Après plusieurs semaines d’audience, le juge Marc-André Blanchard a rendu fin avril un jugement favorable au maintien de la loi « sur la laïcité de l’État », dite loi 21. Mais les commissions scolaires1 anglophones et les députés de l’Assemblée nationale du Québec sont désormais exemptés de l’interdiction du port de signes religieux visant notamment les enseignants, les policiers, les juges et les procureurs.
Une victoire en demi-teinte, selon Nour Farhat, l’avocate et représentante d’un collectif d’enseignantes opposées à la loi 21 : « Il y a une grande déception par rapport au jugement qui a été rendu, affirme-t-elle, mais on est quand même très contents du contenu ». Le juge Blanchard reconnait le caractère discriminatoire de la loi 21, en particulier pour les femmes arborant le hijab ou d’autres types de foulards.
Au paragraphe 67 du jugement, on peut lire noir sur blanc que « la preuve révèle que cette politique d’exclusion, puisqu’on doit l’appeler ainsi, entraine des conséquences disproportionnées pour les femmes musulmanes ». Même si le caractère discriminatoire et contraire aux droits et libertés fondamentales de la loi est reconnu par le jugement, celle-ci n’a pas pu être invalidée. « Le juge avait les mains liées », explique Me Farhat, la loi 21 ayant été adoptée par les législateurs grâce à une clause dérogatoire qui permet d’outrepasser certains articles de la Charte canadienne des droits et libertés.
Dans la même journée, le gouvernement québécois dirigé depuis octobre 2018 par le conservateur François Legault annonçait qu’il porterait cette décision en appel.
Un harcèlement médiatique
Parmi les personnes ayant perdu leur emploi à cause de l’interdiction de signes religieux ostentatoires prévue par la loi 21, une majorité serait des femmes musulmanes, d’après Me Farhat. « La loi en tant que telle est sensée s’appliquer à tout le monde de manière égale, soutient-elle. Mais dans les effets et dans les faits, une femme qui porte une croix peut la dissimuler sous son chandail, mais une femme qui porte le voile n’a aucun moyen de le cacher », ce qui expliquerait ce constat alarmant. Rencontrée lors d’une manifestation devant les bureaux du premier ministre du Québec, organisée quelques heures seulement après le dévoilement du jugement, Khadija croit quant à elle que les dispositions de la loi 21 portent atteinte aux droits et libertés de tous les citoyens québécois. « Je ne crois pas qu’il soit juste de dire que la loi affecte plus les musulmans », affirme la co-présidente de la Muslim Law Association de l’université McGill, qui rappelle qu’en l’absence de données chiffrées, une telle affirmation n’a que peu de valeur. L’étudiante en droit, portant elle-même le hijab, concède tout de même que la Loi « contribue à une rhétorique islamophobe qui existe certainement au Québec ».
La population musulmane y est estimée à 300 000 personnes en 2020, sur plus de 8 millions d’habitants. Avant son adoption, les sondages révélaient qu’une majorité du public était favorable à la loi sur la laïcité de l’État. Un avantage statistique qui n’a pas mis un frein au débat de société qui, selon Me Farhat, aurait été le théâtre d’une campagne de harcèlement médiatique visant spécifiquement les femmes musulmanes. « On a très peu entendu parler des hommes qui portent le turban ou la kippa », dit-elle à Orient XXI, avant d’ajouter que « depuis une décennie ou deux, le discours public au Québec stigmatise les musulmans sans gêne, sans complexe ».
Une croisade contre le multiculturalisme
« Les discours sur l’islam ou les musulmans publiés au sein des chroniques de Richard Martineau […] participent à l’islamophobie », conclut une étude sociologique réalisée sur l’un des chroniqueurs vedettes du Journal de Montréal, quotidien le plus lu de la province. Le sociologue Mathieu Bock-Côté, autre figure médiatique de premier plan, milite contre le multiculturalisme canadien, qu’il croit être une menace à la nation québécoise. Il a réagi au jugement rendu par la Cour supérieure en affirmant que celle-ci « a entrepris le démantèlement de la loi 21 », et que le juge Blanchard « a décidé de soumettre le Québec au régime de la partition ethnique ».
