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Qui sont ces « djihadistes » qui mettent en échec l’armée française dans le Sahel ?

L’armée française s’enlise au Sahel. Malgré les déclarations de victoire ponctuelles, les combats s’étendent à de nouveaux pays de la région. À la racine des échecs, l’incapacité de Paris à comprendre les enjeux politiques, mais aussi les motivations qui poussent des centaines de jeunes à rejoindre le djihadisme.

L'image illustre une scène de terrain militaire dans un environnement désertique. On peut voir deux soldats armés, l'un en uniforme de camouflage avec un casque, et l'autre portant un uniforme militaire beige. Ils escortent une femme vêtue d'une robe traditionnelle, qui porte un enfant dans ses bras. L'arrière-plan montre un paysage désertique avec quelques arbres, suggérant une zone aride. Cette image évoque des thèmes de sécurité, de protection et d'interaction humanitaire.
Soldats français de l’opération Barkhane en patrouille avec des soldats maliens à Timbamogoye (Mali) avril 2016
Pascal Guyot/AFP

L’armée française communique régulièrement et fièrement ses « victoires » dans le Sahel, où elle intervient depuis cinq ans dans le cadre de l’opération Barkhane1. Il peut s’agir de destructions de munitions, de véhicules ou encore de campements, ou, tout aussi souvent, de « neutralisations » de djihadistes, ou du moins d’hommes présentés comme tels. Dans la novlangue de l’armée française — adoptée depuis peu par certains de ses alliés africains —, une « neutralisation » signifie la mort. Celle-ci a la plupart du temps été donnée à l’issue de combats armés, mais elle peut également relever de l’exécution, lorsqu’une cible préalablement localisée par les drones ou les écoutes téléphoniques a été bombardée par les avions de l’armée de l’air.

« Tondre la pelouse »

Depuis que la France a envoyé ses soldats au Mali en janvier 2013, des centaines de djihadistes présumés ont été tués. En février 2019, la ministre des armées Florence Parly évoquait devant les sénateurs un bilan de 600 « terroristes » mis hors de combat depuis 2015, dont 200 pour la seule année 2018. Parmi eux, des chefs bien connus des groupes djihadistes armés sahéliens : Abdelhamid Abou Zeïd en 2013, Omar Ould Hamaha en 2014, Mohamed Ag Almouner en 2018, Djamel Okacha en 2019, etc.

Hors micros, ces exécutions extrajudiciaires sont revendiquées par les officiers et assumées par les responsables politiques. Elles répondent à une stratégie clairement établie : il s’agit de « tondre la pelouse », c’est-à-dire d’éliminer à intervalles réguliers les chefs dans le but d’amoindrir les groupes armés en escomptant que l’herbe ne repoussera pas après eux (si l’on poursuit la métaphore). Au-delà des débats sur la légalité ou la légitimité de telles opérations, ou même sur leur intérêt stratégique, nombre d’observateurs notent que les chefs sont aisément remplacés et qu’en dépit de ces exécutions successives, les groupes djihadistes armés sont toujours aussi nocifs dans le Sahel, voire plus. Une question se pose quant à l’identité des autres « djihadistes » tués par l’armée française.

La plupart des victimes de Barkhane n’ont en effet ni nom ni âge, dans les communiqués officiels. On ne sait rien d’eux, si ce n’est qu’ils ont été tués lors d’une bataille ou d’un bombardement, en un lieu souvent imprécis, et sans que l’on connaisse réellement la cause de leur mort ou que l’on sache ce qui a été fait de leur corps. Leur culpabilité n’est jamais prouvée — elle n’est d’ailleurs jamais interrogée par les médias qui reprennent les communiqués officiels —, pas plus que leur appartenance à un groupe armé dit terroriste. Ils se trouvaient en un lieu probablement suspect. La plupart des observateurs ainsi que les militaires des pays du Sahel qui collaborent avec Barkhane assurent que l’armée française prend toutes les précautions avant de mener un assaut, même si quelques « bavures » ont été commises ces dernières années. Ainsi un enfant de 10 ans pris pour un indic [a été tué en novembre 2016 ; trois civils, dont deux mineurs qui se déplaçaient dans un véhicule ont été abattus en juin dernier ; des soldats maliens qui se trouvaient dans une katiba ont été tués dans un bombardement en octobre 2017. Que faisaient-ils là ? Se battaient-ils ou étaient-ils de passage pour une raison ou une autre ? Étaient-ils des combattants ou des civils plus ou moins liés au groupe armé ?

