Alors que les violences se poursuivent quotidiennement et que règnent l’instabilité politique et la précarité, l’Irak se trouve à un nouveau tournant avec les élections du 30 avril 2014. Il s’agit du premier scrutin législatif tenu depuis le retrait américain fin 2011 et du troisième depuis la chute du régime de Saddam Hussein. Ces élections auront, à n’en pas douter, une incidence majeure sur le cours d’une transition encore fragile et sur la reconstruction du pays. Le premier ministre sortant, Nouri Al-Maliki, investi pour la première fois en 2006, envisage un troisième mandat malgré son impopularité et une opposition croissante. Ses chances de se maintenir au pouvoir sont néanmoins réelles, fruit du morcellement de plus en plus grand du paysage politique, de ses manœuvres pour affaiblir ses adversaires et d’un soutien iranien et américain. Au terme d’une longue décennie d’occupation, l’Irak se dirigerait-il vers un nouvel ordre autoritaire ?
Un scrutin national décisif
Jusqu’à présent, trois élections nationales se sont déroulées en Irak, qui visaient à édifier une démocratie sur les ruines du parti Baas. Début 2005, un premier tour de vote a permis d’élire les membres d’une assemblée constituante. Puis, en décembre de la même année, un deuxième scrutin s’est tenu pour former le parlement. Les dernières élections sous occupation ont pris place en mars 2010, suivies d’une longue impasse. Comme les précédents votes, les élections du 30 avril s’inscrivent dans un contexte de grande violence avec la recrudescence des attentats. Dans un communiqué récent, la Mission d’assistance des Nations unies pour l’Irak (Manui) faisait état de près de 600 civils tués et de plus de 1 200 blessés pour le seul mois de mars. Cette situation dramatique soulève la question de la participation au prochain vote, et plus encore celle de sa légitimité parmi une population largement désillusionnée.
Le déclin des coalitions intercommunautaires qui s’étaient présentées aux scrutins de 2005 et 2010 est allé de pair avec une fragmentation toujours plus grande du spectre politique, certes à la faveur de certaines minorités. Outre les désaccords qui ont affaibli les alliances passées, ce processus résulte de la nouvelle loi électorale adoptée en novembre 2013 qui charge le bloc politique le plus important – formé en amont ou en aval des élections – de conduire le futur gouvernement. Ce changement a encouragé de nombreux partis à concourir individuellement plutôt que dans le cadre de coalitions larges. Si certains ont pu voir dans cette dispersion des votes une étape positive vers la fin du communautarisme politique en Irak, elle pourrait aussi rendre les résultats plus difficiles à prédire et les tractations post-électorales particulièrement ardues.
Du côté chiite, l’Alliance irakienne unifiée, qui regroupait l’ensemble des partis conservateurs chiites, s’est scindée en 2009 autour de deux mouvances : la coalition État de droit de Maliki et l’Alliance nationale irakienne d’Ammar al-Hakim, dirigeant du Conseil suprême islamique irakien (CSII) et partenaire alors du chef populiste Moqtada Al-Sadr – les deux hommes se sont séparés en 2013. Un éparpillement analogue est observable parmi les sunnites, surtout depuis l’implosion de la Liste irakienne (Iraqiyya) d’Iyad Allaoui après son revers politique de 2010. Seuls les Kurdes ont tenté, peu ou prou, de surmonter leurs différends à l’approche des élections, mais en vain car les deux partis toujours dominants – le Parti démocratique du Kurdistan (PDK) et l’Union patriotique du Kurdistan (UPK) – n’ont concédé qu’un espace politique minime aux nouveaux venus, tel le parti d’opposition Gorran.
Rébellion chez les sunnites
Depuis 2003, les sunnites se trouvent marginalisés des sphères du pouvoir et ont boycotté le premier scrutin de 2005. Après avoir promis de les réintégrer aux institutions, Maliki n’a fait que perpétuer, voire accentuer ce schéma. En 2010, il réactivait la mesure de « débaasification » pour disqualifier des centaines de candidats appartenant au bloc Iraqiyya. Depuis fin 2012, les sunnites se sont soulevés contre le gouvernement central, dénonçant ce qu’ils perçoivent comme une emprise chiite sur le processus politique et une discrimination destinée, à leurs yeux, à « désunnifier » l’Irak : lois anti-terroristes, arrestations et détentions arbitraires, interdictions de se déplacer, condamnations à la peine de mort. Loin de favoriser un dialogue avec ses opposants, Maliki a préféré l’usage de la force, se présentant comme ultime rempart contre le terrorisme. En janvier 2014, il lançait une campagne de répression contre les deux bastions sunnites de Fallouja et Ramadi, partiellement tombés aux mains de l’État islamique d’Irak et du Levant (EIIL).
