Le 15 août 2021, à Kaboul, les talibans investissent le palais présidentiel. Le lendemain, Emmanuel Macron annonce l’accueil des tous les Afghans ayant travaillé pour la France de 2001 à 2014 et désormais menacés par le nouveau pouvoir. Dans son discours aux Afghans en détresse, il assure également que seront prioritaires à l’évacuation d’urgence les artistes, les journalistes, les femmes, les activistes et les intellectuels.
Faisant preuve d’une capacité de réaction immédiate, le ministère français des affaires étrangères met en place un numéro d’urgence lié à la cellule de crise, afin de recevoir au plus vite les dossiers des demandeurs d’asile répondant alors aux « critères » définis par la France pour une évacuation imminente. Ces promesses prononcées devant des milliers d’Afghans n’ont pas été tenues, créant de faux espoirs pour des femmes et des hommes en danger de mort et laissés encore aujourd’hui sans réponse.
Humaira, brillante étudiante, stagiaire dans une ONG locale œuvrant pour les droits des femmes et Shahad, journaliste et hazara — la double peine sous le régime taliban —, peuvent témoigner de cet abandon, leurs dossiers ayant été classés sans suite. Aucune raison ne leur a été fournie pour justifier d’un tel revirement. C’est pourtant au nom de son attachement proclamé aux droits humains que la France s’est prévalue du principe de « responsabilité de protéger »1 afin de légitimer son intervention en Afghanistan aux côtés de la coalition américano-britannique en 2001.
Une politique fluctuante au fil des crises
L’absence d’un organisme européen commun ne facilite pas le processus de demande d’asile et démontre l’inadaptation de la politique migratoire en France ainsi qu’au sein de l’Union européenne (UE). En effet, celle-ci fluctue au gré des crises migratoires et des conflits. Pour autant, le manque de coordination des États européens au lendemain de la prise de Kaboul contraste fortement avec leur réaction rapide et concertée dans le contexte de la guerre en Ukraine.
Spécialiste des questions migratoires, politologue et chercheuse au CNRS, Catherine Wihtol de Wenden a livré à Orient XXI son analyse de la situation :
Les Conventions de Genève2 et la réaction européenne ont posé la question de leur position face au débat migratoire. Rappelons que l’Europe n’était pas en phase avec les décisions prises dans la quatrième convention du 12 août 1949 relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre. La très mauvaise gestion de la crise de 2015 a mis à jour l’échec de la politique migratoire européenne reposant essentiellement sur des dispositifs sécuritaires tournés vers la question des réfugiés, de la reconduite et de l’externalisation des frontières. D’ailleurs, il n’y aucun chiffre publié sur la politique de retour, car c’est en effet une honte française.
Au regard des leviers juridiques, les responsables politiques se réfugient derrière la définition plutôt large, toutefois assez vague, du statut de réfugié et de la notion de persécution3. Le pouvoir discrétionnaire des textes internationaux ne facilite pas le sort des demandeurs d’asile. Le droit d’asile est appliqué de manière subjective et complètement aléatoire. Le Pacte sur la migration et l’asile présenté par la Commission européenne le 23 septembre 2020 ne sera probablement pas accepté dans la mesure où l’unanimité est requise au Conseil européen et que la position xénophobe de la Hongrie, confortée par la réélection de son premier ministre Viktor Orban, rend peu probable son adoption.
« Tout ce qui était impossible est subitement devenu possible »
Le 22 mars 2022, le premier ministre Jean Castex a prévu l’ouverture de 100 000 places pour accueillir dignement les Ukrainiens fuyant la guerre déclenchée par Vladimir Poutine à peine un mois plus tôt. « Tout ce qui était impossible est subitement devenu possible depuis la guerre en Ukraine : l’ouverture de classes de langues étrangères, du marché du travail, de centres d’accueil », s’étonne Catherine Wihtol de Wenden, ajoutant : « L’écart est frappant entre les textes et la "stratégie de dissuasion", une stratégie qui nourrit la théorie du "grand remplacement" » — une théorie élaborée par l’écrivain Renaud Camus et diffusée par l’extrême droite, notamment Éric Zemmour, qui a obtenu 7 % des votes au premier tour de l’élection présidentielle de 2022.
Dans le même temps, les interpellations conduites par la Police de l’air et des frontières (PAF) sont passées de 1 500 à 5 0004. Ce qui ne signifie pas que 3 500 passages supplémentaires ont eu lieu, dans la mesure où certains refoulés peuvent passer plusieurs fois, la PAF ne tenant pas de comptabilité précise pour distinguer ceux qui passent pour la première fois et ceux qui tentent à nouveau le passage — et ce, pour une raison simple : chaque interpellation vaut prime. Quoi qu’il en soit, cela témoigne de l’accroissement du nombre d’exilés afghans. À ce jour, aucun Ukrainien n’a été refoulé. Qu’est-ce qui justifie ce « deux poids deux mesures » ? On n’ose avancer l’hypothèse que des considérations ethnoreligieuses nourries par l’exacerbation d’une politique identitaire pourraient jouer un rôle dans cette discrimination.
Haibatullah Akhundzada, l’actuel chef suprême des talibans et dirigeant de fait de l’Afghanistan depuis l’offensive talibane de 2021 serait-il moins coupable, aux yeux de nos dirigeants, de persécutions iniques que Vladimir Poutine ? À cette question, Catherine Wihtol de Wenden répond par l’affirmative :
Si la peur électorale dirige la politique migratoire de nos responsables politiques, la politique étrangère joue également un rôle majeur dans le choix des formules tantôt volontaristes, tantôt de rejet. La menace des frontières de l’Europe depuis la guerre en Ukraine a poussé les États européens à réagir, car cela a questionné une série d’instruments (et notamment l’OTAN) préoccupant sérieusement les responsables européens. Le rapport de proximité joue un rôle important.
