Diplomatie

Quand la Turquie se tourne à nouveau vers Israël

La restauration de relations diplomatiques marque un nouveau changement de cap dans les relations turco-israéliennes. Cette normalisation traduit également un bouleversement du paysage politique régional, marqué par le recul des mouvements islamistes issus des soulèvements de 2011, et ne semble pas déplaire à l’Autorité palestinienne.

Le ministre turc des affaires étrangères Mevlut Cavusoglu et son homologue israélien Yair Lapid se serrent la main lors d’une conférence de presse le 23 juin 2022 à Ankara
Ozan Kose/AFP

C’est par un appel téléphonique que le président turc Recep Tayyip Erdoğan et le premier ministre israélien Yair Lapid ont convenu le 17 août 2022 du rétablissement des relations diplomatiques complètes entre leurs deux pays, notamment en renommant des ambassadeurs dans leurs pays respectifs pour la première fois depuis 2018. Lapid a souligné que la reprise de ces relations est un facteur important pour la stabilité régionale, et qu’elle permettra de soutenir l’économie israélienne et renforcer la position d’Israël sur la scène internationale.

Ankara justifie cette décision en mettant en avant l’intérêt des Palestiniens. Dans une interview accordée à la radio turque Haber Global le 23 août, le ministre turc des affaires étrangères Mevlüt Çavuşoğlu a déclaré que l’Autorité palestinienne (AP) et le Hamas se félicitent de la normalisation des relations entre la Turquie et Israël, car elle permettra à Ankara de mieux soutenir la cause palestinienne. La Turquie peut compter sur l’AP pour la conforter dans sa décision, puisque ce commentaire intervient au moment où le président palestinien Mahmoud Abbas était en visite dans la capitale turque pour rencontrer son homologue Recep Tayyip Erdoğan. De son côté, le ministre palestinien des affaires étrangères Riyad Al-Maliki qualifie, dans une déclaration à la chaîne turque CNN, ce retour à la normalisation entre la Turquie et Israël d’étape utile pour la cause palestinienne en ajoutant : « Nous n’avons pas été surpris par la décision turque, et nous nous en félicitons, car elle aidera les Palestiniens ». Une réaction qui détonne avec celle d’août 2020, lorsque les Émirats arabes unis ont normalisé leurs relations avec Israël : la même AP avait alors exprimé, par l’intermédiaire de son porte-parole Nabil Abou Roudeina, son rejet de la décision d’Abou Dhabi, soulignant que cette décision torpillait les initiatives de paix arabes, et avait exigé son abandon.

Un allié historique

La politique étrangère turque envers la Palestine s’est modifiée depuis qu’Erdoğan, à la tête du Parti de la justice et du développement (AKP) est devenu premier ministre en 2002. Un engagement dans les territoires occupés permet au leader islamo-conservateur de soigner son image dans le monde arabo-musulman. Peu de temps après son arrivée au pouvoir, un accord commercial de libre-échange est signé avec l’AP dès 2004, permettant à la Turquie d’exporter ses biens vers la Cisjordanie (la valeur des exportations turques a atteint 290 millions de dollars, soit 298,93 millions d’euros en 2013). L’aide turque annuelle à l’Autorité varie entre 10 et 20 millions de dollars (10,31 et 20,62 millions d’euros) par an, et l’Agence turque de coopération et de coordination (TIKA) mène des initiatives sociales dans les territoires palestiniens, dont 70 projets recensés durant la dernière décennie rien qu’à Jérusalem-Est, et affiche un objectif de construire une école dans chaque ville palestinienne. En 2014, Istanbul accueille un congrès international pour la reconstruction de la bande de Gaza suite à l’offensive israélienne qui a fait plus de 2200 morts. Le gouvernement turc débloque pour l’occasion une aide de 200 millions de dollars (206,16 millions d’euros). Ankara cherche également à étendre son influence symbolique en mobilisant l’héritage ottoman, comme cela a été le cas en 2017 avec l’opération intitulée « Sur les pas d’Abdoul Hamid »1, où une délégation de la mairie d’Istanbul s’est rendue à Jérusalem pour nettoyer les monuments ottomans de la ville.

