Que faire des « revenants » tunisiens ?

Débat sur le retour des extrémistes violents · Comment faut-il accueillir le retour des djihadistes dans leur pays d’origine et comment nommer ceux qui reviennent ? Les Tunisiens, qui comptent de très nombreux concitoyens parmi ceux qui se sont engagés en Afghanistan, en Irak ou encore en Syrie, s’interrogent sur les modalités politiques et juridiques de cet accueil. Un débat sur cette question a été organisé le 14 février 2017 à Paris.

Les trois djihadistes tunisiens Abou Moussaab, Abou Mohamed Al-Tounsi et Abou Moqatel revendiquant les assassinats de Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi dans une vidéo diffusée le 17 avril 2014 (copie d’écran).

La question du retour des « extrémistes violents » suscite des débats aussi bien en Tunisie que dans la diaspora. C’est la raison pour laquelle l’association Uni-T (Union pour la Tunisie) a organisé une rencontre en présence de deux députés tunisiens de la circonscription France 1 le 12 février 2017 ? Houcine Jaziri, d’Ennahda et Khawla Ben Aicha de Machrou’ Tounès, groupe dissident de Nidaa Tounès rassemblé autour de Mohsen Marzouk, qui ne soutient plus la coalition gouvernementale. Le modérateur était Stéphane Lacroix, maître de conférence à l’Institut d’études politiques de Paris (IEP).

Si l’ONG Freedom House considère dans son rapport de 2015 que « la Tunisie est devenue le seul pays libre du monde arabe et la seule réussite du printemps arabe après la tenue d’élections démocratiques sous une nouvelle Constitution », le dernier rapport d’Amnesty International sur les violations des droits humains sous état d’urgence vient contredire ce « miracle » tunisien.

Plutôt que de « paradoxe tunisien » qui sert habituellement à interroger de quelle manière cette jeune démocratie fabrique le plus grand nombre d’engagés volontaires violents sur des scènes de guerre (Libye et Syrie), il vaut mieux parler de dévoilement tunisien post-autoritarisme. Car la démocratisation met en lumière les tensions d’une société, religieuse, conservatrice et soumise à la violence. La question de la montée du salafisme, de sa politisation, de sa mobilisation violente, ainsi que de ces engagés violents qui ont fait le choix d’aller mener le « djihad » sur d’autres territoires, ne peut se comprendre qu’à la lumière de ces tensions.

Si nous avons fait le choix dans cet article d’utiliser le terme académique d’« extrémiste violent », plutôt que ceux, médiatiques et chargés émotionnellement, de « radicalisé » ou « djihadiste », c’est avant tout pour pouvoir aborder ces questions de manière dépassionnée. Toutefois, élus et auditeurs présents lors de ce débat ont utilisé les termes de « djihadiste » et de « terroriste ».

Controverses autour de la loi antiterroriste

Les débuts de la révolution syrienne ont crispé la vie politique tunisienne, entre les partisans de la révolution, qu’on pouvait retrouver au gouvernement avec Ennahda et le Congrès pour la République (CPR), et les partisans du régime de Bachar Al-Assad qu’on trouve essentiellement dans la mouvance nationaliste tunisienne et la gauche arabe1. À ce conflit international est venue se superposer une opposition politique interne. On a vu naître un discours politique consistant à affirmer que la Troïka au pouvoir aidait les djihadistes tunisiens à se rendre en Syrie. Si l’histoire de la révolution syrienne a connu plusieurs étapes, avec un changement du rapport de force sur le terrain entre les différents opposants à Bachar Al-Assad, la rébellion syrienne en 2011 n’est pas celle de 2013. C’est pourtant ce type de discours qui conduit Khawla Ben Aicha à considérer que certains anciens députés d’Ennahda ont poussé des jeunes à s’engager en faveur de l’opposition armée en Syrie.

La controverse a commencé après la prise de position du président Béji Caïd Essebssi. Il a déclaré : « La Tunisie prend les dispositions nécessaires, faisant en sorte que les djihadistes qui sont de retour en Tunisie soient neutralisés. » Le chef de l’État a fait référence à l’article 25 de la Constitution qui précise qu’« aucun citoyen ne peut être déchu de la nationalité, ni être exilé ou extradé, ni empêché de revenir dans son pays », et qu’il fallait donc appréhender ces retours de djihadistes dans le cadre de l’État de droit. Cette posture a provoqué nombre de polémiques au sein de la classe politique tunisienne. En opposition au fondateur de Nidaa Tounès qu’est Béji Caïd Essebsi, ce parti a organisé une manifestation le 24 décembre 2016 pour dire « Non au retour, non à la repentance ». Le Front populaire, pour sa part, a mis en avant ce qu’il considère être la responsabilité d’Ennahda et de l’ancien président de la République Moncef Marzouki dans le départ des Tunisiens pour le djihad : « Après les avoir instrumentalisés dans la guerre civile en Syrie, ils veulent les exfiltrer vers la Tunisie », a déclaré son porte-parole Hamma Hammani sur Shems FM. Enfin le leader du parti Ennahda Rached Ghannouchi a évoqué la nécessité d’appliquer la loi, tout en prévoyant un suivi sociopsychologique des personnes concernées.

