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Histoire

Quand la France rêvait d’un calife pour son empire musulman

Les déclarations de François Hollande à la suite des attentats qui ont endeuillé la France sont symptomatiques de l’ambiguïté du rapport de la République à l’islam. Une équivoque qui se traduit à la fois par un déni de réalité et l’emploi de Français musulmans et des sources islamiques pour l’interprétation religieuse de ce qu’est le « bon islam » pour la République : un islam dirigé par les politiques. Une posture des pouvoirs publics à l’égard de l’islam et de ses institutions, notamment l’institution califale, qui s’inscrit dans la continuité des politiques françaises depuis la fin du XIXe siècle.

Pose de la première pierre de la Mosquée de Paris, avec Si Kaddour Benghabrit (centre).
Agence Rol, 1922 (BNF).

La déclaration de guerre sainte prononcée par les Ottomans au début de la Grande Guerre, corrélative aux débats théologiques dans le monde musulman dont la presse arabe se fit largement l’écho, posait d’une manière inquiétante la question du califat. La possibilité d’une déchéance du calife de Constantinople laissait entrevoir les avantages que la France pouvait en tirer : unifier l’islam de l’empire sous sa propre autorité. Comme il est question de l’unifier aujourd’hui sous la houlette de la Fondation pour l’islam de France d’abord, et par le Conseil français du culte musulman ensuite.

Consciente de l’éventualité de la perte de l’empire dans une guerre européenne, la France appuya dans un premier temps sa stratégie sur la remise en valeur de l’institution califale dans ses possessions musulmanes. L’islam était utilisé dans son sens le plus religieux, c’est-à-dire au sens de la foi, pour parer à toute débandade des soldats musulmans — dont on reconnaissait et louait déjà le loyalisme — et à un éventuel soulèvement des populations musulmanes dans les territoires sous domination française. Et dans sa version mystique populaire, par la sollicitation defatwas de marabouts, de chefs de confréries et de chérifs. C’est encore la voie choisie par les pouvoirs publics français : utiliser les imams pour diffuser dans les mosquées des prêches politiques à la suite de chacun des attentats en France depuis novembre 2015, et des islamologues pour fournir les explications les plus loufoques afin de maintenir les Français musulmans à l’écart des appels au djihad de l’État islamique.

Au début de la Grande Guerre, l’appel au soutien de l’islam officiel, c’est-à-dire aux souverains protégés par la France, fut écarté. D’une part pour ne pas renforcer les pouvoirs locaux ultérieurement, et d’autre part pour éviter d’éventuels soulèvements des populations musulmanes qui auraient vu d’un mauvais œil une alliance avec les puissances chrétiennes contre un État musulman. La discrétion partagée par les États occidentaux et les États musulmans au sujet de la participation de ces derniers à la guerre actuelle contre l’État islamique relève d’une logique identique à celle de la politique musulmane de la France du début du XXe siècle.

La formule autrefois utilisée dans les procès-verbaux de la commission des affaires musulmanes du ministère des affaires étrangères pour justifier la guerre contre l’empire ottoman : « Nous ne sommes pas en guerre contre le peuple turc lui-même, mais contre les gens qui détiennent en ce moment le gouvernement de Constantinople… Victimes de leur agression nous luttons contre eux et contre eux seuls » ressemble à la raison actuellement donnée pour justifier les bombardements au Proche-Orient et en Afrique : la France n’est pas en guerre contre les populations irakienne, syrienne, yéménite, libyenne ou malienne, mais contre le groupe État islamique, une organisation terroriste qui sème la terreur dans ces pays. Victimes de leurs attaques sur le sol français, nous luttons contre eux et eux seuls.

Le Maroc, clé de voûte

Bien qu’ancienne, l’idée d’un califat d’Occident dépendant de la France pour unifier sa politique en Afrique du Nord, puis l’étendre aux autres possessions musulmanes, fut exprimée en 1915 par le maréchal Hubert Lyautey, non sans arrière-pensée : il s’agissait de reconstituer un empire à l’image de l’empire romain — plus précisément celui de Constantin – c’est-à-dire bipolaire et dont le Maroc serait la clé de voûte.

L’empire chérifien apparaissait aux politiques et aux diplomates français comme « l’homme malade » de l’islam d’Occident, d’où la tentation de reconstituer cet islam d’Occident sur le modèle de l’Église romaine, hiérarchisée et dirigée de fait et de droit par un monarque. Cette perception sera à l’origine de la bipolarité de l’autorité politique au Maroc, avec la construction d’un califat et de son appareil administratif, « le Makhzen », d’abord pour les musulmans du Maroc. Ensuite, il s’agissait d’étendre cet appareil administratif musulman à l’ensemble de l’empire français. L’administration moderne du protectorat fut chargée de l’autorité politique, de l’autorité militaire et des non-musulmans (catholiques et juifs autochtones), ainsi que d’organiser un État moderne et centralisé.