Mais il n’en a pas toujours été ainsi de la politique étrangère turque sur ce dossier. Historiquement, la Turquie, qui a choisi la neutralité pendant la guerre israélo-arabe de 1948, a été le premier pays musulman à reconnaître l’existence d’Israël, le 28 mars 1949. Quelques mois plus tard, en janvier 1950, Ankara envoie le diplomate Seyfullah Esen à Tel-Aviv en tant que premier chargé d’affaires turc en Israël. Au cours des années 1950, la Turquie rejoint le bloc des pays occidentaux qui ont protesté contre la décision du Caire d’empêcher le passage des navires israéliens par le canal de Suez, tandis que le Mossad ouvre un bureau sur le sol turc.

Durant la guerre froide, l’adhésion de la Turquie à l’OTAN (1952) n’encourage pas une politique favorable aux Palestiniens, d’autant que la question palestinienne figure aux programmes des partis de la gauche turque, ainsi que des mouvements séparatistes kurdes. En 1954, lors de sa visite aux États-Unis, le premier ministre turc Adnan Menderes appelle même les pays arabes à reconnaître Israël.

Les liens importants entre les militaires turcs et l’armée américaine poussent la Turquie à développer progressivement ses relations avec les officiers supérieurs de l’armée israélienne, en réaction à l’émergence du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Car au début des années 1980, les combattants kurdes s’entraînent dans les camps de la vallée de la Bekaa au Liban, grâce à leurs liens avec l’Organisation de libération de la Palestine (OLP). Au début des années 1990, les relations turco-palestiniennes sont au plus mal, tandis que l’armée turque signe de nombreux contrats de défense avec Tel-Aviv. Fait intéressant, certains de ces accords ont été signés par le parti islamiste Refah, auquel Erdoğan était affilié et grâce auquel il a été élu maire d’Istanbul.

Toutefois, peu de temps après, et avant même la victoire du Parti de la justice et du développement (AKP) dirigé par Erdoğan, les relations avec l’OLP enregistrent une nette amélioration, en raison de la volonté d’Ankara de tirer profit de la nouvelle donne économique que permettent les accords d’Oslo de 1993. Avant les pourparlers de Camp David en 2000, le premier ministre Bülent Ecevit décide même d’endosser le rôle de médiateur entre Palestiniens et Israéliens, et propose que ces derniers se partagent la souveraineté sur les lieux saints de Jérusalem. Tout en soutenant le droit des Palestiniens à un État indépendant, le gouvernement turc persuade Yasser Arafat, dirigeant de l’OLP à l’époque, de reporter son projet de déclarer l’indépendance de la Palestine dans le sillage de la deuxième Intifada qui éclate en septembre 2000.

Une opportunité pour la politique intérieure

Les premières années de l’arrivée au pouvoir d’Erdoğan sont marquées par l’élargissement de la scission entre le Hamas et l’Autorité palestinienne dirigée par le Fatah, ainsi que le basculement de la scène politique israélienne à droite. Ces changements poussent la Turquie à chercher à jouer un rôle actif en tant que protecteur des intérêts palestiniens.

En 2006, le futur ministre turc des affaires étrangères Ahmet Davutoğlu lance une campagne diplomatique pour convaincre Washington que la victoire du Hamas aux élections doit être considérée comme une opportunité plutôt que comme une menace. Ankara a alors en tête d’influencer les dirigeants du parti islamiste palestinien pour les pousser à s’intégrer sur la scène politique internationale, et mettre fin à leurs liens privilégiés avec l’Iran et la Syrie. L’AKP cherchant en même temps à entretenir de bonnes relations avec toutes les parties en conflit dans les territoires occupés, la Turquie accueille l’année suivante un sommet qui réunit le président israélien Shimon Peres et son homologue palestinien Mahmoud Abbas.

