Samedi 31 octobre, Farhad Khosrokavar, professeur de sociologie à la retraite de la prestigieuse École des hautes études en sciences sociales de Paris (EHESS) a publié un article d’opinion dans Politico Europe intitulé « La dangereuse religion française de la laïcité ». L’article a immédiatement suscité une tempête, avec des journalistes connus comme Caroline Fourest, Bojan Pancevski, David Harsanyi, Noam Blum, Ian Dunt et même Florian Eder, de Politico Europe, qui ont exprimé leur horreur.
Le lendemain, Stephen Brown, le rédacteur en chef, a retiré l’article, déclarant qu’il « ne répond pas à nos normes éditoriales ». Bien que, comme je vais le préciser, je ne sois pas d’accord avec l’article, j’ai du mal à imaginer quelles normes il a enfreintes.
Quelle liberté d’expression ?
Le retirer à la suite de la controverse semble également contre-productif à la lumière du sujet traité : la liberté d’expression, et la valeur connexe de la liberté académique. Cela alimente un récit dangereux où des universitaires comme Khosrokhavar sont accusés d’« islamo-gauchisme », y compris récemment par Jean-Michel Blanquer, le ministre français de l’éducation et dans une tribune controversée publiée dans Le Monde et signée par une centaine d’universitaires en France.
Que dit l’article ? Khosrokavar a commencé par une question : pourquoi la France est-elle beaucoup plus visée que, disons, l’Angleterre, l’Allemagne, l’Italie et le Danemark par les extrémistes violents ? C’est une question empirique. Une question sociologique. Quiconque se préoccupe du terrorisme en Europe peut se poser la même question. En tant que sociologue et spécialiste du terrorisme interne français, Khosrokavar semble bien placé pour tenter d’y répondre. Il propose la thèse suivante : la raison en est que la forme extrême de laïcité de la France et son adhésion au blasphème « a alimenté le radicalisme d’une minorité marginalisée ».
Khosrokavar donne immédiatement le contexte. Le « laïcisme radical » implique que Charlie Hebdo repasse des caricatures « blasphématoires » du prophète de l’islam pour marquer le début du procès des personnes accusées de l’attaque terroriste de leurs bureaux en 2015. Il parle ensuite d’une « religion civile », avec des « prêtres » (ministres du gouvernement) et un « pape » (le président).
Cela montre clairement que Khosrokavar ne pense pas (simplement) aux caricatures « blasphématoires » elles-mêmes ni à leur publication. Il pense plus précisément que l’État français encourage le blasphème religieux, avec le soutien des intellectuels.
Mais Khosrokavar ne donne aucun détail sur la relation de cause à effet supposée entre la « laïcité radicale » et la montée du terrorisme islamiste en France. Il se trompe peut-être. Peut-être pas. Je ne suis pas un spécialiste. Mais il l’est certainement. Si l’on voulait se faire une opinion éclairée sur cette question empirique, il faudrait lire les experts. Le livre de 600 pages de Khosrokhavar Le nouveau jihad en Occident, publié en 2018, semble être l’un des bons points de départ. La plupart des critiques que j’ai lues à propos de cet article portaient sur le fait qu’il blâmerait les victimes. Pourtant, compte tenu du contexte — un sociologue respecté, spécialisé dans les causes intérieures du terrorisme en France, commente les causes du terrorisme en France — cela semble malavisé.
À partir de ces brefs commentaires empiriques, Khosrokavar passe à un argument normatif. Il établit d’abord une distinction conceptuelle : « C’est une chose de protéger la liberté de blasphémer et une autre d’exhorter avec enthousiasme au blasphème, comme c’est le cas en France. » En d’autres termes, le fait que nous ayons (et voulons, et défendons) la liberté d’expression ne signifie pas que ce soit une bonne idée d’insulter une minorité religieuse. C’est tout à fait vrai. La liberté d’expression n’implique pas que toute parole a une valeur.
Une double ration de frites pour remplacer le porc
Est-il vrai, cependant, que des membres importants du gouvernement français incitent de manière immodérée et enthousiaste les gens à publier et à distribuer des caricatures « blasphématoires » de Mohammed ? C’est ce qu’implique Khosrokhavar, mais il nous donne peu de preuves.
