Histoire

Saint Louis, un roi prisonnier des clichés

Une captivité controversée · Le 800e anniversaire de la naissance de Saint Louis, né le 25 avril 1214, éveille des mémoires contrastées. La captivité du roi en Égypte au cours de sa première croisade provoque des rêveries opposées chez l’écrivain égyptien Ahmed Youssef et chez l’homme politique français Philippe de Villiers. Le premier le voit au bord d’être séduit par la belle sultane Chajra Al-Dour, le second veut l’enrôler dans son combat identitaire. La réalité est plus complexe...

« Saint Louis fait prisonnier ».
Gravure de Gustave Doré, XIXe siècle, reproduite sur un timbre égyptien de 1957 dans une série intitulée « Égypte, tombeau des agresseurs ».

Et la sultane voulut embrasser le futur Saint Louis. Et Louis IX de France repoussa le baiser de la belle Chajra Al-Dour. S’il avait cédé, adieu la canonisation. Mais en échange il aurait pu monter sur le trône d’Égypte, suggère l’auteur de la pièce de théâtre Saint Louis en Égypte1, le journaliste et écrivain égyptien Ahmed Youssef. Cette fantaisie philosophico-historique imagine un dialogue entre le roi croisé, capturé en 1250 à la bataille de Mansoura, et la sultane qui régna brièvement sur Le Caire pendant cette même période. Ahmed Youssef l’a publiée en mars 2014, saisissant l’occasion du 800e anniversaire de la naissance de Louis IX, le 25 avril 1214.

Rien d’étonnant à ce qu’un Égyptien se souvienne de cette date peu célébrée en France. Pour les Arabes, la captivité du roi Louis s’inscrit dans l’histoire des victoires nationales. En 1957, pour le cinquième anniversaire de sa révolution, Gamal Abdel Nasser a fait éditer une série de cinq timbres intitulée « Égypte, tombeau des agresseurs » représentant le pharaon Ahmosis, vainqueur en 1580 avant J. C. des Hyskos, un groupe nomade venu du nord de l’Égypte, Saladin, la défaite des Mongols, la capture de Saint Louis et l’échec de l’opération franco-britannique contre Suez l’année précédente.

À chacun son Saint Louis. Un autre auteur a voulu reconstituer le dialogue entre le royal prisonnier et la sultane. Dans son Roman de Saint Louis2, Philippe de Villiers, vicomte vendéen nostalgique d’une France de sacristie, ne peut concevoir ni baiser, ni tentation. Mais Villiers rejoint pourtant Youssef pour imaginer que Chajra Al-Dour a proposé à Louis de se convertir à l’islam. Pour le dramaturge comme pour le romancier, le roi refuse au nom de sa foi. Ahmed Youssef le décrit tout de même un peu ébranlé quand il découvre que les « infidèles » vénèrent comme lui la Vierge Marie. Rien de tel pour le vicomte, qui enfile son heaume et sa cote de mailles. « On comprend à travers le dialogue entre Saint louis et la sultane Chajra Al-Dour que la croisade n’est pas une guerre d’agression mais de légitime défense », explique Villiers dans une récente interview. « Sur la légitimité, la laïcité, l’islam, Saint Louis a tout dit, tout vu, tout compris », affirme-t-il, sans craindre l’ébouriffant anachronisme d’un roi du XIIIe siècle siècle évoquant la laïcité. Chez Philippe, Louis parle comme Éric Zemmour, lequel fait allégeance : « L’originalité et la modernité de Saint Louis est qu’il s’efforce de rassembler l’Europe pour combattre l’islam », s’extasie le polémiste identitaire dans sa critique du livre de Philippe de Villiers.

