Qui a peur de la langue arabe ?

À l’occasion de la Journée mondiale de la langue arabe fêtée par l’UNESCO le 18 décembre et en partenariat avec Orient XXI, l’Institut du monde arabe organise une série d’évènements pour célébrer cette grande langue vivante. Ni « communautaire » ni dangereuse comme certaines argumentations voudraient le faire croire, elle fait intimement partie du patrimoine humaniste de l’Europe — et de la France.

La lettre « dad », symbole de la langue arabe.

Les polémiques autour de la langue sont souvent idéologiques et servent des intérêts politiques. Qu’il s’agisse, pour une puissance coloniale, de contrôler sévèrement l’usage d’une langue maternelle pour mieux asseoir sa domination économique et politique, sous prétexte de « mission civilisatrice » ou, inversement, pour un régime du Sud en quête de légitimité, d’une politique d’arabisation à outrance, éradicatrice de la diversité, contre-productive pour les classes populaires au profit de l’élite sous prétexte d’émancipation, c’est d’une certaine manière le même bégaiement de l’histoire.

La querelle récente autour du danger d’enseigner à nos chères têtes blondes et brunes cette « langue communautaire » que serait l’arabe est bien du même ordre : celui d’une instrumentalisation de la question à des fins électorales sous prétexte de « sécurité », et « d’identité culturelle ». La polémique lancée en ce sens par la députée Annie Genevard1, et reprise avec ardeur par Bruno Lemaire, candidat malheureux à l’élection primaire « de la droite et du centre »2 a cependant suscité dans la presse suffisamment de tribunes pertinentes sous la plume d’intellectuels, d’enseignants et... d’humoristes, tels que le malicieux Gorafi sur les chiffres arabes.

Dans les mosquées de France

Mais arrêtons-nous un moment sur une proposition qui ne semble choquer personne, reprise allègrement par des responsables politiques de droite comme de gauche. Une petite phrase si anodine qu’elle fait désormais partie de la panoplie de questions en matière de sondage, mais dont on mesure mal les effets ravageurs sur l’imaginaire collectif, une formule a priori empreinte de sagesse évidente, qui ponctue les débats sur les attentats terroristes : interdire les prêches en arabe dans les mosquées de France. En effet, quoi de plus naturel ? Après tout, nous sommes en France. Et les services de renseignement doivent pouvoir surveiller de près les éléments radicaux.

Sauf que cette assertion répétée ad nauseam implique un insidieux amalgame. Il y a tout d’abord l’assimilation implicite, désormais rituelle, du terrorisme à l’islam, la généralisation à toutes les « mosquées de France » accréditant l’idée qu’elles sont un lieu de recrutement potentiel de candidats terroristes, agissant sous le couvert d’une langue étrangère, alors qu’il apparaît clairement que l’enrôlement des jeunes s’opère le plus souvent sur internet ou dans nos prisons. Il est symptomatique que dans ce pays aujourd’hui, la simple évocation d’une « grande mosquée à Bordeaux » sur les réseaux sociaux puisse être transformée en arme de dissuasion massive pour les électeurs de la droite et du centre, achevant de déstabiliser Alain Juppé, longtemps donné favori par les sondages, qui a visiblement eu le tort de vouloir rassembler les Français sur le thème de « l’identité heureuse »3.

« L’ennemi de l’intérieur »

L’autre méprise est celle qui confond langue et religion, deux attributs qui ne sont guère assimilables : la majorité des musulmans dans le monde ne parlent pas arabe (faut-il rappeler que le pays musulman le plus peuplé du monde est l’Indonésie ?) et les habitants du monde arabe ne sont pas tous musulmans. Ces deux attributs semblent cependant jouer le même rôle de marqueur identitaire de « l’Autre », celui que l’on rejette, qui incarne le Mal et représente « l’ennemi de l’intérieur ». Ainsi combinés, ils forment un commode épouvantail pour des responsables politiques souhaitant se prémunir contre tout questionnement d’ordre économique, social, sécuritaire ou militaire à propos du terrorisme.

Pour mieux comprendre cependant ce que cette affirmation peut avoir de choquant pour les arabophones, il suffit de changer la cible de l’interdiction. Interdit-on aux églises évangéliques de France d’utiliser l’anglais dans leurs messes ? Somme-t-on les églises orthodoxes de ne pas avoir recours au russe ? Cela sera-t-il le cas pour la nouvelle et flamboyante cathédrale russe inaugurée récemment quai Branly, à deux pas de la tour Eiffel ?

L’argument d’une radicalisation spécifique à l’islam pour expliquer une telle exception n’est pas convaincant, les services de renseignement étant dotés de tous les moyens d’enregistrement et de traduction. Il ne justifie en rien l’opprobre public jeté sur une grande langue vivante, qui, au demeurant, a préexisté à l’islam. S’il est vrai que le Coran l’a sublimée aux yeux de ses locuteurs en lui donnant une perfection poétique jugée inimitable (i’djaz), contribuant ainsi à sa préservation, il n’en demeure pas moins qu’elle a rempli les fonctions les plus diverses selon les époques, notamment, dans le Proche-Orient du XIXe siècle, celle de porte-étendard patriotique du mouvement de renouveau socioculturel de la Nahda, mené par une intelligentsia multiconfessionnelle à forte composante chrétienne.