L’idée même de la séparation des pouvoirs temporel et spirituel en pays d’islam effrayait Lyautey. Monarchiste, fervent catholique, opposé à la loi de séparation des Églises et de l’État de 1905, Lyautey faisait une lecture catholique du fait musulman et de son évolution : la puissance morale du calife serait beaucoup plus dangereuse pour les puissances chrétiennes, du fait de son dégagement des préoccupations du pouvoir temporel. Le pape était, pour lui, paradoxalement beaucoup plus puissant, sa capacité de ralliement plus importante à cause de l’abandon du pouvoir temporel. Le danger résidait pour Lyautey dans cette aura spirituelle que procure la renonciation à l’exercice du pouvoir. C’est ce qu’il craignait au sujet du chérif de la Mecque soutenu par les Britanniques pour le titre de calife. La sécularisation en terre d’islam était selon lui plus dangereuse qu’un islam cumulant les deux autorités sous domination chrétienne.

Cette proposition d’un califat marocain suscita une fronde chez ceux dont le pouvoir semblait menacé, et en premier lieu le gouvernement de l’Algérie qui voyait poindre les dangers d’une éventuelle application de la loi de séparation des Églises et de l’État aux départements français d’Algérie. Dès lors, le débat sur la question du califat révéla la dimension chrétienne du conflit. Les radicaux de gauche, les défenseurs de la laïcité et de cette loi étaient les plus farouches opposants à la séparation du temporel et du spirituel en islam, puisqu’elle signifiait une perte de pouvoir pour eux aux niveaux local et régional. Cette séparation n’était qu’un leurre, le pouvoir réel demeurant in fine entre les mains de la République et de ses représentants. Ses partisans étaient de fervents chrétiens comme Lyautey ou Defrance, qui soutenaient l’idée de la résurgence de l’empire romain d’Orient, tout en se gardant de faire la même erreur que Rome avec l’édit de Caracalla, supposé avoir causé la chute de l’empire. Toutefois, situation de guerre oblige, le gouvernement élabora une représentation consensuelle des musulmans de l’empire avec la création de la Société des habous des lieux saints de l’islam qui sera chargée plus tard de la construction de l’Institut musulman de la mosquée de Paris — inauguré d’abord par le sultan marocain en 1926 — et de la gestion religieuse de l’islam de France.

La chute du califat ottoman en 1924 et l’absence de nouveau calife dans l’Orient arabe mirent fin au projet officiel d’un califat d’Occident, mais pas à celui de catholiques qui exécraient l’athéisme inhérent à la loi de 1905 et nourrissaient l’espoir d’une restauration chrétienne en France dans le cadre politique de la séparation à partir d’un califat d’Occident. Si, en effet, la loi de séparation des Églises et de l’État a imposé la laïcité en tant que pratique politique et mode de gestion du social par les gouvernants, elle n’a pas pour autant changé les Françaises et Français en individus laïques ou athées. La pratique religieuse s’est émoussée dans certaines catégories sociales, mais pas dans la bourgeoisie, où la foi est restée quasi intacte.

Comme l’ensemble des Français, ces catholiques étaient, à la fin de la seconde guerre mondiale et au début des années 1950, tournés vers la construction européenne, portée par deux autres chrétiens, Charles de Gaulle et Robert Schuman. Ce projet répondait mieux aux attentes d’une restauration qui se satisferait plus d’une démocratie chrétienne à l’image des autres États européens — notamment celle de l’Allemagne — que d’un retour à un régime laïque républicain. Pourtant c’est la question marocaine, à la suite des répressions sanglantes des émeutes de Casablanca des 7-8 décembre 1952 et de la déposition du sultan Sidi Mohammed Ben Youssef et son remplacement par Mohammed Ben Arafa le 20 août 1953 qui provoqua la véritable scission, dans laquelle furent impliqués les catholiques du Maroc1. Certains intellectuels catholiques et politiques de gauche se scandalisèrent de la répression à Casablanca. Ils menèrent une campagne de presse orchestrée par Robert Barrat, André de Peretti, François Mauriac et d’autres intellectuels catholiques afin d’informer le public français des massacres. C’est à ce moment-là que réapparut le projet d’un califat pour l’islam d’Occident.