Des recompositions brutales

La rencontre entre ce roi singulier et le Proche-Orient n’a que peu de choses à voir avec ces fariboles. La captivité de Louis IX marque en réalité le début de la fin de l’idée de croisade et coïncide avec un bouleversement politique dans la région. Les agressions militaires répétées des « Franj », comme les Arabes appelaient les croisés, provoquent des recompositions brutales qui se déroulent pendant le mois d’incarcération du monarque. Qu’en a-t-il vu ? Y a-t-il participé ? C’est le vrai mystère de Saint Louis en Égypte, enfoui sous les récits recomposés des chroniqueurs des deux rives de la Méditerranée.

Sur les circonstances de la captivité, les auteurs européens et arabes s’accordent à quelques détails près3 Le roi a bien été fait prisonnier l’année même de son débarquement, à Mansoura, au nord du Caire, par l’armée du sultan Al-Salih Ayyoub, petit-neveu de Saladin. Il a été logé dans la villa du qadi de la ville, Fakhreddine ibn Louqman, un lettré soufi. Au bout d’un mois, le souverain a été libéré contre une forte rançon, 500 000 dinars, une pratique banale à l’époque. Le roi de France acceptait aussi de rendre la ville égyptienne de Damiette, conquise par ses troupes.

La science des médecins arabes

Quelles furent les conditions matérielles de sa détention ? Les chroniqueurs royaux reconnaissent que Louis IX, victime d’une grave dysenterie au moment de sa capture a été guéri par les médecins arabes, dont on admire la science. On concède aussi aux Arabes la culture et l’érudition. Louis aurait tiré de son séjour forcé le projet de fonder une bibliothèque royale à son retour en France. Pour le reste, la vérité disparaît sans doute derrière l’idéologie. Les auteurs français écrivent dans la perspective de la canonisation du roi, décrétée en 1297, moins de trente ans après sa mort. Louis IX a-t-il été menacé de torture, et même de crucifixion, s’il ne se convertissait pas à l’islam ? Cette version a l’avantage de nourrir le dossier destiné au Vatican. Rien de tel chez les historiens arabes, insistant au contraire sur la générosité des geôliers, qui offrent au « rîdâfrâns » (transcription phonétique de « roi de France ») un manteau et un serviteur eunuque - dont Louis aurait trouvé la compagnie déplaisante.

Le débat reste largement ouvert sur l’attitude du prisonnier face au brutal coup d’État qui éclate à ce moment-là. L’idée que Louis IX aurait pu en profiter n’est pas née de la seule imagination de notre dramaturge égyptien. Joinville, l’ami et le biographe du souverain, capturé lui aussi, raconte que les « amiraux » mamelouks, qui viennent d’assassiner le sultan, proposent au roi de France de prendre sa place. Mais comme le roi leur dit qu’il veut rester chrétien, les dirigeants se rétractent, craignant une vague de conversions…

Sans doute un nouvel exemple de « com » politico-religieuse médiévale. Mais l’épisode rappelle que le roi de France a vécu en direct la fin de la dynastie de Saladin et le passage du pouvoir aux mamelouks, ces généraux esclaves qui régneront pendant trois siècles au Caire. La sultane Chajra Al-Dour, d’origine arménienne, n’est pas non plus une invention. Elle prend le pouvoir par intérim à la mort — de maladie — de son mari, Al-Salih Ayyoub, trois jours après la bataille de Mansourah. Le trône doit passer à son fils Tourancha. Mais celui-ci est assassiné par les mamelouks, cinq jours avant la libération de Louis IX. Nouvelle occasion pour les récits médiévaux d’évoquer l’aura du roi de France auprès des infidèles. Les Grandes chroniques, textes écrit par des moines de Saint-Denis à la demande du souverain lui-même, racontent que le meurtrier du sultan, l’épée encore sanglante, vint demander à Louis IX de le faire chevalier… Selon les moines, le roi refuse. Quant à Al-Dour, elle épousera le nouveau sultan mamelouk, Aïbak, avant d’être assassinée à son tour.