La loi antiterroriste qui a été adoptée en juillet 2015, bien que votée par une majorité de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) n’en reste pas moins fortement critiquée2. Promulguée après l’attentat de Sousse, elle se veut innovante pour répondre aux actions des djihadistes, mais reste toutefois fortement contestée en raison de ses dispositions et de la notion floue de « terroriste ».

Engagement politique et violence

Si effectivement la présence d’engagés tunisiens sur des scènes de guerre à l’étranger ne constitue pas un fait nouveau, par son ampleur le phénomène devient exceptionnel. Selon certaines sources, il y aurait actuellement entre trois et cinq mille Tunisiens en Syrie. Mais ce type d’engagement existait déjà durant les présidences de Habib Bourguiba et de Zinedine El-Abidine Ben Ali, il n’a pas de lien avec la nouvelle démocratie tunisienne, ni avec la présence des islamistes dans l’exécutif.

Comme le souligne Houcine Jaziri, il y a toujours eu des Tunisiens qui ont fait le choix de l’engagement violent à l’étranger. La gauche nationaliste tunisienne a ainsi connu des acteurs politiques de premier plan qui se sont engagés au Liban en faveur de la cause palestinienne3. Sous Ben Ali, des Tunisiens se sont engagés en Afghanistan ou encore en Irak, avec le soutien tacite du régime. Bien que nous ne disposions pas pour le moment d’informations objectives sur cette question, certains acteurs du système sécuritaire pensaient alors qu’il valait mieux « qu’ils aillent faire leurs ‟choses” ailleurs que chez nous »4.

En 2002, l’extrémisme violent s’était manifesté en Tunisie avec l’attentat de la synagogue de la Ghriba, et en 2007 avec la fusillade de Soliman, quand les forces de police se sont opposées au groupe Assad Ibn Fourat.

La sécurité avant la prévention

Concernant le type de réponse à apporter, Khawla Ben Aicha souligne la nécessité de se coordonner avec les services de renseignements étrangers et surtout de ne pas couper les ponts avec certains régimes, notamment le régime Al-Assad, afin d’être informés sur la situation des Tunisiens qui se trouvent sur le sol syrien.

Houcine Jaziri précise que nous sommes actuellement dans le « temps sécuritaire », et non pas dans le temps de la prévention. « Il y a des failles, il faut consolider la sécurité du pays et ne rien laisser passer ». Il recommande ainsi la nécessaire collaboration avec les pays occidentaux voisins afin de pouvoir élaborer des listes de personnes responsables. Il évoque aussi le fait que la solution sécuritaire est le point zéro de cette question : « Il va y avoir des répercussions sur les jeunes, on est dans un climat de stigmatisation des populations musulmanes et on fait la confusion entre musulman et islamiste, entre l’islam et le terrorisme. Il faut un travail de clarification. Cela a des conséquences sur le plan social et économique, les investisseurs ne viennent pas en Tunisie ».

Khawla Ben Aicha propose quant à elle des peines allant de l’assignation à domicile à la peine de mort. S’ils sont condamnés par les pays où ils ont commis des crimes, ils y restent. Elle évoque une éventuelle proposition de loi pour que les terroristes soient jugés par la Cour pénale internationale (CPI).

Jaziri mentionne la situation inquiétante des jeunes issus des quartiers populaires en se référant aux travaux d’Olfa Lamloum sur le quartier d’Ettadhamen5. Ben Aicha évoque également la difficulté de mener des actions de prévention en contrôlant le discours des prêches, mais aussi en organisant des dispositifs pédagogiques pour répondre à l’attraction de l’organisation de l’État islamique (OEI).

La société civile tunisienne s’est déjà mobilisée par le passé face aux discours de haine dans certaines mosquées. La question de la place du discours religieux extrémiste est soulevée par les auditeurs. Jaziri précise que dans cette question « il y a une instrumentalisation du religieux difficile à maîtriser. La priorité est sécuritaire. D’ailleurs on n’a pas de ministre des affaires religieuses, cette question est gérée par le ministre de la justice ».

1Nicolas Dot-Pouillard, « La crise syrienne déchire les gauches arabes », Le Monde diplomatique, août 2012.

2Seif Soudani, « Controverses autour du projet de loi antiterroriste », Le Courrier de l’Atlas, 15 avril 2015.

3Lire Nicolas Dot-Pouillard, « La Tunisie et ses Palestine. De Habib Bourguiba à Umran Kilani Muqaddami », ifpo.hypotheses.org, 29 mai 2012.

4Entretien avec un responsable du ministère de l’intérieur en charge du contrôle de l’immigration tunisienne en France (avril 2015).

5Olfa Lamloum, Mohamed Ali Ben Zina (dir.), Les Jeunes de Douar Hicher et d’Ettadhamen. Une enquête sociologique, International Alert et Arabesques, Tunis, 2015.

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