Soudan. La France soutient la transition démocratique

La Conférence de Paris sur le Soudan qui s’est tenue lundi 17 mai 2021 se voulait un hommage à cette révolution réussie débutée en décembre 2018. Il s’agissait surtout de marquer le retour du Soudan dans la communauté internationale, de soutenir la transition politique et de relancer l’économie. Compte-rendu.

Alaa Salah, icône de la révolution soudanaise
Duncan C./Flickr

La Conférence de Paris sur le Soudan qui s’est tenue lundi 17 mai dans la capitale française a été plus lyrique que l’intitulé. Il s’est agi de la célébration d’une révolution réussie, celle qui a commencé en décembre 2018 dans les rues soudanaises contre la hausse du prix du pain pour se poursuivre avec trois mots en slogan, « Liberté, paix, justice ».

Trois mots qu’Emmanuel Macron, hôte de la conférence, a tenu à prononcer en arabe lors de son discours inaugural de la session politique : « Hourriyah, salam, adalah », avant de saluer, dans un style emphatique, « les jeunes et les femmes » qui « ne demandaient rien de plus que de vivre en liberté, guidés par les mots inoubliables de l’écrivain soudanais Tayeb Salih : ‘’Je veux arracher mon droit à la vie, donner avec générosité, aimer comme un torrent’’. » Et d’égrener, tout au long de son propos, les noms des poètes et chanteurs soudanais, Mohamed Mekki Ibrahim, Mohamed Fitour, Mahjoub Sharif, Mohamed Wardi. L’enthousiasme du président français s’explique sans doute par la comparaison qu’il ose dès le départ entre l’insurrection soudanaise et la Révolution française. Il souligne ainsi la « communion entre la révolution soudanaise et la Révolution française. Ces instants décisifs où tout bascule, où l’expression d’un peuple vient à porter les espoirs d’un pays, ici, le Soudan, mais aussi, je dois bien le dire, du monde ».

Il aura certainement moins adhéré aux mots de solidarité avec le « peuple palestinien qui lutte pour sa liberté » exprimés par les trois jeunes gens invités à la tribune, représentants de cette jeunesse en mouvement : Mohamed Naji Al-Asam, médecin et porte-parole de l’Association des professionnels soudanais (Sudanese Professional Association, SPA) — coalition de syndicats clandestins fer de lance de la révolution, aujourd’hui en retrait —, Nisrin Al-Sayim, écologiste, présidente du groupe de la jeunesse sur le changement climatique du secrétaire général des Nations unies, et Alaa Saleh. Cette jeune femme est devenue l’icône du sit-in de Khartoum et des femmes soudanaises après qu’elle a chanté, juchée sur une voiture, vêtue du thawb blanc, tenue traditionnelle des femmes éduquées dans les années 1960, la foule scandant les paroles avec des thawra (révolution) de plus en plus forts.

Ces jeunes, Emmanuel Macron se plaît à montrer qu’il les écoute plus qu’attentivement. Tourné vers eux, le torse légèrement penché, à la main un téléphone qu’on imagine sur la touche « enregistrement », il les écoute jouer la partition de la révolution qui se poursuit. Alaa Saleh rappelle que les manifestants, il y a deux ans, criaient dans les villes soudanaises « madaniyah » État civil »), refusant obstinément la moindre place aux militaires qui avaient destitué Omar Al-Bachir, dans une tentative de conserver une bonne partie de leur pouvoir.