Cette mobilisation contestataire n’a cependant pas abouti à l’émergence d’un leadership uni, apte à défier les ambitions du premier ministre. Non seulement les sunnites ont échoué à coordonner leurs positions, mais leur élan s’est éteint sous le poids des divergences. Contrairement aux élections de 2010, il est probable que peu d’entre eux se rendront aux urnes le 30 avril, en l’absence d’une liste suffisamment puissante pour les représenter. En octobre 2013, Allaoui déclarait que son mouvement (renommé Wataniyya) concourrait seul, choix également fait par ses anciens alliés sunnites, dont le président du Parlement Oussama Al-Noujaïfi et le bloc Arabiyya du vice-premier ministre Saleh Al-Moutlak.
Dans l’ensemble, les sunnites se sont peu à peu éloignés du jeu politique national, ainsi que de leurs propres dirigeants auxquels ils reprochent leur manque de résultats. Beaucoup sont devenus sceptiques, quant à l’intérêt d’une nouvelle participation électorale et sur leur capacité à insuffler un changement. Maliki ne rencontrera donc qu’une faible opposition sunnite dans ce scrutin, ce qui n’exclut toutefois pas une insurrection redoublant de violence au cours des prochains mois. La communauté sunnite s’est nettement radicalisée en réponse à la politique répressive de Bagdad et à la dérive autoritaire du premier ministre — les djihadistes radicaux de l’EIIL n’ont évidemment pas manqué d’exploiter cette frustration pour gagner du terrain.
Divisions parmi les partis chiites
L’opposition la plus crédible à Maliki viendra en réalité de son propre camp chiite. Scénario d’autant plus évident que la hawza1 de Nadjaf n’a donné, cette année, aucune consigne de vote à ses fidèles, contrairement à ses efforts passés pour unifier les positions chiites et remporter les différents scrutins. L’ayatollah Sistani, déçu par le gouvernement, s’est distancé de l’arène politique et s’oppose à l’idée d’instaurer un État islamique chiite en Irak, comme y appellent depuis des années certaines forces politiques et milices.
Sans allié mais prétendant incarner une majorité, Maliki fait face à deux concurrents : les Sadristes et le CSII, qui tous deux poursuivent des stratégies politiques assez contrastées et que le premier ministre tente de discréditer par tous les moyens.
Depuis la décision de Sadr de quitter la politique en février, l’avenir de son mouvement est en cause. Mais ce retrait ne pourrait être qu’une tactique visant à réaffirmer son autorité sur la scène nationale et parmi les siens. Il reste l’un des critiques les plus virulents de Maliki qu’il accusait récemment d’être un dictateur et un tyran. Dans le même temps, son attitude versatile a plongé une partie de son électorat dans la confusion tout en servant la stratégie de division du premier ministre. La coalition du CSII, qui réunit près d’une vingtaine de partis, ambitionne quant à elle de retrouver son ancienne stature autour d’un programme centré sur la réforme de l’État. Ses membres se sont rangés derrière une ligne plus modérée et conciliatrice pour séduire le plus grand nombre, sans toutefois disposer de l’appui iranien.
Au-delà d’une dissidence de plus en plus grande et de sa posture autocratique décriée, Maliki fait ainsi toujours figure de favori. Entouré de son parti Dawa et du groupe des Indépendants du vice-premier ministre Hussein Al-Chahristani, il est doublement soutenu par l’Iran et les États-Unis, dont on connaît l’influence écrasante sur le cours de la transition irakienne. Outre ses manœuvres pour empêcher le retour politique des sunnites et ses relations tendues avec les Kurdes, il s’est employé à amoindrir ses opposants chiites en soulignant leur manque d’expérience et leur incapacité à gouverner. Plusieurs milices influentes lui ont de plus prêté allégeance, comme l’organisation Badr, ancien bras armé du CSII, et le groupe Asaib Ahl al-Haqq, émanation sadriste ayant créé son propre parti et notoirement impliqué en Syrie aux côtés des forces de Bachar Al-Assad.
Vers une reconduction ?
Dans cet environnement politique encore une fois bouleversé, le clivage grandissant entre les partisans de Maliki et ses adversaires déterminera de manière décisive les alliances issues des législatives. Les sadristes et le CSII envisagent déjà de reformer l’Alliance nationale irakienne pour opposer un front commun à Maliki. Ce dernier devra aussi composer avec les ambitions des ténors de son propre parti qui redoutent un premier ministre trop puissant. Chahristani, souvent présenté comme successeur potentiel, pourrait bien prendre ses distances.
Pour contrecarrer ses ennemis, Maliki conserve deux atouts : l’actuelle législation ne limitant pas le nombre de mandats et autorisant sa reconduction infinie au sommet de l’État ; l’armée et les forces de sécurité quasiment tombées sous sa coupe et qui pourraient orchestrer un putsch en son nom. Pareil scénario marquerait la fin brutale d’une transition déjà fragile, sans être cependant une grande première dans l’histoire du pays…
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1NDLR. Séminaire religieux chiite duodécimain.