En réalité, le point de tension entre Israël et la Turquie ne réside pas dans les politiques pro-islamistes ou dans le discours sur la libération de la Palestine que prône Ankara, mais dans la répercussion de cette question sur les politiques internes de chacun des deux pays. Ainsi, lorsque la flottille d’aide civile turque Marmara à destination de Gaza est la cible, en mai 2010, d’un raid israélien qui entraîne la mort de neuf militants turcs, la première préoccupation du gouvernement de l’AKP est de profiter de l’événement pour promouvoir son discours sur l’unité musulmane et le soutien à la cause palestinienne, dans le but d’alimenter sa popularité dans son propre pays ainsi que dans le monde musulman.

La tendance se renforce en 2013 avec les manifestations qui éclatent à Istanbul autour du démantèlement du parc Gezi, poumon de la ville. La mobilisation qui a lieu place Taksim concentre le ressentiment croissant d’une partie de la population contre la politique autoritaire de l’AKP et contre la corruption des proches d’Erdoğan, notamment son fils, Bilal Erdoğan. Cinq personnes y sont tuées par les forces de l’ordre, et plus de 8 000 blessées. Là aussi, la cause palestinienne s’avère très utile pour promouvoir le narratif des autorités, selon lequel les activistes qui participent à cette mobilisation sont influencés par le sionisme, et qu’ils mènent campagne contre Erdoğan en raison de son rôle de leader dans le monde musulman. Un sondage réalisé en 2013 par le Konda Research and Consulting Institute confirme l’efficacité de cette propagande : si 40 % des personnes interrogées considèrent les manifestations comme une « lutte démocratique pour les droits des citoyens et pour la liberté », la majorité y voit un complot contre la Turquie.

Le Fatah et Israël ont des intérêts communs

Malgré le refroidissement des relations diplomatiques entre Ankara et Tel-Aviv après l’affaire du navire Marmara, les relations commerciales se sont poursuivies entre les deux pays, et les transactions atteignent 5 milliards de dollars (5,15 milliards d’euros) en 2014. Les services de renseignement dirigés par Hakan Fidan continuent à coordonner les positions entre Ankara et Tel-Aviv sur les questions de sécurité, notamment en lien avec la Syrie. Parallèlement, les relations diplomatiques se dégradent en 2018, quand Ankara convoque son représentant à Tel-Aviv et expulse l’ambassadeur israélien, en réaction à la répression violente des manifestations palestiniennes à Gaza, par suite de la décision de l’ancien président américain Donald Trump de transférer l’ambassade américaine de Tel-Aviv à Jérusalem. Au même moment, Recep Tayyip Erdoğan, désormais président de la Turquie, déclare que si les États-Unis mettent leur menace de retirer les aides à l’AP à exécution, la Turquie répondra présente.

Cet engagement témoigne de la proximité croissante entre le Fatah et Ankara, malgré les liens étroits qui lient le gouvernement de l’AKP au Hamas. La Turquie a toujours reconnu l’AP, dominée par le Fatah, comme le gouvernement légitime, et la direction actuelle du parti a salué en juin 2017 la condamnation par la Turquie des pourparlers entre le Hamas et le chef déchu du Fatah, Mohamed Dahlan. La proximité avec Ramallah se répercute aussi sur le terrain. Le 25 février 2015, la présidence turque des affaires religieuses décide d’inclure la visite de la mosquée Al-Aqsa de Jérusalem pendant trois jours dans le programme des pèlerins turcs, avant de se rendre à la Mecque et à Médine, les deux principaux lieux saints de l’islam. Le nombre de visiteurs turcs en Cisjordanie s’élève à 15 846 en 2016, et passe à 23 312 visiteurs en 2017. L’imam et directeur de la mosquée Al-Aqsa Omar Al-Kiswani déclare en octobre 2017 au site Al-Monitor que « Les visiteurs turcs sont la plus importante communauté musulmane qui visite la mosquée d’Al-Aqsa, ils sont présents chaque vendredi ».

Mais le Fatah reproche à Ankara d’accueillir des dirigeants palestiniens sans les consulter, en plus d’abriter des dizaines de cadres du Hamas, ce qui permet au gouvernement d’Erdoğan de jouir d’une réelle influence sur le mouvement. Une critique qu’ils partagent avec Israël, puisque le journal londonien à capitaux saoudiens Al-Sharq Al-Awsat, citant des sources politiques israéliennes, rapporte dans un article en date du 28 décembre 2020 que pendant la période précédant le rapprochement entre Ankara et Tel-Aviv, le gouvernement israélien n’a pas répondu positivement à l’initiative du président turc Recep Tayyip Erdoğan visant à améliorer les relations entre les deux pays. Tel-Aviv a en effet exigé que la Turquie revoie son soutien au Hamas et cesse d’encourager son activité militaire.