Prisonniers d’un choix irréfléchi

Les hommes et les femmes qui composent les rangs des groupes djihadistes armés sahéliens ne répondent pas tous à la caricature très souvent médiatisée du « fou de Dieu » prêt à mourir dans des attentats kamikazes pour imposer la charia à ses congénères et s’inscrivant dans un improbable « djihad global ». De même, certains de ces groupes s’apparentent plus à des insurrections locales alimentées par des enjeux sociétaux et socio-économiques qu’à des appendices d’une guerre de religion mondialisée. De nombreuses études menées ces dernières années par des ONG, des think tanks ou des agences internationales telles que le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) ont démontré que la plupart de ces « djihadistes » étaient en réalité guidés par de tout autres convictions, qu’ils étaient bien souvent prisonniers d’un choix irréfléchi ou d’une mauvaise rencontre, et que certains avaient même été contraints par la force à rejoindre les insurgés.

Dans le premier cas, plusieurs raisons expliquent leur « engagement ». En 2016, l’Institut d’études de sécurité (ISS) a rencontré au Mali 63 anciens soldats engagés âgés de 17 à 75 ans, dont 19 en milieu carcéral. De ces entretiens, il ressort que « des facteurs qui n’ont rien d’économique, de religieux ou d’idéologique expliquent la présence de jeunes dans les rangs des groupes armés djihadistes ». Ainsi « la volonté de se protéger, de protéger sa famille, sa communauté ou son activité économique apparaît comme un des facteurs importants d’engagement […] Dans la plupart des cas documentés par cette étude, l’engagement des jeunes n’était pas l’aboutissement d’un processus d’endoctrinement religieux ».

L’histoire de l’association Dewral Pulaaku et de son chef Amirou Boulikessi illustre les conclusions de l’ISS : lorsqu’en 2012, les rebelles touaregs du Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA) chassent l’armée malienne de la partie septentrionale du pays, dont le Hayré et le Seno, les éleveurs peuls de ces deux régions s’inquiètent de la multiplication des vols de bétail dont ils sont victimes. Chef du village de Boulikessi, Amirou se déplace à Bamako pour demander de l’aide au gouvernement. En vain. À son retour, un autre groupe armé est apparu dans la région : le Mouvement pour l’unicité et le djihad en Afrique de l’Ouest (Mujao), issu d’une scission au sein d’Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI). Poussé par les éleveurs, Amirou entre en contact avec eux. Il ne s’agit alors en aucun cas d’épouser leurs idées, ni même d’imposer la charia aux habitants de la région, mais de négocier une protection.

« Nous défendre contre les vols »

Les hommes du Mujao qui ont pris le contrôle de la ville de Gao entre temps et en ont chassé le MNLA lui proposent de leur envoyer des jeunes afin qu’ils suivent une formation au combat. Ce qu’Amirou fait. Depuis lors, ces jeunes sont soupçonnés d’être des djihadistes. Certains ont été tués. Amirou lui-même a fait plusieurs séjours dans les geôles maliennes et burkinabées. Il n’a pourtant jamais cessé de clamer sa fidélité à l’État malien et d’assurer qu’il ne partage pas les idées des groupes djihadistes. « Il s’agissait seulement de nous défendre contre les vols et de sauver notre seule richesse », répète-t-il à ses interlocuteurs.

Un processus similaire a poussé des Peuls de la région du Nord-Tillaberi, au Niger, à rejoindre les groupes djihadistes, dont le Mujao et l’État islamique dans le grand Sahara (EIGS). « Certains ont épousé leur combat, mais ils sont très peu nombreux, indique un négociateur qui les connaît bien pour les avoir côtoyés dans une milice d’autodéfense fondée à la fin des années 1990. La plupart ont rejoint les groupes djihadistes uniquement pour se défendre face aux agressions des rebelles touaregs, et n’ont pas réussi ensuite à s’en défaire ».

D’autres facteurs expliquent l’engagement de ces jeunes : l’appât du gain (plusieurs centaines de milliers de francs CFA promis aux futures recrues, une arme, une moto...), la promesse d’un avenir meilleur ou simplement une rencontre opportune. Un notable de la région de Mopti qui souhaite rester anonyme pour des raisons de sécurité en a aidé certains à se cacher après qu’ils avaient réussi à s’enfuir des camps djihadistes. Selon lui, « ces jeunes ont été trompés. La plupart n’ont pas été à l’école et sont issus de familles très pauvres. Ils n’ont pas les arguments pour contrer les beaux discours. On leur a dit ce qu’ils voulaient entendre, mais une fois sur place, ils se sont rendu compte que ce n’était pas ce qu’ils imaginaient. Ils ignoraient tout de ce qu’on leur demanderait de faire ».

