Nasser Bourita est soudain passé de l’arabe au français. Pourtant, lors de sa conférence de presse le vendredi 15 janvier 2021 à Rabat, aucune question n’a été posée dans cette langue au ministre des affaires étrangères du Maroc. S’il a subitement changé de langue, c’est sans doute qu’il avait un message à faire passer aux amis européens de Rabat.
« L’Europe doit sortir de sa zone de confort et suivre la dynamique des États-Unis » qui, le 10 décembre 2020, ont reconnu la souveraineté du Maroc sur le Sahara occidental en échange de l’établissement de relations diplomatiques entre Rabat et Tel-Aviv. « Une partie de l’Europe doit être plus audacieuse, car elle est proche de ce conflit », a-t-il ajouté.
Bourita concluait avec cet appel à une conférence sponsorisée par son ministère et le département d’État américain en appui au plan d’autonomie sous souveraineté marocaine du Sahara occidental. Rabat le propose depuis 2007 pour résoudre le conflit. Une quarantaine de pays ont participé à la réunion virtuelle. Parmi eux un seul pays européen, la France.
Après que la superpuissance a reconnu la souveraineté marocaine, après qu’une vingtaine de pays africains et arabes ont même annoncé l’ouverture de consulats au Sahara, la diplomatie de Rabat veut pousser son succès. Elle demande aux dirigeants européens d’emboîter le pas à l’ex-président Donald Trump ou, tout au moins, de soutenir l’autonomie. L’Espagne, ancienne puissance coloniale, est la première visée.
C’est une revendication paradoxale que formule le Maroc. Ce pays a reconnu en catimini qu’il n’était pas souverain au Sahara occidental. Il a en effet signé avec l’Union européenne (UE) de nouveaux accords agricoles et de pêche en mars et juin 2019, qui incluaient une extension pour ce territoire ne faisant pas partie du royaume. Les avocats du Front Polisario (le cabinet lyonnais Devers) considèrent cependant que les Sahraouis n’ont pas donné leur consentement. Ils demandent en conséquence l’annulation de ces deux accords à la Cour de justice de l’UE qui devrait se prononcer avant la fin de l’année.
Un sommet reporté sine die
La pression sur l’Espagne a commencé bien avant que Bourita ne lui fasse un appel du pied depuis Rabat. Le 10 décembre, le jour même où Trump a fait ce geste envers le Maroc, les autorités marocaines ont reporté sine die le sommet bilatéral avec l’Espagne, sous prétexte que la pandémie ne permettait pas de le tenir. C’était pourtant le chef du gouvernement marocain Saad-Eddine Al-Othmani qui avait demandé sa convocation et l’avait même annoncée en novembre sur Twitter. Douze jours après cet ajournement, la pandémie n’a pas empêché le roi Mohamed VI de recevoir au Palais une délégation américano-israélienne dirigée par Jared Kuchner, conseiller et gendre du président Donald Trump.
La presse inféodée au palais royal marocain a aussi montré du doigt l’Espagne. « Nombre d’observateurs ont remarqué que l’Espagne a brillé par son absence, ce que bien des diplomates marocains ont regretté » écrivait à propos de la conférence Le 360, journal numérique marocain le plus proche du palais. La diplomatie espagnole et Podemos, le parti d’extrême gauche qui intègre la coalition gouvernementale « se sont passé le mot pour mener campagne auprès de l’administration Biden contre la reconnaissance [par les États-Unis] de la marocanité du Sahara », ajoutait Le Collimateur, un de ces sites marocains que personne ne lit, mais qui sert parfois à faire passer des messages.
L’embarras de Madrid
Le gouvernement espagnol est embarrassé par la demande marocaine. Il craint que Rabat ne passe à la vitesse supérieure et déclenche une grosse crise migratoire ou coupe la coopération antiterroriste, comme il l’avait déjà fait en août 2014. Les socialistes ont depuis longtemps appuyé en sous-main la solution au conflit prônée par Rabat, même si l’autonomie qu’elle offre au Sahara est fort réduite comparée à celle dont jouissent les régions en Espagne. Mais ils ne peuvent le dire ouvertement, car l’opinion publique espagnole sympathise toujours avec le Front Polisario et Podemos continue à lui apporter son soutien. Son leader Pablo Iglesias insiste régulièrement sur le droit à l’autodétermination des Sahraouis.
L’Espagne a quitté précipitamment le territoire, grand comme le Royaume-Uni, en 1975 quand la Marche verte organisée par Hassan II déferlait sur le Sahara et que le général Francisco Franco agonisait à Madrid. Elle en a remis alors les deux tiers au Maroc et un tiers à la Mauritanie. Sous les coups du Front Polisario, cette dernière s’en est retirée en 1979 et l’armée marocaine s’est vite emparée de la portion mauritanienne. Après seize années de guerre, le Maroc et le Polisario ont conclu un accord en 1991 sous l’égide de l’ONU, qui prévoyait un cessez-le-feu et un référendum d’autodétermination. Celui-ci n’a pas eu lieu, car Rabat n’en veut plus, et la guerre a repris, depuis novembre dernier, mais sur une petite échelle.