De fait, en mars 2022, Ankara demande à des dizaines de cadres militaires du Hamas de quitter son territoire, et informe les dirigeants du parti qu’elle ne fournira plus d’aide militaire. Selon un article du journal turc Hurriyet en date du 15 février 2022, cela fait un an et demi qu’Ankara gère un canal secret de pourparlers avec plusieurs pays de la région, dont Israël, « dans le but de trouver un nouveau foyer pour le Hamas ». Le président Erdoğan revoit ainsi ses priorités dans un contexte de crise économique et de chute de la monnaie locale, et à la veille de l’élection présidentielle de juin 2023.

Changement de cap postprintemps arabes

Les motivations de la normalisation turque soulignent le double discours de l’AP sur la question de la normalisation, puisqu’elle accuse les pays arabes qui normalisent leurs relations avec Israël de financer l’économie de l’occupant israélien, alors que le volume des échanges commerciaux entre la Turquie et Israël s’élève en 2021 à 8,1 milliards de dollars (8,35 milliards d’euros). Ce chiffre augmentera pour atteindre les 10 milliards de dollars (10,31 milliards d’euros) d’ici la fin de l’année 2022.

Ankara vise également à coopérer avec Tel-Aviv dans le dossier gazier méditerranéen, en prolongeant un gazoduc offshore qui transporte le gaz israélien du champ Léviathan vers le sol continental turc. La Turquie prévoit d’en acheter une part pour un usage local, et d’en exporter une autre vers l’Europe, profitant des gazoducs transanatoliens déjà existants. La société turque Zorlu Holdings négocie avec le gouvernement israélien pour construire un pipeline dont le coût pourrait atteindre 2,5 milliards de dollars (2,58 milliards d’euros).

Sur le plan touristique, le nombre de touristes israéliens en Turquie atteint le nombre record de 560 000 touristes par an, dont 358 000 voyageant à bord d’avions de la Turkish Airlines. La compagnie turque compte actuellement 10 vols quotidiens entre Tel-Aviv et Istanbul. Côté israélien, et selon un article du journal Israel Hayom en date du 21 juillet 2022, l’autorité aéroportuaire israélienne prévoit de mettre en place des vols internationaux pour les Palestiniens depuis l’aéroport de Ramon près d’Eilat vers la Turquie, en partenariat avec la compagnie Turkish Pegasus Airlines, permettant ainsi aux Palestiniens de voyager depuis les territoires occupés vers l’étranger sans avoir besoin de passer par la Jordanie.

Le retour à la normalisation des relations entre la Turquie et Israël s’inscrit également dans la période trouble qui suit les soulèvements de 2011 dans le monde arabe. L’instabilité que connaît la région fait reculer la centralité de la cause palestinienne, poussant la plupart des pays de la région à se recroqueviller sur leurs problèmes internes, voire pour certains à normaliser leurs relations avec Israël. Une situation qui a également impacté la Turquie. En effet, la politique interventionniste d’Ankara en soutien aux mouvements islamistes issus de ces soulèvements touche à sa fin, avec le renversement des Frères musulmans en Égypte et en Tunisie, et la détérioration de la situation en Syrie, sans compter l’opposition interne critique de la politique étrangère d’Erdoğan.

Ankara tente désormais de rééquilibrer ses relations avec les pays arabes, notamment l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis — tous deux en bons termes avec Israël — et l’Égypte, ce qui la pousse à revoir son soutien aux islamistes. Dans ce contexte, la question palestinienne ne constitue plus un point de convergence avec la plupart des pays de la région, réduite qu’elle est désormais à un problème sécuritaire, beaucoup plus que politique.

1Abdülhamid II (1842-1918) est le dernier monarque absolu de l’empire ottoman.

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