L’argent comme motivation

Ancien membre de la katiba Macina2, Brahima (prénom d’emprunt), 22 ans, est de ceux que le notable a hébergé. Issu d’une famille pauvre et d’une fratrie de 11 enfants, il n’a pas été à l’école publique, et n’a fréquenté que l’école coranique. En 2013, il a rejoint une association luttant contre les vols de bétail. Il n’avait alors que 16 ans. Des jeunes l’ont approché. « Ils m’ont dit qu’eux aussi luttaient contre les vols, et qu’ils touchaient de l’argent pour cela, raconte-t-il. Ils ne m’ont pas parlé d’une somme en particulier, mais ils m’ont dit que je toucherai l’argent une fois que je les aurai rejoints. L’argent était ma principale motivation. Mais j’étais aussi intéressé par l’opportunité de recevoir un enseignement religieux plus poussé, et pourquoi pas d’être envoyé au Yémen ou en Afghanistan pour mes études. »

C’est ainsi qu’il a rejoint les djihadistes. Après avoir reçu une formation au maniement des armes dans une forêt, il a été envoyé dans un camp du delta intérieur du Niger pour servir d’éclaireur. Jamais il n’a eu d’arme en sa possession, affirme-t-il. Sa mission était d’aller dans les villages, notamment les jours de foire, et de recueillir des renseignements. S’il s’est vite rendu compte qu’il n’était pas à sa place, il lui a fallu plusieurs mois pour trouver un moyen de s’enfuir. « On nous disait que si on partait, on deviendrait des ennemis et on saurait où nous trouver. »

Abdou (prénom d’emprunt), lui aussi hébergé par le notable, avait quant à lui 14 ans quand il a rejoint la katiba Macina. Fils d’un éleveur, il n’a fréquenté que l’école coranique. Sans perspective d’avenir, il a décidé en 2014 de rejoindre l’Europe. Lors de son périple, il a rencontré un homme qui lui a expliqué qu’en rejoignant les hommes de Koufa, il pourrait gagner de l’argent facilement et qu’on pourrait l’aider à rejoindre la Libye. Après avoir suivi une formation militaire, il a été envoyé dans un camp en tant que combattant. Il a participé à plusieurs missions, dont une au cours de laquelle des militaires maliens ont été tués. « Après cette mission, j’ai reçu les félicitations du chef. On m’a donné 300 000 francs CFA [457 euros]. Mais je ne me sentais pas bien après ça. J’ai demandé à prendre du recul. » Il a été affecté dans un groupe destiné à prêcher dans les mosquées, puis il a réussi à s’enfuir. Lorsqu’il a suivi sa formation au maniement des armes dans une forêt située à la frontière entre le Mali et le Burkina Faso, Abdou dit avoir entendu des bombardements tout près de son camp. Il aurait pu périr ce jour-là sous les bombes des armées malienne ou française3.

Durant leur récit, Abdou et Brahima ont raconté la vie dans les camps de la katiba. Il ressort de leur témoignage que tous les « habitants » de ces camps ne sont pas des combattants. L’étude de l’ISS précise d’ailleurs que les ex-engagés interrogés n’étaient pas tous destinés à se battre : « À titre d’exemple, certains puisaient de l’eau, préparaient les repas, fournissaient des informations, dirigeaient les prières, apprenaient ou enseignaient le Coran. D’autres encore assuraient le ravitaillement en carburant, organisaient des patrouilles, ou agissaient comme chauffeurs, secrétaires, messagers, coursiers, mécaniciens ou réparateurs de motos. »

Un autre phénomène est souvent ignoré (ou tout du moins caché au grand public) par les états-majors des armées occidentales et sahéliennes : nombre de ces « djihadistes » n’ont jamais voulu le devenir. Un rapport du think tank International Crisis Group publié en mai 2019 et consacré au conflit dans le centre du Mali constate que tous les membres de la katiba Macina « ne se sont pas enrôlés de plein gré ». En effet, indique-t-il, les dirigeants djihadistes, qui contrôlent une grande partie des zones rurales, « forcent les familles du delta intérieur à y inscrire leurs enfants sous peine de sanctions ».

Enrôlés de force

Les engagés « passifs » sont particulièrement nombreux chez Boko Haram4. Le groupe fondé au Nigeria a mené de nombreuses razzias d’humains autour du lac Tchad ces dernières années. En 2015 et 2016, l’enrôlement de force a été pratiqué à une échelle quasi industrielle au Nigeria, mais aussi au Cameroun, au Niger et au Tchad. Des enquêtes confidentielles menées par différentes ONG au Niger dont Orient XXI a consulté les résultats révèlent l’ampleur du phénomène. Retenus dans les prisons nigériennes, des dizaines d’ex-membres de Boko Haram ont été interrogés. Les données recueillies sont à prendre avec des pincettes, car elles sont fondées uniquement sur les déclarations des personnes rencontrées. Elles restent toutefois relativement proches de la réalité constatée par d’autres ONG sur le terrain, ainsi que par les autorités nigériennes : un tiers des hommes interrogés déclarent avoir été des combattants ; la moitié disent n’avoir jamais manié d’armes ; près de la moitié affirment en outre avoir été enrôlés de force par Boko Haram ; seule une personne sur cinq dit avoir été motivée par des raisons idéologiques.