Bien que Gérard Darmanin, le ministre de l’intérieur, ait dit des choses étranges sur la religion — comme le fait de s’étonner que les aliments halal et casher aient des rayons séparés dans les supermarchés - et que Nicolas Sarkozy ait demandé aux enfants musulmans et juifs de prendre une double ration de frites les jours où la cantine de leur école sert du porc, cela ne revient certainement pas à faire l’éloge des caricatures « blasphématoires ».
En effet, Emanuel Macron a déclaré dans sa récente interview sur Al Jazeera qu’il « comprend et respecte » le fait que les musulmans puissent être choqués par ces caricatures. Macron a même précisé qu’il pense que dans la société, nous devons cultiver le respect mutuel, ce qui implique peut-être qu’il considère lui aussi le travail de certains satiristes comme « immodéré ». Mais Macron insiste également sur le fait qu’il est hors de question de restreindre le droit à la liberté d’expression des satiristes, car cela impliquerait l’installation d’un ordre moral ou religieux en France, ce qui serait inacceptable.
D’autre part, en France, des responsables politiques moins importants ont agi d’une manière qui pourrait être interprétée à la lumière de la notion de « laïcité radicale » de Khosrokhavar. Par exemple, Carole Delga, présidente de la région d’Occitanie, a fait projeter des dessinsde Charlie Hebdo sur les bâtiments du conseil régional à Toulouse et à Montpellier au mois d’octobre. Dans le même esprit, Renaud Muselier, président de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur (PACA), organise l’édition d’un livre de caricatures antireligieuses et politiques qui sera distribué dans tous les lycées de France. Peut-être Khosrokhavar se concentre-t-il sur ces cas et d’autres, similaires, et sa référence à Macron en tant que « pape » et aux ministres du gouvernement en tant que prêtres est surtout rhétorique.
Mais il ne se contente pas de critiquer le gouvernement français. Il pense également que les intellectuels français devraient être plus réservés lorsqu’ils font l’éloge des caricatures et défendent le droit sans limites à la liberté d’expression. Selon Khosrokhavar, la façon dont ces caricatures sont utilisées en France sape le débat public, stigmatise et humilie même les musulmans modérés et contribue au « cycle infernal » de la provocation et de la contre-provocation.
Un cycle de violence néfaste
Notez ce que Khosrokhavar ne dit pas. Il ne dit pas que le dessin de caricatures « blasphématoires » devrait être illégal. Il dit plutôt que ce n’est pas une bonne idée de faire l’éloge d’un tel discours, et que la liberté d’expression ne devrait pas être illimitée. Et que ces éléments (l’éloge généralisé du « blasphème », sa promotion par le gouvernement et le soutien d’une liberté d’expression sans limites) contribuent à un cycle de violence néfaste.
Il est difficile de deviner ce qu’il entend par « liberté d’expression sans limites », ou qui, selon lui, la soutient. Il est certain que la liberté d’expression en France n’est pas légalement illimitée. Les discours de haine, la négation de l’holocauste, l’incitation à la violence, la diffamation, voire l’insulte sont ou peuvent être illégaux. Peut-être Khosrokhavar a-t-il également tort de dire que les louanges aux caricatures de Mohammed contribuent de manière significative au cycle du terrorisme islamiste en France. Mais avant de se forger une opinion sur les affirmations empiriques de Khosrokhavar, il faut probablement lire ses travaux universitaires pour examiner la solidité de ses preuves et de sa méthodologie.
Enfin, les affirmations normatives de Khosrokhavar ne découlent pas simplement de ses affirmations empiriques. Il pourrait être vrai que les louanges des caricatures « blasphématoires » contribuent à un cycle de violence et en même temps penser qu’il n’y a rien de moralement inacceptable de les louer.
Malgré tout cela, publier puis retirer l’article de Khosrokhavar est vraiment très ironique. La liberté d’expression de l’universitaire devrait être défendue au même titre que celle du caricaturiste. Si les sociologues ne peuvent plus avancer d’hypothèses plausibles sur les causes intérieures du terrorisme ni de propositions pratiques modérées, mais controversées, il semble que le débat soit devenu à la fois hyperpartisan et anti-intellectuel.
Nous n’avons pas besoin d’être d’accord avec tous ses arguments ; en effet, j’ai défilé pour Charlie en 2015 et je le referai. Mais il n’y a rien de terrible à suggérer qu’une approche modérée de la diffusion d’images que beaucoup trouvent insultantes serait sage. Ne pas publier l’article de Khosrokhavar aurait bien sûr été parfaitement banal. Le fait de le publier et de le retirer par la suite me semble difficile à justifier.
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