Ainsi, à travers l’ouverture ou la fermeture des frontières aux populations persécutées se dissimule en réalité la perception que le pays d’accueil se fait du régime persécuteur.
Après la chute de Saïgon et de Phnom Penh, en 1975, la France n’a pas hésité à accueillir sans restriction les « boat people » fuyant les nouveaux régimes installés par les communistes, au Vietnam comme au Cambodge. Le gouvernement de Valéry Giscard d’Estaing, le président d’alors, a mis tout en œuvre afin que ces réfugiés de l’Asie du Sud-Est trouvent leur place en France. L’objectif de ces politiques de ségrégation est d’abord d’homogénéiser la population immigrée en choisissant ceux perçus comme étant les plus proches, mais aussi les plus « utiles » et les plus « civilisés ». Les décisions ne répondent pas aux besoins du plus grand nombre, mais à une politique « qualitative ».
Une politique guidée par l’opinion publique
Catherine Wihtol de Wenden le déplore :
La France a une politique migratoire qui ne correspond pas à la réalité du sujet, dans la mesure où elle s’adresse avant tout à une opinion publique, dans un contexte européen guidé par la montée des populismes. Depuis 30 ans, les politiques reprennent des formules dissuasives qui n’ont rien donné. Les reconduites à la frontière ne fonctionnent pas, mais on s’obstine pourtant à suivre cette logique qui nous coûte par ailleurs extrêmement cher. Le budget alloué aux activités de Frontex5 a été multiplié par 19 depuis 2004.
Dès lors, une question se pose : l’action politique doit-elle demeurer un « agir personnalisé » selon la définition du philosophe et historien allemand Max Weber, c’est-à-dire selon le bon vouloir et les convictions des dirigeants ? Sous l’impuissance politique se dissimule une perception culturelle et anthropologique insidieuse et faussée de populations méconnues et essentialisées. Il n’y a pas de fatalisme, mais uniquement une volonté délibérée d’aider celles et ceux qui « méritent » notre attention. Lorsqu’elle le décide, la France est capable de déployer des moyens importants, a contrario elle avance l’argument de ses moyens financiers et de ses capacités d’accueil pour justifier ses réticences ou ses refus.
Humaira est finalement parvenue à obtenir un visa pour le Canada, où elle a trouvé refuge avec son petit frère. « Le Canada s’est montré très compréhensif et je lui en suis reconnaissante. Ils ne nous ont pas demandé des documents qu’ils savent pertinemment que nous ne possédons pas, à l’inverse des pays européens », raconte la jeune femme. Restée en Afghanistan, Shahad erre de logement en logement selon les possibilités de ses amis.
Mirwaiss, originaire du Panshir, berceau de la résistance afghane contre les talibans, vit également caché. Originaire d’un milieu très modeste, il était auparavant chauffeur pour le personnel d’une ONG afghane. Depuis la prise de Kaboul et la fermeture de l’ONG, il n’a plus d’emploi et peine à nourrir sa famille. Massouma, frappée par la guerre en Afghanistan, s’était enfuie en Ukraine. Elle confie qu’elle en a assez d’être perçue uniquement comme une victime de guerre. « Nous avons des ambitions, des projets et des espoirs comme tous les jeunes. On devrait parler de ces projets-là ». « En tant qu’Afghane, on ne me considérait pas comme étant légitime pour effectuer une demande de droit d’asile, dernièrement aux Pays-Bas. Dès lors que j’ajoutais que je venais tout droit de Kiev, on acceptait soudainement ma demande », ajoute l’étudiante.
Plus de 50 000 migrants ont péri depuis 1990 dans la Méditerranée. La figure de l’indésirable auquel on refuse tous les droits — ceux des mineurs non accompagnés (MNA) comme ceux des demandeurs d’asile — a contribué, au-delà des violations des droits humains, à renforcer le malaise français. Selon Catherine Wihtol de Wenden, la solution se trouve dans le droit du travail appliqué en Allemagne. « Une directive européenne qui n’est pas appliquée en France pour des raisons sécuritaires voulues par le ministère de l’intérieur depuis des années. La crise du COVID a pourtant montré le besoin crucial de recrutements dans certains secteurs où la France manque de main-d’œuvre. Il est temps que les demandeurs d’asile aient des droits, tout simplement ».
Le 12 avril 2022, lors d’une conférence de presse, le directeur général de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), l’Éthiopien Tedros Adhanom Ghebreyesus, regrettait que la communauté internationale « ne prête pas le même degré d’attention aux vies des Noirs qu’à celles des Blancs », concluant que « le monde ne traite pas la race humaine de la même façon. Certains sont plus égaux que d’autres ».
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1NDLR. En droit international, ce concept a été entériné en 2005. Il reconnait à la communauté internationale une responsabilité subsidiaire en cas de « défaillance manifeste » d’un État à protéger sa population. Il s’agit de protéger les populations civiles victimes de crimes de génocide, crimes contre l’humanité, nettoyage ethnique et crimes de guerre.
2Traités internationaux fondamentaux dans le domaine du droit international humanitaire. Elles dictent les règles de conduite à adopter en période de conflits armés, et notamment la protection des civils, des membres de l’aide humanitaire, des blessés ou encore, des prisonniers de guerre.
3NDLR. Liée aux guerres, mais aussi à l’ethnie ou à l’orientation sexuelle.
4Agnès Audin, Libération, 4 avril 2022.
5NDLR. Agence de l’UE chargée du contrôle et de la gestion des frontières extérieures de l’espace Schengen depuis octobre 2016.