« Interdire les prêches en arabe », répète-t-on sans réfléchir... Comment s’étonner dès lors que des parents craignent pour leur progéniture une diffusion de la langue à l’école ? Admettons que la priorité ne soit pas à l’enseignement de l’arabe. Mais alors l’urgence est certainement au renforcement d’autres disciplines. À commencer par les principes élémentaires de la logique, qui font qu’on ne peut à la fois prôner la séparation de la religion et de l’État et se mêler de savoir dans quelle langue le ministre d’un culte doit s’adresser à ses ouailles dans ce qui relève du domaine privé.

« L’Homme est l’ennemi de ce qu’il ignore »

Il conviendrait de promouvoir l’enseignement de l’histoire, où l’on découvrirait que la langue arabe fait depuis longtemps partie du paysage français. Et qu’en 1587 déjà, le roi Henri III créait la première chaire d’arabe au Collège de France, suivant en cela le souhait du roi François 1er d’introduire en France l’enseignement des langues « orientales ». Il serait souhaitable également de mieux étudier la littérature française, pour y fréquenter des humanistes de la Renaissance tels que François Rabelais, qui n’hésitait pas à dépeindre son personnage Gargantua recommandant à son fils Pantagruel d’étudier la « langue arabique » pour mieux façonner son esprit4.

L’étude comparée des langues permettrait de saisir les riches apports de l’arabe aux langues européennes. Pas moins de 2500 mots, appartenant aux lexiques scientifique, mathématique, toponymique, concernant la faune et la flore : un véritable trésor que l’on redécouvre dans la présentation approfondie de Christian Lochon « L’arabe, une langue d’Europe depuis des siècles », et qui témoigne du rôle joué par cette langue sur le vieux continent, comme vecteur de la transmission des savoirs, ainsi que l’expliquent en détail deux livres de référence à mettre entre toutes les mains : Pensée grecque, culture arabe, de Dimitri Gutas, aux Éditions Aubier, et Ce que la culture doit aux Arabes d’Espagne, de Juan Vernet, aux éditions Sindbad-Actes Sud.

On aurait enfin intérêt à favoriser une meilleure transmission des sciences de la vie, pour rappeler que l’apprentissage de plusieurs langues dès le plus jeune âge stimule et développe le cerveau, de l’avis unanime des neurologues.

Le protectionnisme linguistique, par frilosité identitaire ou nostalgie impériale, est délétère. Fin 2016, la France demeure incroyablement faible en anglais selon un classement mondial établi par Education first : 29e sur 72 pays testés, 22e sur 26 en Europe. La francophonie prônée partout dans le monde comme une philosophie de la diversité culturelle ne peut signifier pour la jeunesse un repli à l’intérieur des frontières nationales.

« L’Homme est l’ennemi de ce qu’il ignore », dit un proverbe arabe. C’est pour éviter le « choc des ignorances » de tous bords — autrefois déploré par l’ancien président Jacques Chirac5 — que des personnalités très diverses, de tous horizons professionnels, se réunissent à l’Institut du monde arabe toute la journée du mardi 13 décembre pour évoquer les multiples facettes de l’arabe, langue du monde.

1Lire par exemple Claude Lelièvre,« L’arabe,’’ langue communautaire’’ ! », Mediapart, 26 mai 2016 ; Pierre-Louis Reymond, « La langue arabe « communautaire » : « Un contresens lourd de conséquences » », L’Express, 31 mai 2016.

2L’élection primaire permet de sélectionner un candidat commun à plusieurs partis (droite et centre, gauche) à l’élection présidentielle.

3Dans Les 12 travaux de l’opposition, nos projets pour redresser la France, ouvrage collectif publié en septembre 2014, Alain Juppé signait un chapitre consacré à « l’identité heureuse ». Il y proposait une définition de l’identité française appelant à comprendre les liens entre certains Français et leur culture d’origine et vantant la diversité des origines comme une richesse pour la société française. La formule prenait le contrepied de L’identité malheureuse, ouvrage polémique d’Alain Finkielkraut paru en 2013 jugeant négatif l’impact de l’immigration sur la société française.

4« J’entens et veulx que tu aprenes les langues parfaitement : premièrement la Grecque, comme le veult Quintilian, secondement la Latine, et puis l’Hebraïcque pour les sainctes letres, et la Chaldaïcque et Arabicque pareillement », in Pantagruel, chapitre VIII.

5« (...) ceux qui, en attisant le feu des fanatismes, provoquent un triste ’’choc des ignorances« qualifié de »choc des civilisations", alors que nous avons en partage des valeurs que nous devons travailler à faire fructifier en commun », conclusion du discours prononcé devant le Conseil consultatif à Riyad, le 5 mars 2006.

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