Parmi les scénarios envisagés pour la Libye, celui qui s’est engagé vendredi 16 mai est assurément le plus sombre, le plus dangereux pour le pays et la région. L’opération militaire lancée à Benghazi par le général Khalifa Haftar1 et ses troupes, qu’il a baptisées armée nationale libyenne a beau porter le joli nom de code Dignité (Al-karama), elle n’en est pas moins l’étincelle que beaucoup redoutaient en Libye et qui risque de faire basculer le pays dans une guerre civile ouverte.
"Nettoyer" Benghazi
L’objectif affiché de cette opération est le « nettoyage » de Benghazi des brigades d’ex-rebelles se réclamant de l’islam politique : brigade des Martyrs du 17 février (première brigade constituée durant l’insurrection du printemps 2011, elle est considérée comme la plus puissante de Cyrénaïque ; brigade Raf Allah Al-Sahati2 rattachée au ministère de la défense sous l’appellation « Bouclier de Libye n° 3 » et les groupuscules Ansar Al-charia. Pour les besoins de la cause, toutes ces structures ont été qualifiées de « groupes terroristes ».
Avec un bilan provisoire dimanche soir de plus de 80 morts, l’opération, qui a commencé dans l’est, s’est prolongée dans la capitale Tripoli avec l’assaut dimanche du Conseil national général (parlement) par les milices Qaqaa, Al-Sawaiq et Al-Madani constituées majoritairement de membres de la tribu des Zintan et bras armé de l’alliance des forces nationales constituée en 2012 par Mahmoud Jibril pour regrouper les partis « libéraux », c’est-à-dire ne se réclamant pas de l’islam politique. Cet assaut a donné lieu à des combats à l’arme lourde qui se sont poursuivis toute la journée du 18 mai, notamment dans le quartier d’Abou Slim où vivent de nombreuses familles Zintan qui ont été prises pour cibles par les gardes du parlement, ainsi que les membres de la Chambre d’opération des rebelles de Libye (Ghurfat ‘amaliât thuwar libya), bras armé des Frères musulmans. Dans la soirée du 18, le colonel Mokhtar Fernana, chef de la police militaire, ancien officier de l’armée sous le régime Kadhafi et membre également de la tribu Zintan, apparaissait sur la chaîne satellitaire libyenne pour annoncer le « gel » des activités du parlement.
Depuis lors, les messages de soutien à l’opération Dignité se sont multipliés de la part d’unités et de bases militaires de Cyrénaïque ainsi qu’en Tripolitaine et dans le Fezzane. Les officiers des trois armes favorables à l’opération ont constitué leur propre Conseil supérieur de commandement de l’armée et ont pris position dans les locaux d’une des milices Zintan sur la route de l’aéroport de Tripoli.
Coup de force ou coup d’État militaire ?
Des messages de soutien à la légitimité du parlement et dénonçant un coup d’État militaire ont été diffusés de leur côté par un certain nombre de conseils militaires de villes et de villages, principalement en Tripolitaine et dans le Fezzane et par les conseils supérieurs de sécurité des principales villes de Tripolitaine. Beaucoup sont constitués d’anciens proches de Abdelhakim Belhadj, mais également par le chef d’état-major des armées, le général Abdessalam Jadallah Al-Salihin Al-Obaidi, chef d’état-major des armées libyennes qui a toujours veillé à privilégier la négociation à l’usage de la force pour le règlement des différends. Le chef du conseil local de Tripoli, élu, s’est également prononcé en faveur de la légitimité. Les réseaux sociaux sont mobilisés pour diffuser les messages de propagande et d’affichage militaire des deux camps.
Pour les partisans de l’opération Dignité, il s’agit d’éliminer les islamistes (y compris les Frères musulmans), tous assimilés à des terroristes liés à Al-Qaida et qu’ils accusent de complicité avec les meurtriers de militaires et de fonctionnaires à Benghazi, dont les crimes se sont multipliés ces derniers mois. Pour le camp adverse, il s’agit de préserver la légitimité du processus politique prévu par la feuille de route validée en 2012 par le Conseil national de transition, quitte à réélire un nouveau parlement.
Les positions sont donc inconciliables et le sang versé ces derniers jours rend chaque jour plus improbable la perspective d’une sortie de crise pacifique. L’équilibre dynamique fragile qui prévalait depuis trois ans entre les grandes forces militaires du pays et qui permettait de contenir dans une certaine mesure le niveau de violence est en effet rompu par cette initiative du général Haftar.
La ville de Misrata, sollicitée le 19 mai pour envoyer ses puissantes milices s’interposer à Tripoli entre les combattants, temporise toujours avant de s’impliquer militairement dans une opération qui ne pourrait que dégénérer en une bataille urbaine de grande ampleur. Disposant d’un poids important au Conseil national général qui devait valider samedi 17 mai la nomination d’une nouveau premier ministre originaire de cette ville, Misrata a beaucoup à perdre au plan politique dans la dissolution du parlement, mais compte également dans ses rangs d’anciens militaires favorables au coup de force d’Haftar. Le 20 mai, le conseil local a donc proposé une médiation de sortie de crise qui n’a eu jusqu’à présent aucun écho chez les parties en présence déjà concentrées sur la préparation des combats à venir.
