits de première nécessité), de la montée du chômage, de la pauvreté et de la corruption, la libéralisation économique a profité à d’autres, comme en témoignent le développement industriel, immobilier et d’une société de consommation mondialisée observable dans les deux pays.
La consumérisation de l’économie a aussi touché le marché matrimonial. Depuis les années 1990, les montants du douaire, dû par la famille de l’homme à celle de la femme pour sceller l’union, l’équipement du futur logement, etc. ont fortement augmenté. Ceci explique, en partie, la divergence des comportements de fécondité par niveau d’éducation et de revenus : les plus pauvres éprouvent des difficultés économiques à se marier, et le renchérissement de l’éducation, de la santé, du logement limite de fait leur fécondité : un « malthusianisme de la pauvreté » semble se développer dans la région, quand les classes moyennes et supérieures sont plus en mesure de faire face aux « coûts de la procréation ». D’autant qu’une autre dynamique se renforce avec la mondialisation et l’ajustement des économies aux standards internationaux de compétitivité : le chômage des diplômés, et les faibles taux d’activité des femmes. Les secteurs publics ne recrutent plus, alors qu’ils étaient le débouché naturel des diplômés ; l’inscription des économies de la région dans la mondialisation, dans un deuxième temps, s’est traduite par le développement d’activités à faible valeur ajoutée, notamment industrielles, tournées vers l’exportation. Les emplois créés sont peu qualifiés et peu payés, donc peu attractifs pour des femmes diplômées. Les taux d’activité féminins sont bas dans les deux pays, autour de 15 % seulement en Jordanie de nos jours par exemple. Certaines trouvent alors dans le mariage, et la famille, un épanouissement personnel que l’économie leur refuse.
Des sociétés profondément divisées
Nul ne sait si cette hausse, ou stagnation de la fécondité se poursuivra au cours des années à venir. L’émigration des ressortissants des pays arabes vers les pays du Golfe, en particulier, pourrait ralentir même en cas de remontée des prix des hydrocarbures. Les politiques de nationalisation de la main-d’œuvre visent à limiter le recours aux travailleurs étrangers, et la crainte d’une importation dans le Golfe d’une sédition politique incite les régimes de ces pays à préférer les travailleurs asiatiques aux Arabes. Toutefois, plus généralement, les données statistiques et d’enquêtes ne suffisent pas pour saisir la complexité des sociétés de la région et l’hétérogénéité des comportements, non seulement d’un pays à l’autre, mais au sein d’un même pays. Contraster les niveaux d’éducation, de revenus, d’exposition à l’émigration est riche d’enseignement, mais un traitement plus fin des données serait nécessaire. L’impact du retrait des États sur la fourniture de services sociaux peut être évalué ; cependant, les fonctions redistributives de ceux-ci ont été reprises par d’autres acteurs et associations caritatives, souvent issus d’organisations islamistes. Quel a été l’impact sociopolitique de ces organisations sur les comportements de fécondité au sein, par exemple, des secteurs les moins prospères des classes moyennes, utilisatrices de leurs services ? Les enquêtes ne permettent pas de répondre à cette question.
Un autre phénomène, l’émergence du célibat féminin, est aussi largement débattu dans les sociétés de la région depuis les années 2000 au même titre, paradoxalement, que la lutte contre l’expansion démographique égyptienne. On constate la coexistence de jeunes femmes actives célibataires, consommatrices et inscrites dans la mondialisation, et de femmes aussi éduquées, mais mariées avant 20 ans, en charge de famille, et peut-être sympathisantes de réformes sociales inspirées d’un conservatisme religieux. Comme l’ont montré les soubresauts politiques consécutifs aux révoltes arabes, les sociétés de la région n’évoluent pas d’un même élan, elles sont de plus en plus divisées. Le regain de la fécondité arabe n’est qu’une des facettes de ces profonds changements.
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1Les projections démographiques des Nations unies, pourtant actualisées en 2015, donnaient un taux de fécondité inférieur à 3 enfants par femme pour l’Égypte entre 2005 et 2010, par exemple.
2Voir les travaux de Philippe Fargues sur cette question (Générations arabes, Paris : Fayard, 2000 ; p. 102-107).
3Le roi Hussein n’ayant pas condamné l’invasion du Koweït par l’Irak en août 1990, quelque 350 000 travailleurs jordaniens et leurs familles sont expulsés vers le royaume.
4Même s’ils restent inférieurs aux taux de fécondité totaux observés (2,8 contre 3,5 en Égypte, 3 contre 3,8 en Jordanie).
5P. Levitt,« Social Remittances : Migration Driven Local-Level Forms of Cultural Diffusion », International Migration Review, 32(4), 1998 ; p. 926–948.