Une transition érigée en modèle

Les généraux sont toujours là pourtant, leur rôle gravé dans le marbre de la Déclaration constitutionnelle d’août 2019, bible de la transition démocratique. Ils sont là, à la tribune parisienne, en la personne du général Abdelfattah Al-Burhan, à la tête du Conseil de souveraineté. Même s’il est habillé en civil. Chef de la présidence collégiale de onze membres (cinq militaires, cinq civils et un onzième civil choisi par consensus), le général Al-Buhran a un rôle de représentation. Néanmoins, sa présence aux côtés d’Abdallah Hamdok, le premier ministre, chef de l’exécutif et véritable maître d’œuvre de la politique soudanaise, fait grincer des dents à Khartoum où beaucoup jugent que les militaires tiennent toujours le pouvoir, comme au temps du dictateur déchu. Mais pour la conférence, affirme un diplomate français, il fallait respecter les institutions de transition : « Nous avons choisi de les traiter sur un pied d’égalité. Comme dans une cohabitation à la française. » Côté gouvernement soudanais, on acquiesce : « Le Conseil de souveraineté représente le pays à l’étranger. Par ailleurs, Emmanuel Macron a jugé qu’il fallait montrer au monde entier que le partage du pouvoir se déroule dans l’harmonie. Et c’est très bien ainsi. Qui irait investir dans un pays qui risque un coup d’État tous les matins ? »

Une « harmonie », donc, entre militaires et civils, qui a été répétée jusqu’à plus soif, par Abdallah Hamdok, Abdelfattah Burhan, et Emmanuel Macron qui, de manière plutôt surprenante, est allé jusqu’à l’ériger en modèle pour deux pays voisins : l’Éthiopie et le Tchad. Et peu importe qu’aucun de ces deux États ne connaisse, ni de près ni de loin, les mêmes insurrections populaires que le Soudan de 2019… Dans le premier cas, sans doute était-ce une critique de la gestion désastreuse du premier ministre Abiy Ahmed, empêtré dans sa guerre au Tigré et en butte à l’hostilité du Soudan et de l’Égypte à propos du Grand Barrage de la renaissance sur le Nil bleu. Dans le second, les esprits malicieux verront là un froncement de sourcil envers Mahamat Idriss Deby qui, après la mort de son père au combat, le 20 avril dernier, a pris le pouvoir en promettant une transition… « Une transition n’est jamais une succession », a asséné le président français, pourtant le premier à soutenir le fils de l’ami tchadien de la France…

Ériger le « nouveau Soudan » en modèle pour la sous-région, souligner sa centralité dans l’Afrique de l’Est et affirmer qu’il pourra y jouer un rôle de stabilisateur : une autre façon de souligner que le pays est de retour sur la scène internationale. Et puisqu’il est à la fois arabe et africain subsaharien, puisqu’à la tribune se tiennent également Moussa Faki, président de la commission de l’Union africaine (UA) et Ahmed Abou Gheit, secrétaire général de la Ligue arabe, voilà les nouvelles autorités soudanaises chargées d’ériger un pont entre ces deux mondes et l’Europe.

Réintégré dans la « communauté internationale »

À Khartoum, les cercles politiques et économiques n’ont pas boudé leur plaisir. Emmanuel Macron y est populaire depuis qu’il a reçu Abdallah Hamdok tout juste nommé, en septembre 2019. Cette conférence promise par le président français lors de cette première visite était attendue : « Elle est le signe que nous sommes bel et bien revenus au sein de la communauté internationale, c’est un pas de plus », analyse Haitham Balla, représentant de la multinationale Schlumberger à Khartoum.

L’essentiel a été effectué en décembre 2020 quand les États-Unis ont accepté de rayer le Soudan de la liste des États soutenant le terrorisme en échange de la normalisation des relations entre Khartoum et Tel-Aviv — aujourd’hui au point mort. Le pays avait été inscrit sur cette liste en 1993. Même si l’embargo américain a été levé en 2017, de lourdes sanctions entravaient encore le redressement du Soudan. « Je ne pouvais avoir aucun contact, ni téléphonique, ni physique, ni par courrier avec un citoyen américain, que ce soit dans le cadre privé ou professionnel. J’ai eu il y a quelques semaines mon premier coup de téléphone avec Washington !, reprend Haitham Balla. De plus, énormément de technologies nous étaient interdites, y compris des produits aussi basiques que les smartphones. » Plus sérieusement, les dirigeants de grandes entreprises, les hommes d’affaires et lui attendent de pouvoir avoir à nouveau accès au système bancaire international, de pouvoir discuter avec des investisseurs étrangers.

