Rabi Al-Madkhali, mort d’un idéologue salafiste saoudien

La disparition de Rabi Al-Madkhali figure éminente du salafisme pendant quatre décennies, permet de revenir sur la crise que traverse les mouvements islamistes. Ce décès offre matière à réflexion sur les recompositions du sunnisme contemporain, mais aussi sur le rôle tutélaire abandonné par l’Arabie saoudite.

Un grand portail avec arches, entouré de verdure et de lampadaires, sous un ciel nuageux.
Novembre 2017. Porte principale de l’université islamique de Médine, fondée par le pouvoir saoudien dans les années 1960 et dans laquelle Rabi Al-Madkhali a enseigné.
AhmedA1995 / Wikimedia

Rabi Al-Madkhali, l’une des figures majeures du champ salafiste transnational, est décédé le 9 juillet 2025 en Arabie saoudite, à l’âge de 93 ans. La nouvelle a été annoncée sur X par son fils Omar. Son enterrement dès le lendemain à Médine a mobilisé des milliers de sympathisants au cimetière Al-Baqi qui jouxte la mosquée du Prophète, le deuxième lieu saint de l’Islam.

Né en 1932 dans l’extrême sud-ouest de l’Arabie saoudite, le long de la frontière avec le Yémen, Rabi Al-Madkhali a donné son nom à une branche influente de l’islamisme sunnite contemporain : le salafisme dit madkhaliste. Celui-ci se caractérise par une intransigeance doctrinale et une loyauté sans faille aux pouvoirs étatiques, fondée sur une prétention apolitique justifiée sur le plan religieux. L’opposition aux gouvernants, affirmait en substance Al-Madkhali, ne pouvait que générer le chaos et la division, rendant alors l’environnement impropre à la pratique religieuse telle qu’édictée dans le Coran et la tradition prophétique, les hadiths. Dans ce cadre, la priorité pour le musulman était, ici-bas, de respecter les principes de vénération du Dieu unique. Les objectifs de justice sociale ou de liberté n’étaient, selon lui, que secondaires — si ce n’est même contre-productifs. Des banlieues françaises aux palais de Riyad, le madkhalisme est devenu, à partir des années 1980, l’incarnation du salafisme.

Une idéologie de la pureté

Outre cette ambition de se tenir éloigné de la politique oppositionnelle, le mouvement fondé par Rabi Al-Madkhali se distingue par une propension à critiquer frontalement ses adversaires dans le champ religieux. Dans de nombreux ouvrages, Al-Madkhali dénonce, selon sa propre lecture, les accommodements des soufis, chiites et djihadistes avec une société impie ou leurs ruptures prononcées avec le message coranique. Sans prononcer directement leur excommunication (takfir) — démarche centrale dans la doctrine djihadiste, notamment chez Sayyid Qutb, figure radicale des Frères musulmans honnie par les salafistes —, Al-Madkhali avait cependant pour habitude d’alimenter les controverses. Ce registre, appuyé sur une maitrise des hadiths, avait acquis une certaine popularité parmi les jeunes générations de salafistes. Ils appréciaient ses avis tranchés et sa répartie intransigeante, d’abord diffusés sous forme d’opuscules écrits, puis de cassettes audio, et enfin accessibles sur internet.

Le madkhalisme, visant à imiter les premières générations de musulmans, reposait sur une logique de pureté fondée sur l’émulation entre pairs. Habillement, port de la barbe, formalisme dans la prière et la dévotion, ségrégation entre les genres, rejet de la musique et refus de la photographie constituent des marqueurs toujours affirmés et encore valorisés. Ainsi, les photos d’Al-Madkhali sont rares, et il n’existe que quelques clichés volés, qui entretiennent une aura particulière, un charisme hors du temps.

Relais des ambitions de l’Arabie saoudite

Rabi Al-Madkhali avait pu œuvrer dans le sillage de l’ambition saoudienne de diffuser le salafisme à travers le globe. Il bénéficiait ainsi de diverses largesses et d’une certaine bienveillance de la part du pouvoir monarchique — qu’il lui rendait bien. Formé d’abord dans les structures traditionnelles, puis à la prestigieuse université islamique de Médine — fondée par le pouvoir saoudien en 1961 —, il y a ensuite enseigné en tant que professeur en études de hadiths. Placé dans l’ombre des oulémas officiels saoudiens dont Abdelaziz Ibn Baz (mort en 1999) et Mohamed Al-Uthyamin (mort en 2001), mais aussi du Levantin Mohamed Al-Albani (mort en 1999), plus indépendant, il avait néanmoins transmis ses enseignements à nombre d’étudiants, notamment des étrangers. Revenus dans leur pays d’origine, ceux-ci ont joué un rôle de premier plan dans la structuration du salafisme à l’échelle transnationale. Son traité La preuve claire concernant la protection de la Sunna, mais aussi Protection contre les dangers se trouvant dans les livres de Sayyid Qutb continuent à être traduits et massivement diffusés.