Lyautey et Mawardi

Le projet de Lyautey est entièrement inspiré par la théorie politique de Mawardi, Al-ahkam al-sultaniyya, (Les statuts gouvernementaux), et de son second volet, le principe de nécessité en islam ou darura, théorisé par Ghazali au XIe siècle. Selon ce principe, un calife trop faible pour s’opposer à un envahisseur entérine un état de fait, en confiant le pouvoir temporel à un vizir. Lyautey a joué ce rôle de « vizir usurpateur » ou de « maire du palais » animé par une dialectique religieuse et une logique qui ont dominé l’établissement du protectorat au Maroc : l’introduction par les autorités françaises de la notion hybride d’un « pape musulman » dans le traité du protectorat signé avec le sultan Moulay Hafid en 1912. Les politiques français ont privé le sultan de son autorité temporelle, déléguée à l’administration française.

Or, en 1954, les catholiques du Maroc, la Résidence générale et les coloniaux favorables à la déposition du sultan Mohamed V et partisans d’une administration directe (à l’algérienne) au Maroc dénonçaient cette centralisation de l’État moderne au Maroc qui a fortement contribué à renforcer la puissance spirituelle du sultan, afin de valider une nouvelle politique de centralisation du pouvoir sur l’empire au niveau de la métropole par l’annexion du Maroc aux départements français d’Algérie, le projet d’Union africaine qui se dessine à l’ombre de l’Union européenne depuis 1946 chez les coloniaux ne pouvant être viable qu’à ce prix. Cette proposition repose aussi sur la théorie du califat, non plus sur celle de Mawardi, mais sur celle d’Ibn Khaldoun, dans laquelle est introduite une distinction entre le pouvoir califal, al-khilafa, d’origine divine et révélée, du pouvoir royal, al-mulk, d’origine humaine et rationnelle, donc temporelle.

Un débat parmi les catholiques

À l’encontre de la position de Lyautey qui souhaitait un califat fort pour maintenir sous domination islamique l’ensemble de l’empire musulman, on voulut le réduire après la seconde guerre mondiale à sa plus simple expression, l’imamat. Quant au pouvoir politique, il devait appartenir à la République qui, par l’intermédiaire d’une administration forte et directe, devait « jouer le rôle des rois de France, de protéger les humbles, favoriser les communes. »

La prise de position d’intellectuels catholiques et politiques de gauche est symptomatique de la dimension chrétienne des différentes crises marocaines depuis la christianisation avortée des Berbères par le dahir (décret chérifien) de 1930. Ces crises ont constitué autant d’« espaces autres » à un conflit interchrétien sur la monarchie en France, la séparation des Églises et de l’État, l’égalité des dogmes non chrétiens, la légitimité de la christianisation en contexte colonial, la constitution d’une Église musulmane dont le chef serait un calife musulman et une christianisation progressive des autochtones pour les autres.

Elle s’inscrit aussi dans le débat qui agitait les catholiques depuis 1930 sur l’entreprise coloniale, cristallisé lors des semaines sociales de 1948 et 1954, sur fond politique de l’Union française2 et d’accession des Algériens musulmans à la citoyenneté française. À l’époque déjà, l’islam métropolitain et les Français musulmans étaient associés à cette prise de position d’une solution politico-religieuse pensée en dehors d’eux. Les intellectuels catholiques qui avaient réussi à s’associer les anticolonialistes de tous bords créèrent dès 1947 deux associations : le Comité chrétien d’entente France-islam (27 juin 1947) ? par Louis Massignon qui bénéficia du soutien du Vatican jusqu’en 1962 ; et France-Maghreb (juin 1953), par André de Peretti. Ces associations organisaient des prières pour dire la Fatiha (première sourate du Coran) et des jeûnes tous les vendredis à la Mosquée de Paris avec Si Kaddour Ben Ghabrit.

La politique actuelle de contrôle de l’islam et des Français musulmans par l’intermédiaire de la Fondation de l’islam de France, et les débats sur la question de l’identité nationale, la déchéance de la nationalité ou l’espace de la laïcité s’inscrivent dans cet acquis colonial qui dénie aux Français musulmans le statut d’égalité citoyenne tant que leur foi reste musulmane.

1Lire Robert Montagne, Révolution au Maroc, Éditions France Empire, 1954.

2Union territoriale du Maroc à l’Algérie, et intégration politique de l’ensemble à l’Afrique occidentale française (AOF) et à l’Afrique équatoriale française (AEF) en passant par le Sahara.

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