Quel prix l’Europe doit-elle payer pour la reconstruction de la Syrie ?

Un échange entre Michel Duclos et Yezid Sayigh · L’Union européenne copréside le 5 avril, notamment avec les Nations unies, une conférence à Bruxelles sur l’aide à apporter à la Syrie. Michel Duclos, ancien ambassadeur de France à Damas et Yezid Sayigh du Carnegie Middle East Center débattent des défis posés par cette réunion sur la manière de contribuer à la reconstruction sans renforcer le régime.

Homs.
Chaoyue 超越 PAN, 3 juin 2014.

Michel Duclos. — Y a-t-il place pour un « levier économique »1 permettant de parvenir à une solution politique en Syrie ? La réponse peut être oui à une condition très claire : les programmes de stabilisation et surtout de reconstruction ne doivent être déclenchés que lorsque Bachar Al-Assad et son régime auront laissé la place à des autorités de transition inclusives. À défaut, les financements consentis iraient dans la poche des membres de la famille Assad et serviraient essentiellement à perpétuer le pouvoir responsable de la destruction du pays. N’est-ce pas là le prix à payer pour obtenir un minimum de stabilisation ? Dans une perspective française, c’est difficile à soutenir, car il est clair que le régime ne changera pas sa méthode de gouvernement. La répression continuera de produire la révolte et d’alimenter le terrorisme. Il ne peut y avoir de stabilisation avec Assad, en tout cas pas après six années de conflit particulièrement meurtrières.

Tout le problème vient de ce qu’on se trouvera vraisemblablement dans une situation ambiguë : celle d’un accord imparfait ouvrant la voie à une fausse transition ou à une transition en trompe-l’œil. La tentation existera certainement, pour les Européens notamment, d’accorder au régime de Damas et à ses soutiens le bénéfice du doute.

Si les autorités françaises sont particulièrement méfiantes, c’est qu’elles sont instruites par l’expérience : à deux reprises, sous Jacques Chirac au début des années 2000 et sous Nicolas Sarkozy en 2008-2011, elles ont tendu la main à Bachar Al-Assad, et à deux reprises celui-ci les a trompées. Le régime syrien ne peut en aucun cas à leurs yeux se montrer un partenaire fiable. Sans transition réelle, pas de financement de la reconstruction du pays possible, car en fait pas de vraie reconstruction possible.

Yezid Sayigh. — Il est peu probable que le conflit syrien se termine par un règlement formel négocié conduisant à un véritable partage de pouvoir ou à une transition crédible. Les décisions concernant la fourniture ou non d’une assistance à la reconstruction économique resteront donc politiquement controversées pendant une longue période. Des distinctions devraient en outre être établies entre les sanctions contre les autorités syriennes et les agences accusées de crimes de guerre, les relations commerciales avec la Syrie qui ne font pas l’objet de sanctions et l’aide à la reconstruction. Les premières devraient être maintenues, alors que les relations commerciales devraient être facilitées. Le vrai défi se pose par rapport au troisième volet : l’aide à la reconstruction.

Quels objectifs et quelles hypothèses devraient façonner une décision européenne ? Lorsque des sanctions officielles et d’autres mesures telles que les restrictions bancaires ont été imposées, par exemple, on était convaincu que cela pousserait les commerçants et les hommes d’affaires à s’opposer ouvertement au régime d’Assad. Mais le « point de basculement » tellement vanté n’est jamais venu. L’Union européenne (UE) a eu recours à des sanctions parce qu’elles sont presque toujours un instrument de politique étrangère plus facile et moins coûteux permettant d’éviter des interventions plus déterminées et certainement plus coûteuses qui auraient eu un véritable impact.

On a pu constater le même processus, mais à l’inverse, dans le contexte israélo-palestinien : subventionner financièrement un « processus de paix » moribond en lieu et place d’une intervention politique nécessaire pour parvenir à une solution, intervention qui nécessiterait de s’écarter des politiques américaine et israélienne. Et comme en Palestine, le moment où une action décisive aurait pu faire une différence majeure en Syrie (2012 et 2013) est passé, or les pressions financières restent en vigueur.