« D’un côté, une majorité francophone dont on doit se méfier, de l’autre, des communautés minoritaires qui peuvent désormais s’affranchir au nom du droit des règles québécoises », peut-on lire dans sa tribune du Journal de Montréal. La question « identitaire », souvent cristallisée autour des enjeux liés à la communauté musulmane, est de plus en plus présente dans le discours des partis nationalistes qui militent pour l’indépendance du Québec.
La Coalition Avenir Québec (CAQ), même si elle défend l’unité de la Confédération canadienne, est fréquemment pointée du doigt par une partie de l’opposition pour ses positions et mesures jugées xénophobes, voire racistes et islamophobes. Son chef et premier ministre actuel, François Legault, refuse de reconnaitre l’existence du racisme systémique et affirmait, en 2019, qu’« il n’y a pas d’islamophobie au Québec ». Cette déclaration a été recueillie alors qu’il justifiait son opposition à l’instauration d’une journée nationale contre l’islamophobie, chaque 29 janvier, date de commémoration des attentats de la mosquée de Québec. En 2017, six fidèles y ont perdu la vie sous les balles d’Alexandre Bissonnette, admirateur patenté de Donald Trump et de Marine Le Pen.
Une question « identitaire »
Au Québec, le concept de laïcité de l’État est beaucoup plus jeune qu’en France. Jusqu’aux années 1960, la société tout entière est sous le contrôle de l’Église catholique, qui assure entre autres la gestion des systèmes de santé et d’éducation, en plus de jouer un rôle de premier plan dans la sphère privée. Poumon économique et culturel de la province, Montréal est encore aujourd’hui surnommée « la ville aux cent clochers ».
Les révélations de la commission Parent sur l’éducation provoquent alors une onde de choc dans la société, et les abus du clergé finissent par avoir raison de sa mainmise sur les institutions publiques. Commence la « Révolution tranquille », une décennie de réformes politiques et institutionnelles qui voit finalement le Québec opérer une séparation nette entre l’Église et l’État. Cette période correspond avec la nationalisation de services comme l’hydroélectricité, s’inscrivant en ligne droite avec le mouvement souverainiste qui est en train de progresser à l’échelle de la province.
Le débat sur la laïcité de l’État est relancé en 2006, cristallisé autour de la question des accommodements raisonnables, qui survient à la suite des demandes de certains groupes religieux, qui souhaitent se soustraire à certaines règles en raison de leurs croyances. En découle la mise sur pied, l’année suivante, de la commission de consultation Bouchard-Taylor. L’interdiction du port de signes religieux ostentatoires dans la fonction publique se dégage comme l’une des recommandations majeures du rapport de la commission.
En 2013, c’est à l’initiative du Parti québécois — qui porta pendant plusieurs décennies la revendication indépendantiste — qu’est déposé le projet de loi 60, qui vise l’instauration d’une charte des valeurs québécoises. Une charte de la laïcité similaire à celle publiée la même année en France par le ministre de l’éducation nationale Vincent Peillon, ramenant encore une fois dans le débat public la question des signes religieux… et donc du hijab. Semant la controverse, le projet coutera au Parti québécois la victoire aux élections de 2014, et le projet est abandonné.
Augmentation des crimes de haine
Le plus récent épisode de la saga sur la laïcité et sur la contestation judiciaire de la loi 21, loin d’être terminé, semble être l’aboutissement de débats et de manœuvres politiques qui ne datent pas d’hier. Alors que Statistique Canada constatait une nette augmentation des crimes de haine entre 2015 et 2019, peut-on dire que le climat de la Belle Province est de plus en plus hostile aux musulmans ?
Directeur des affaires publiques du Québec au Conseil national des musulmans canadiens (CNMC), Yusuf Faqiri croit qu’il est temps d’admettre que la loi 21 condamne les musulmans à être « des citoyens de seconde zone ». « Je ne dis pas que la société québécoise est raciste. Quand le gouvernement nie les faits, c’est lui le vrai problème », soutient-il, en référence au refus du premier ministre Legault de reconnaitre l’islamophobie. Loin de baisser les bras, Faqiri affirme qu’il continuera à militer contre la loi sur la laïcité de l’État et contre l’islamophobie, malgré la déception du 20 avril dernier. « Nous sommes fiers d’être québécois, d’être québécoises. C’est chez nous ici », insiste-t-il.
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1NDLR. Une commission scolaire est l’autorité chargée d’administrer les écoles sur un territoire donné.