Une autre étude, rendue publique celle-là, menée par l’ONG Mercy Corp auprès de 47 jeunes anciens membres de Boko Haram au Nigeria, arrive aux mêmes conclusions. La plupart des jeunes disent avoir été contraints de rejoindre le groupe, sous peine d’être exécutés et de voir un de leurs proches tués. « Boko Haram a envahi notre village et a dit à tous les jeunes qu’ils devraient les suivre sinon ils seraient tués. On a tenté de résister, mais quand ils ont tué le premier à s’y être opposé, nous les avons tous suivis », a expliqué l’un d’eux aux enquêteurs.

Lors de chaque attaque, les combattants de Boko Haram arrivaient dans un village, tuaient deux ou trois hommes — la plupart du temps des notables —, regroupaient plusieurs dizaines de villageois, y compris les femmes et les enfants, et les menaçaient de les tuer eux aussi s’ils ne les suivaient pas immédiatement. « Les Boko Haram nous ont dit de les suivre. Je suis parti avec mon enfant. Nous avons marché pendant un mois. On nous a conduits sur une île contrôlée par Boko Haram. J’y suis restée deux ans », raconte Hafisata (prénom d’emprunt), une Tchadienne de 38 ans originaire d’une île du lac Tchad. Des estimations issues de sources diverses évaluent à près de 2 000 le nombre des habitants des îles qui, côté tchadien, auraient ainsi été contraints de suivre les combattants de Boko Haram et de vivre dans leurs camps ou sur les îles que le groupe contrôlait alors. Certains d’entre eux, très rares, sont devenus des combattants. Mais la plupart n’ont jamais touché une arme. Ils menaient une vie de prisonniers, tout en s’activant aux tâches qui étaient les leurs auparavant — la pêche, l’agriculture, l’élevage, etc. — jusqu’au jour où ils ont réussi à s’enfuir et à rentrer chez eux.

Ces personnes peuvent difficilement être considérées comme des terroristes à combattre jusqu’à la mort. De fait, si certaines d’entre elles ont été arrêtées et emprisonnées dans leur pays une fois qu’elles ont pu s’enfuir, les autorités judiciaires ont vite compris qu’elles n’étaient pas en présence de gens prêts à mourir pour la cause. Au Tchad, plusieurs dizaines de « retournés » ont été libérés après avoir passé plusieurs mois en prison. Au Niger, un processus de réintégration sociale des « repentis » est en cours. Mais dans les discours des dirigeants français, nulle trace de ces nuances : ceux que la France combat au Sahel sont les mêmes djihadistes qui ont attaqué Charlie Hebdo ou Le Bataclan ou que ceux qui ont rejoint l’Organisation de l’État islamique (OEI) au Levant, nous dit-on. Cette vision dénuée de toute complexité, qui ignore les facteurs locaux ayant poussé des hommes à prendre les armes, « prive les acteurs de cette catégorie de toute forme de retour/réintégration », notaient les chercheurs Yvan Guichaoua et Mathieu Pellerin en 2017. Et, par conséquent, de tout droit à la présomption d’innocence.

1Quatre mille cinq cents hommes sont positionnés dans cinq pays : la Mauritanie, le Mali, le Burkina Faso, le Niger et le Tchad.

2La katiba Macina est dirigée par Hamadoun Koufa et liée au Jamaat nusrat al-islam wal-muslimin (JNIM) ou Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM), une organisation née en 2017 de la fusion d’Ansar Eddine, Al-Qaida au Maghreb islamique, la katiba Al-Mourabitoune et donc de la katiba Macina.

3Ces deux jeunes hommes ont été interviewés dans le cadre d’une enquête menée pour la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme (FIDH) en mai et juin 2018.

4En août 2016, le groupe s’est scindé en deux factions. La première, dirigée par Aboubakar Shekau, a gardé son nom originel. La seconde, contrôlée par Abou Moussal Al-Barnaoui, le fils du fondateur de la secte, Mohamed Youssouf, qui a reçu le soutien de l’organisation de l’État islamique, a pris le nom d’Islamic State’s West Africa Province (ISWAP) (État islamique dans la province de l’Afrique de l’Ouest).

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