Au fur et à mesure que le débat sur l’aide à la reconstruction de la Syrie s’intensifie, ceux qui y participent devraient évaluer les dynamiques sociales et politiques internes dans un avenir prévisible, et comment elles peuvent être affectées (positivement ou négativement) par les flux financiers externes. Dans les économies définies par la pénurie — comme l’Irak sous sanction en 1990-2003 ou l’économie de l’ère soviétique —, le régime en place en bénéficie en rendant la société encore plus dépendante de lui pour l’accès aux ressources limitées et aux marchés captifs. Mais, à l’inverse, une politique ne peut pas être construite sur l’espoir que des flux sans entrave à la Syrie rendront les acteurs sociaux locaux moins dépendants du régime et les renforceront politiquement. Ainsi, l’échec de la transition démocratique en Égypte depuis 2011 montre combien les classes moyennes et une classe commerciale parasite ne représentent pas une opposition politique viable au pouvoir autocratique.

Enfin, la contribution financière potentielle européenne ne sera jamais suffisante pour contrebalancer tous les autres facteurs qui influenceront la manière dont l’économie et la politique post-conflit de la Syrie évolueront, même si une véritable transition avait lieu. Mais avec sa propre crise existentielle émergente et les difficultés de la zone euro, l’UE n’aura qu’un poids limité pour arracher des réformes juridiques, administratives ou commerciales importantes au gouvernement syrien en échange de l’aide à la reconstruction. Ce qui nous attend, c’est une fin incertaine de la guerre et une économie extrêmement affaiblie. Si l’UE veut s’impliquer, elle devrait au moins être plus claire sur ses objectifs réels et sur les hypothèses qui fondent son intervention.

M. D. — Les Européens n’ont en effet pas beaucoup de cartes à jouer — même s’il ne faut pas exagérer la faiblesse de l’Union européenne et notamment de la zone euro. Il est d’autant plus important pour eux de les jouer en temps utile et à bon escient. Pour clarifier le débat sur un éventuel levier économique, les Européens pourraient d’abord réfléchir en termes de lignes rouges : ne pas subventionner le maintien en place du régime Assad, comme on l’a déjà dit — plus généralement, ne pas faire parvenir des fonds ou de l’aide à n’importe quel pouvoir qui ne présenterait pas des garanties de non-corruption satisfaisantes. Mais aussi ne pas se retrouver dans la même situation que pour la Palestine, c’est-à-dire d’avoir à financer périodiquement la reconstruction d’infrastructures que d’autres s’emploient à démolir non moins périodiquement. On dit qu’une aide à la reconstruction pourrait être un incitatif à la stabilisation, en fait l’inverse est encore plus vrai : une stabilité raisonnable conditionne une assistance à la reconstruction.

Dans cette perspective, le problème n’est pas tellement d’obtenir quelque chose du régime qui, encore une fois, ne peut être un partenaire fiable. Le problème est plutôt d’engager une discussion avec les soutiens du régime. Or, l’approche de ceux-ci — et notamment les Russes — parait être celle que l’éditorialiste David Gardner a caractérisée dans le Financial Times par la formule : « We break it, you pay for it, but we and our friends own it »2.

Un jour viendra peut-être où les Russes, voire les Iraniens, devront aborder la question en d’autres termes. En attendant, deux choses pourraient être faites. En premier lieu, une concertation beaucoup plus sérieuse que ce n’est le cas actuellement devrait être engagée entre acteurs extérieurs et puissance régionale sur ce que pourrait être un règlement politique satisfaisant. Cela n’est pas contradictoire avec la poursuite de négociations intersyriennes. La possibilité d’une aide européenne à la reconstruction devrait figurer dans le paquet global, à condition encore une fois que sa mise en œuvre concrète ne démarre qu’avec de nouvelles autorités de transition fiables. En second lieu, l’argent disponible du côté européen serait bien employé à accroître l’assistance aux réfugiés syriens qui ont dû quitter leur pays et dont les besoins sont immenses. Il devrait aussi faciliter la stabilisation de zones libérées de l’emprise de l’organisation de l’État islamique (OEI) dès lors que ces zones ne seraient pas administrées par le régime.