Madrid se considère dégagée de toute responsabilité au Sahara depuis la lettre remise, le 26 février 1976, par l’ambassadeur d’Espagne à l’ONU à son secrétaire général de l’époque Kurt Waldheim. Le gouvernement socialiste l’a encore rappelé, le 16 novembre 2020, dans une réponse écrite à des députés. Hans Corell, secrétaire général adjoint aux questions juridiques, a cependant contredit, en 2002, la position officielle espagnole. Dans un avis de droit rendu à la demande du Conseil de sécurité, il affirme que l’Espagne est toujours la puissance administrant le territoire.
Les migrants bloqués aux Canaries
La négociation tripartite entre les États-Unis, le Maroc et Israël a démarré, d’après des sources diplomatiques, à la fin de l’été dernier, juste au moment où l’émigration irrégulière sur les Canaries montait en flèche. En 2020, 23 023 immigrés clandestins sont arrivés par la mer dans l’archipel, surtout au cours du dernier trimestre. C’est un chiffre en hausse de 757 % par rapport à 2019. Les Marocains représentent une courte majorité. Ils sont partis, tout comme bon nombre de subsahariens, des côtes du Sahara, un phénomène sans précédent. Lors de la précédente crise migratoire, en 2006, les rafiots des sans-papiers prenaient la mer surtout du côté de la Mauritanie et du Sénégal.
Le profil des immigrés marocains débarqués dans les îles est différent de ceux qui traversent le Détroit de Gibraltar (3 850 en 2020) pour rejoindre la péninsule ibérique. Ils sont un peu plus âgés, ont souvent travaillé au Maroc dans la restauration ou le secteur touristique et possèdent parfois un passeport flambant neuf. Au chômage depuis des mois à cause de la crise provoquée par la pandémie, ils ont pris le risque de s’embarquer pour cette traversée de l’Atlantique. Dakhla, au sud du Sahara, était le point de départ de 68 % d’entre eux fin décembre, selon une enquête de Frontex, l’agence européenne pour le contrôle des frontières.
Les diplomates espagnols qui suivent de près le dossier marocain se demandent cependant si à cette explication purement économique de l’émigration aux Canaries il ne faut pas en ajouter une autre. Rabat laisserait filer ses citoyens depuis le Sahara pour arracher à l’Espagne un geste en appui à son offre d’autonomie. Après tout, ce territoire désertique de 266 000 kilomètres carrés est l’un des mieux contrôlés au monde. Les deux tiers de l’armée marocaine y sont déployés, auxquels il faut ajouter la gendarmerie, la police et les Forces auxiliaires qui servent à mater tout embryon de protestation des Sahraouis.
L’immigration irrégulière massive aux Canaries pose un triple problème aux autorités espagnoles. Faute de campements d’accueil — ceux érigés à la va-vite ne disposent actuellement que de 600 places —, plus de 7 500 migrants sont logés dans des hôtels vides de touristes. Cela ne va pas sans créer des tensions avec les populations locales encouragées, dans certains cas, par des maires populistes.
Le ministère espagnol de l’intérieur cherche, tant bien que mal, à les retenir aux Canaries contre l’avis du secrétariat d’État aux migrations. Bloquer les migrants dans les îles a un effet dissuasif sur les candidats au départ au Maroc qui rêvent de rejoindre l’Europe continentale. Qui plus est, des pays européens comme la France insistent auprès de l’Espagne pour qu’elle les garde dans l’archipel, car, une fois dans la péninsule, bon nombre d’entre eux cherchent à traverser les Pyrénées.
La France boucle les Pyrénées
Ce ne sont pas les Marocains qui tentent en plus grand nombre à gagner la France, mais les Algériens. En 2020 — autre chiffre record —, 11 450 d’entre eux sont arrivés en Espagne par la mer. Partis des côtes d’Oran ou de Mostaganem ils débarquent surtout à Almería et Murcie. Pour essayer d’empêcher les immigrés irréguliers de rentrer en France, les préfets de Haute Garonne, des Pyrénées-Orientales et des Pyrénées-Atlantiques ont fermé, entre le 6 et le 14 janvier, quinze points de passage avec l’Espagne empruntés surtout par des travailleurs frontaliers et des touristes. « De trente à cinquante personnes sont interpellées chaque jour en situation irrégulière depuis novembre », affirmait Étienne Stroskopf, préfet des Pyrénées-Orientales, pour justifier la décision. Le président Emmanuel Macron s’était d’ailleurs rendu en novembre 2020 au Perthus (Pyrénées-Orientales) pour annoncer que le nombre de policiers, gendarmes et militaires déployés aux frontières doublerait pour atteindre les 4 800 fonctionnaires.
Pendant près de neuf mois, le Maroc n’a pas accepté le rapatriement d’un seul de ses citoyens débarqués irrégulièrement en Espagne. Après le déplacement à Rabat, le 20 novembre 2020, du ministre espagnol de l’intérieur Fernando Grande-Marlaska, son homologue marocain Abdelouafi Laftit a donné le feu vert à des retours au compte-goutte. Entre 60 et 80 immigrés marocains sont rapatriés chaque semaine en vol régulier depuis Las Palmas, accompagnés chacun par deux policiers espagnols. Le nombre est très insuffisant au regard de ceux qui sont ou qui continuent à arriver, mais l’intérieur espère que le bouche-à-oreille au Maroc sur ces retours forcés fera changer d’avis ceux qui s’apprêtent à prendre le large.
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