L’économie promet beaucoup

« À court terme, nous espérons qu’ils viennent voir à quoi ressemble le pays, le climat des affaires, la stabilité politique, qu’ils viennent chercher des partenaires », souligne encore le directeur de Schlumberger à Khartoum. La conférence de Paris aura été, à ses yeux, une belle promotion : les Canadiens d’Orca Gold, société d’exploitation minière, ont signé devant les caméras un accord concernant une mine d’or au Darfour (Bloc 14) déjà conclu à Khartoum fin avril. Un encouragement pour d’autres entreprises étrangères.

« Le pays va recevoir des milliards d’investissements pour les infrastructures de base qui font tant défaut, les routes, l’électricité, l’eau potable. Ce qui se passe profitera à tout le peuple, dans tout le pays, pas seulement à Khartoum et ses environs », se réjouit Fatih Keer, jeune dirigeant d’une entreprise de transport fluvial.

Le processus d’allégement de la dette extérieure colossale de 60 milliards de dollars (49 milliards d’euros) est enclenché. Le paiement des arriérés dus à la Banque mondiale, à la Banque africaine de développement (BAD) et au Fonds monétaire international (FMI) grâce à des prêts-relais accordés par les États-Unis (1,15 milliard de dollars, soit 940 millions d’euros), le Royaume-Uni, l’Irlande et la Suède (425 millions de dollars, soit 349 millions d’euros) et la France (1,5 milliard de dollars, soit 1,23 milliard d’euros) permet au Soudan de rejoindre l’Initiative de réduction de la dette des pays pauvres très endettés (PPTE). En outre, certains créanciers ont annoncé à Paris renoncé à recouvrer leurs prêts : la France, en premier lieu, pour 5 milliards de dollars (4,11 milliards d’euros), la Norvège (4,5 milliards de dollars, soit 3,69 milliards d’euros). L’Arabie saoudite se dit prête à faire de même, la Chine abandonne les intérêts de sa dette.

Tout ceci n’est évidemment pas gratuit, et les beaux yeux de la révolution soudanaise ne sont bien évidemment pas la raison de cette générosité. Le Soudan est riche, Abdallah Hamdok l’a bien répété : riche de son sous-sol, de son agriculture, de sa superficie, et il y a beaucoup d’argent à gagner. Permettre son développement, c’est aussi casser les routes de l’émigration vers le Nord, obsession des capitales européennes. Et puis Khartoum a montré patte blanche au système économique libéral avec des « réformes » exigées par le FMI qui, si elles étaient nécessaires, ne sont pas sans coût social. La fusion des taux de change du marché officiel et du marché noir, dont l’écart atteignait des sommets en début d’année avec un dollar à 55 livres soudanaises à la banque et 350 dans les officines, a entériné une inflation qui ruine les salariés (300 % en janvier 2021). La suppression des subventions pour la farine, les médicaments et l’essence a certes mis un frein à la contrebande de ces produits de première nécessité vers les pays frontaliers, mais elle a aussi étranglé les plus fragiles. Et le programme social de soutien aux familles lancé fin 2020 est trop neuf pour qu’on en mesure déjà les effets.

« Nous avons encore des jours très durs devant nous, reconnaît une source au sein de l’exécutif soudanais. Paris n’apportera rien dans l’immédiat à la population. » Fatih Keer, lui, montre un enthousiasme et un optimisme aussi forts que pendant la révolution, à laquelle il a participé de bout en bout : « Paris et la suite vont donner un coup de fouet psychologique, de l’espoir. Bien sûr, le Soudan ne deviendra pas Dubaï, ni même le Maroc demain ! Mais même si 10 % de ce qui est annoncé est réalisé, nous aurons plus d’emplois, des infrastructures meilleures. Je parie que d’ici la fin de la transition politique, dans trois ans, le pays ne sera plus le même ! »

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