Y. S. — Au milieu des nombreuses incertitudes quant à la façon dont le conflit syrien et les pourparlers politiques se termineront dans les mois à venir, une chose est claire : la reconstruction économique est apparue comme un nouveau champ incertain d’affrontement. Comme Kheder Khaddour l’a récemment souligné3, le régime d’Assad répondra à l’incapacité des institutions étatiques à fournir des services sociaux et à satisfaire les besoins économiques, non pas en cherchant à contenir et à contrôler toutes les organisations non gouvernementales (ONG) qui ont comblé les vides, mais en les intégrant à ses propres réseaux4. Les acteurs extérieurs qui souhaitent éviter d’aider le régime à se reconstruire en captant leur aide doivent être beaucoup plus fermes que les Nations unies qui n’ont jamais refusé de traiter avec les ONG créées par le régime pour détourner cette assistance.

Un élément à prendre en compte est le fait que les gouvernements jordanien et libanais chercheront à rapatrier les réfugiés syriens dès que possible (et entrer dans ce qu’ils espèrent être un marché lucratif de reconstruction en Syrie). Ils minent ainsi les efforts de l’UE, qui a poussé les deux pays à adopter des politiques inclusives prévoyant notamment la légalisation du travail des Syriens et l’enregistrement de leurs entreprises.

Si possible, il serait logique de développer un terrain d’entente avec la Russie (et même avec l’Iran) pour rendre la reconstruction économique plus efficace et contenir les éventuelles tentatives du régime de détourner tous les flux d’assistance. Après tout, sans les aides significatives des États de l’Union, des États-Unis et du Conseil de coopération du Golfe (CCG), la Russie et l’Iran seraient confrontés à la perspective peu attrayante de devoir soutenir un régime malade pour une longue période5. Le défi consiste donc à identifier les domaines dans lesquels la Russie pourrait s’engager de manière constructive. Par exemple faciliter les flux d’aide humanitaire et de reconstruction vers la province d’Idlib, où l’opposition continue de se manifester ; la Russie a déjà ces derniers mois contribué dans ce domaine.

Le financement par l’aide internationale de la reconstruction de la Syrie est un pari risqué. Sans contrôles et garanties fermes, les flux d’aide extérieure ne feront que renforcer les mafias économiques liées au pouvoir6, la corruption et la marginalisation des institutions de l’État. La promesse de l’assistance internationale ne peut pas non plus être utilisée pour obtenir une transition politique significative ou des réformes réelles du régime, et elle ne devrait pas être « vendue » comme telle. Idéalement, les leviers financiers et économiques pourraient aider à préserver ou à créer des conditions permettant le renouveau des contestations pacifiques, en renforçant l’autonomie des communautés locales et des activités économiques non contrôlées par le pouvoir. Mais le processus sera long, progressif, et réversible.

1Elements for an EU Strategy for Syria : joint communication, European Union External Action (EEAS), 3 avril 2017.

2NDLR. Par cette phrase, David Gardner adapte au contexte syrien la formule célèbre du secrétaire d’État américain Colin Powell au président George W. Bush au moment de l’invasion de l’Irak : « If you break it, you own it ».

3« I, the Supreme », Carnegie Middle East Center, 22 mars 2017.

4Bassem Nemeh, « Jordan’s Burden », Carnegie Middle East Center, 21 mars 2017.

5Yezid Sayigh, « Russia, Iran, and Hezbullah in Syria : Win Today, Lose Tomorrow », Carnegie Middle East Center, 2 juin 2016.

6Yezdi Sayigh, « Reconstructing Syria : The Need to Break the Mold », Carnegie Middle East Center, 17 juin 2016.

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