L’intransigeance d’Al-Madkhali face à certaines velléités de politisation du salafisme au cours des années 1990 — portée par exemple par le Syrien établi au Koweït, Mohamed Sourour, lui a assuré une grande popularité. Toutefois, contrairement à Ibn Baz par exemple, il n’était pas directement associé à l’institution religieuse saoudienne. Ainsi il n’a pas été membre du Haut comité des oulémas, incarnation officielle. Sa parole préservait l’illusion de l’indépendance, assurant un certain rayonnement.

Contrairement à Al-Albani, qui, dans les années 1990, avait exprimé un attachement très relatif à la cause palestinienne, Al-Madkhali a conservé, malgré des critiques notamment adressées au Hamas, un discours de soutien à la lutte des Palestiniens. Il usait aussi parfois de références antisémites comme dans son pamphlet de 2000, Cri d’avertissement au peuple en colère. Néanmoins, il avait mis en garde contre les effets contre-productifs du recours à la violence, ce que ses adversaires dans le champ islamiste ont interprété comme une forme de défaitisme face à l’occupation israélienne.

Mise à l’écart

Mais graduellement, l’intransigeance idéologique et le dogmatisme avaient lassé. Tel était le cas au sein du pouvoir saoudien, de plus en plus adepte d’une forme de pragmatisme autoritaire, départi d’une idéologie religieuse décrite comme salafiste ou wahhabite. À compter de 2015, les nouvelles ambitions de l’Arabie saoudite, portées en particulier par Mohamed Ben Salman, ont graduellement mis sur la touche les salafistes, madkhalistes ou non, ainsi que plus largement les islamistes sunnites. Rabi Al-Madkhali lui-même n’œuvrait plus que dans le cadre des controverses internes au salafisme, distribuant blâmes ou certificats de pureté à ses coreligionnaires.

Les islamistes les plus critiques du pouvoir étaient eux réprimés, tel Salman Al-Awdah emprisonné dans le contexte de la crise avec le Qatar depuis 2017. Pour leur part, les salafistes madkhalistes demeuraient simplement marginalisés, comme protégés par leurs appels constants à l’obéissance au pouvoir. Parallèlement, ils perdaient pied dans la société, privés des débouchés professionnels offerts auparavant aux anciens étudiants de Rabi Al-Madkhali par la police religieuse, désormais supprimée.

À l’échelle transnationale, les salafistes — madkhalistes comme ceux directement liés aux institutions étatiques — étaient également privés du levier que représentaient les innombrables associations humanitaires et religieuses financées par l’État, ainsi que de divers médias télévisuels. Cet ensemble de structures servait depuis des décennies de relais à la politique étrangère du Royaume, visant à exporter un islam « à la saoudienne », avec plus ou moins de succès. Le destin de Rabi Al-Madkhali est ainsi emblématique des transformations dans le champ religieux musulman depuis une décennie. Aujourd’hui, les salafistes persistent, mais ils doivent se réinventer, tout comme les Frères musulmans.

Nouveaux relais d’Abou Dhabi

Dans ce contexte, les madkhalistes ont trouvé au cours de la dernière décennie un nouvel allié régional : les Émirats arabes unis. En Libye, au Soudan comme au Yémen, des figures associées au madkhalisme ont émergé au cours de la dernière décennie. Elles se sont imposées à la fois comme alliées militaires majeures d’Abou Dhabi et comme concurrentes des pouvoirs issus — peu ou prou — des « printemps arabes », souvent assimilés aux Frères musulmans.