Louis reste sur place. Le roi pensait sans doute s’installer pour longtemps, rêvant toujours de conversions et peut-être de colonisation. Mais ne pouvant conquérir ni Le Caire ni Jérusalem, il a dû conclure avec les mamelouks un traité de paix, scellé par le cadeau d’un éléphant, qui lui a permis de garder quelques forteresses. Une habitude, là encore. « L’Europe rassemblée pour combattre l’islam » n’existe que dans les songes de l’extrême-droite du XXIe siècle. Outre que les croisés s’en sont souvent pris aux juifs et aux chrétiens orientaux aussi bien qu’aux musulmans, l’histoire du royaume latin en Terre sainte n’est qu’une longue série d’accords et de trêves avec les pouvoirs locaux — et de rivalités entre les croisés eux-mêmes. Les comtes et vicomtes épousaient parfois les querelles des sultans. On vit des batailles opposant de chaque côté des chevaliers chrétiens. Et quand vint l’invasion mongole, Bohémond, prince d’Antioche, combattit pour le grand Khan…

Frédéric II, roi de Jérusalem

Dès la première croisade de Saint Louis, l’objectif même de la prise de Jérusalem par la force appartenait déjà à un passé révolu. Louis IX voulait plutôt envahir l’Égypte. Et la ville sainte avait d’ailleurs été offerte à un empereur chrétien, après un simulacre de bataille arrangé d’avance, par un descendant du grand général ayyoubide, Al-Kamel. Celui-ci avait fait « roi de Jérusalem » Frédéric II de Hohenstaufen, maître du Saint empire romain germanique, qui régna sur la ville de 1229 à 1244, avant que les querelles familiales n’entraînent sa reprise par les musulmans. Le règne de Frédéric II, curieux et lettré, arabisant et entouré d’une garde arabe, fut parfois appelé « la croisade pacifique ».

Quand Louis IX pose le pied en Égypte, la religion chrétienne est en train d’évoluer. Le concept d’une foi intériorisée et personnelle entre en concurrence avec les sanglantes expéditions armées. Les idées nouvelles sont propagées par les ordres mendiants, dominicains et franciscains. Louis IX était lui-même partagé, à la fois croisé et soutien de ces moines modernistes. L’année même de son débarquement en Égypte, les dominicains fondent à Tunis un studium arabicum, destiné à étudier l’arabe et le Coran, en vue d’engager le débat avec les musulmans.

Louis IX rentra en France trois ans après sa libération, à l’annonce de la mort de sa mère, la régente Blanche de Castille. Quand il part pour la seconde fois, en 1270, l’idéal de la croisade est moribond. Même le fidèle Joinville refuse de le suivre. Louis, obstiné, croit que le sultan de Tunis n’attend que lui pour se convertir. Le roi de France prend Carthage, où il meurt de la dysenterie. Son corps sera bouilli sur place, la chair séparée des os, qui rentreront en France après un long périple. Mais selon une légende tunisienne, le corps du roi est resté sur place. Converti à l’islam, il a pris le nom de Sidi Bou Saïd, aujourd’hui village balnéaire proche de Tunis. À chacun son Saint Louis.

1Préface de Jean Lacouture, Orient Editions, 2014. - 63 p.

2Albin Michel, 2013. - 528 p.

3Pour une synthèse documentée des sources des deux côtés, voir l’article de Yann Potin Saint Louis l’Africain, histoire d’une mémoire inversée dans la revue Afrique et histoire. On pourra lire aussi les pages consacrées aux croisades dans le monument de Jacques Le Goff, Saint Louis, Folio histoire ; 1264 p. Pour les chroniqueurs arabes, voir l’ouvrage vulgarisateur d’Amin Maalouf Les Croisades vues par les Arabes, J’ai lu ; 317 p. et l’ouvrage d’Anne-Marie Eddé, L’Orient au temps des croisades. Textes arabes choisis, GF-Flammarion, 2002 ; 397 p. (en collaboration avec Françoise Micheau).

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