Marche vers la guerre civile
Au plan militaire, les uns et les autres fourbissent leurs armes. Des unités du Bouclier de Libye en garnison à Tripoli, rattachées officiellement à l’état-major des armées, ont rejoint Benghazi avec armes et bagages pour renforcer le camp de la brigade des Martyrs du 17 février, situé dans le quartier de Garyounis au sud de Benghazi et en renforcer la défense, en prévision de l’attaque des forces du général Haftar.
Si la situation en Libye ne revêt pas de dimension communautaire au sens religieux ou ethnique, il demeure que les populations civiles font déjà l’objet de mesures de représailles du fait de leur appartenance à telle ou telle tribu ou quartier dont la prise de position est connue. Dans une capitale ou chacun connaît les origines de ses voisins et des différents quartiers, il est à craindre que les populations civiles soient les premières à être prises en otage entre les différents belligérants.
Le coup de force d’Haftar et des milices zintan à Tripoli contre des adversaires islamistes qui avaient fait le choix de la voie politique, regroupant de fait toute cette mouvance sous le vocable « terroriste », comporte des ressemblances avec la situation égyptienne. Mais contrairement à l’Égypte, il n’y a pas d’armée en Libye et l’adversaire y dispose d’une puissance de feu importante et de la volonté de se battre jusqu’au bout. Le risque d’une guerre civile longue et terrible est donc bien réel, avec au final aucun vainqueur ni vaincu mais de nombreuses victimes et une société encore plus déchirée.
Frilosités diplomatiques française et américaine
Au plan diplomatique, la France, par la voix de son porte-parole, n’a pas condamné le coup de force militaire en Libye3 ; elle s’est limitée à déclarer que « la situation sécuritaire est préoccupante » et « rappelé l’ensemble des acteurs politiques libyens en faveur à la fois de la retenue et du dialogue ». On y apprend également que le ministre des affaires étrangères Laurent Fabius s’est entretenu avec Mahmoud Jibril, proche des milices zintan et qui n’a eu de cesse, depuis 2011, de pousser les parties en présence à l’affrontement armé. On ne peut que s’interroger sur l’opportunité de s’entretenir avec un tel homme qui ne dispose plus d’aucune légitimité politique en Libye et qui suit les évènements depuis les Émirats arabes unis.
Les États-Unis, tout en affichant leur prise de distance à l’égard du général Haftar, se sont refusés également à qualifier son action de coup d’État militaire4 et ont appelé les parties en conflit à la retenue.
Depuis presque trois ans que le régime Kadhafi est tombé et que la Libye est en proie à un conflit de basse intensité avec des pics réguliers de violence, les médias et les intellectuels occidentaux — qui s’étaient massivement mobilisés et positionnés en faveur d’une intervention militaire de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) en Libye — sont devenus étonnament silencieux. L’opération militaire lancée par un général et visant à « nettoyer » le pays de ses adversaires politiques qualifiés pour l’occasion de « terroristes » et d’« alliés d’Al-Qaida » serait-elle plus acceptable et moins médiatique que les violences du régime de Kadhafi ? Il reviendra aux experts en terrorisme, islamisme et questions militaires d’expliquer qu’il n’y avait d’autre option que la répression face à de tels ennemis de la démocratie.
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1Le général Haftar, âgé de 73 ans, est originaire de la tribu Ferjan de Tripolitaine, bien représentée à Syrte et Tarhouna et longtemps alliée à celle de Mouammar Kadhafi. Il a participé au coup d’État militaire du 1er septembre 1969 qui a renversé la monarchie à ses côtés, puis a effectué une carrière militaire durant laquelle il a notamment fait partie du corps expéditionnaire libyen envoyé en 1973 combattre sur le front égypto-israélien. En 1986, commandant du corps expéditionnaire libyen au Tchad, il est fait prisonnier puis transféré aux États-Unis par avion où il a vécu en Virginie à quelques kilomètres du siège de la CIA jusqu’en 2011, date à laquelle il rejoint la Cyrénaïque pour participer à la guerre contre le régime du colonel Kadhafi. Il a ensuite occupé brièvement le poste de chef d’état-major de l’armée de terre libyenne et s’est déjà illustré en février 2014 en appelant publiquement à la dissolution du parlement et du gouvernement libyens.
2Son commandant en second Ismaïl Sallabi, frère du prédicateur Ali Sallabi, jouit d’une immense popularité en Cyrénaïque pour son rôle militaire durant la révolte de 2011, mais aussi pour son intégrité et ses qualités morales.