Le maréchal Khalifa Haftar a pris appui dans l’est de la Libye sur des combattants liés au madkhalisme dont des milices dirigées par Ashraf Maiar et Abderaouf Kara. Au Soudan, le général Mohamed Hamdan Dagalo, dit Hemetti qui a déclenché la guerre en 2023 contre le pouvoir à Khartoum, mobilise des groupes salafistes avec l’assentiment direct des Émirats arabes unis et en lien avec Khalifa Haftar. Parmi les dirigeants du mouvement sudiste au Yémen, Hani Ben Brik est un ancien élève de Rabi Al-Madkhali et un défenseur actif de la politique étrangère émiratie. Il a joué un rôle prépondérant dans la lutte contre les houthistes à Aden en 2015, puis contre le gouvernement reconnu par la communauté internationale et soutenu par l’Arabie saoudite. L’engagement de ces salafistes sur le plan militaire dans les différents terrains de guerre est d’autant plus intéressant pour les Émirats que ces combattants ne s’engagent pas sur le terrain politique et appellent à la loyauté à l’égard des autorités.

Faisant fi de la dimension religieuse du discours des madkhalistes, et faisant sienne la maxime « l’ennemi de mon ennemi est mon ami », la stratégie émiratie passe largement inaperçue. Elle semble d’autant moins critiquée par les alliés occidentaux des Émirats arabes unis, largement obsédés par les Frères musulmans, qu’ils ne possèdent qu’une compréhension approximative du salafisme ainsi que de ses divisions internes. La récente offensive du gouvernement français contre les Frères musulmans à la suite de la publication en mai 2025 d’un rapport sur « l’entrisme frériste » en est une illustration probante. Pourtant, des spécialistes du champ musulman français comme Franck Fregosi ou Margot Dazey, tous deux chercheurs au CNRS, soulignent plutôt la marginalisation progressive des acteurs proches des Frères musulmans et, a contrario, le poids croissant du salafisme et de ses normes.

Le madkhalisme a sans doute perdu du crédit dans les espaces politiques arabes, mais il demeure une source d’influence réelle, y compris en Europe et parmi les jeunes générations. Les relais parmi les sportifs ou certains chanteurs ne sont pas négligeables et fréquemment mal appréhendés. La logique de pureté portée par le salafisme madkhalisme sied bien à une époque partout travaillée par les logiques identitaires.

Le sunnisme orphelin

Enfin, la mort de Rabi Al-Madkhali à un âge canonique illustre une crise de leadership. La disparition de figures sunnites transnationales — fussent-elles controversées ou polarisantes — semble marquer la fin d’un cycle au cours duquel certains clercs parvenaient encore à transcender les contextes nationaux. Youssef Al-Qaradawi, figure tutélaire des Frères musulmans, est mort en 2022 à 96 ans. À Gaza, l’assassinat des leaders du Hamas depuis 2023 amplifie la tendance. Les religieux saoudiens sont eux-mêmes peu mis en avant et manquent de crédit. Tel est par exemple le cas d’Abdul Rahman Al-Sudais (né en 1960), imam à la Mecque, ou Abdelaziz Ben Abdallah Al-Cheikh (né en 1943), grand mufti du Royaume. Il en va de même pour les religieux turcs, invisibilisés, comme pour les Égyptiens et les Tunisiens, emprisonnés ou décrédibilisés. La crise des mouvements islamistes passe ainsi également par l’assèchement des figures dont la notoriété pouvait les rendre intouchables par les États autoritaires. Le paysage dit djihadiste est également devenu peu lisible.

Malgré internet, la répression, les éliminations physiques, le temps qui passe et la fragmentation — encouragée par les controverses internes des salafistes —, le contrôle des espaces médiatiques a rendu le sunnisme orphelin de véritables expressions politiques et de figures médiatiques marquantes. L’absence de ces mentors contraste fortement avec le maintien de figures influentes parmi les chiites, les ibadites et certains mouvements soufis. Parmi elles figurent le Guide suprême iranien Ali Khamenei (né en 1939), le mufti d’Oman Ahmed Al-Khalili (né en 1942), ainsi qu’Abdelrahman Al-Jifri (né en 1971), dirigeant de la confrérie Ba Alawiyya, adepte d’un islam centré sur la spiritualité et le développement personnel. Il demeure que ces figures sont elles-mêmes souvent âgées et incarnent des branches minoritaires de l’Islam.

La crise de leadership, contrairement à la croyance des gouvernants qui souvent verrouillent les champs religieux dans les sociétés musulmanes, n’est pas gage de stabilité et d’apaisement. Elle ne fait en tout cas pas disparaitre les mécontentements ni la capacité de la religion musulmane à servir de canal d’expression et de mobilisation.

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