Politique

Soudan. Les putschistes et le peuple, un face-à-face inégal

Face au coup d’État militaire, la mobilisation de la population soudanaise ne faiblit pas. Avec une détermination et une inventivité hors pair. Mais la violence des autorités ne semble pas avoir de bornes, et les réactions européennes et américaine ne sont pas à la hauteur des enjeux.

Un rassemblement de la manifestation du 13 janvier 2022 à Khartoum
AFP

Comment à la fois faire un pied de nez à des putschistes, prouver son intelligence stratégique, paralyser le pays, montrer sa force et la discipline de ses troupes, le tout sans une seule goutte de sang versée ? Les comités de résistance soudanais en ont fait la démonstration le 12 janvier 2022. Pour apprécier l’adresse tactique, il faut revenir sur le déroulé habituel de la confrontation entre les généraux au pouvoir depuis le coup d’État du 25 octobre 2021 et l’immense majorité de la population, qui refuse leur retour aux affaires. Une, deux, trois fois par semaine, les comités de résistance, organes de base de la mobilisation populaire, appellent à des « marches du million », en référence aux immenses cortèges de 2019.

La veille des manifestations, chaque comité, dans chaque ville et chaque quartier, donne ses consignes sur les réseaux sociaux et par le bouche-à-oreille : lieu de rassemblement, objectif, rappel du principe intangible de la non-violence. Le jour dit, le pays s’arrête de fonctionner presque totalement, les Soudanais descendent par dizaines ou centaines de milliers dans les rues partout sur le territoire pour exiger le départ des militaires.

Tout aussi habituellement, dès la veille au soir, les putschistes mettent en place les outils de la répression : arrestations, services de renseignement sur le pied de guerre, mobilisation de milliers d’hommes, et blocage des grandes villes. Les ponts sur les trois Nil (Nil, Nil blanc et Nil bleu) reliant les trois villes jumelles, Khartoum, Oumdourman et Bahri, sont fermés. Barrés par des containers. Les avenues autour du vaste quartier général des forces armées sont bloquées par des blocs de béton, des rouleaux de barbelés coupants, des blindés légers. Tout le monde sait qu’Internet sera coupé dès le lendemain matin, avant la marche, appelée toujours pour 13 h.

Il en est donc ainsi le 11 janvier, une « marche du million » étant annoncée pour le jour suivant. Mais le 12 janvier au matin, un communiqué des comités de résistance décrète l’annulation de la marche et son report au lendemain, 13 janvier.

Les manifestants maîtres du calendrier

Non seulement les défenseurs de la démocratie montrent ainsi qu’ils sont les maîtres du calendrier, mais ils prouvent que le fonctionnement du pays dépend d’eux. Car les jours de manifestation, les bureaux et les commerces sont vides, puisque les déplacements sont presque impossibles. En somme, les comités de résistance viennent de montrer que les généraux putschistes n’ont qu’une carte en main : la violence.

Face cette violence qui va crescendo, le mouvement populaire fait montre d’une créativité impressionnante. Internet est coupé ? On utilise les SMS. Les lignes filaires terrestres sont interrompues ? Des jeunes jouent les messagers sur leurs petites cylindrées. Un des ponts entre Omdourman et Khartoum est coupé par des pickups chargés de soldats et des chevaux de frise ? Quelques manifestants entreprenants font rouler devant eux d’énormes réservoirs d’eau habituellement posés sur les toits. La fois suivante, ce sont des containers qui sont déposés en travers ? Des dizaines de Soudanais les poussent à main nue et le cortège traverse le Nil. La junte accuse des protestataires d’avoir brûlé une station de police ? Le comité de résistance local envoie des militants reconstruire et repeindre à neuf le local.

Les méthodes utilisées lors de la révolution de décembre 2018 sont remises en vigueur : les gamins, les plus rapides et les plus casse-cou se chargent de renvoyer les grenades lacrymogènes. La main droite glissée dans un gant épais d’ouvrier du bâtiment ou de cuisine, ils se sont depuis quelques manifestations équipés de boucliers rudimentaires : plaques de bois, petites portes. Réponse artisanale aux tirs tendus de grenades lacrymogènes. En première ligne à chaque marche, ils sont souvent les premiers blessés. Dans ce cas, ce sont à nouveau les petites cylindrées, coursiers de la révolution, qui entrent en scène et les transportent à toute allure vers les hôpitaux. Car parmi l’arsenal de la répression figurent en bonne place le blocage, voire l’attaque des ambulances, empêchées de circuler.

« Il y a clairement un face-à-face entre la junte, ce groupe de putschistes qu’on appelle au Soudan ‟le comité de sécurité d’Omar Al-Bachir”, ces cinq généraux aujourd’hui au Conseil de souveraineté, et le reste de la population, assure Suliman Baldo, juriste, conseiller de l’ONG Enough Project qui travaille sur les crimes de guerre et les génocides. Le mouvement prodémocratie est un mouvement de masse animé par les comités de résistance, qui montre une vigueur et une détermination sans faille depuis le début de la révolution contre Al-Bachir en décembre 2018. L’établissement militaire, lui, prétend toujours contrôler et gouverner le Soudan. »

Les masques tombent

Le 25 octobre 2021, le général Abdel Fattah Al-Bourhan et ses compagnons ont simplement tombé les masques. Ils ont brisé le partenariat avec les civils négocié après la chute de Bachir et le massacre du sit-in de Khartoum le 3 juin 2019, sous la pression à la fois du mouvement populaire et de la communauté internationale. « Seulement, ils étaient mal informés quant à l’état d’esprit de la population, reprend Suliman Baldo. Elle veut se débarrasser de ces militaires qui constituaient le cœur de la protection d’Omar Al-Bachir et qui veulent revenir à ce régime. »

La mobilisation populaire, liée à la pression internationale, avait déjà démontré aux militaires qu’ils ne maîtrisaient pas la situation : incapables de trouver un homme de paille acceptant le poste de premier ministre, les putschistes avaient, le 21 novembre, rétabli dans ses fonctions Abdallah Hamdok, arrêté le 25 octobre. La farce a duré 42 jours. Le 2 janvier, le premier ministre a jeté l’éponge et annoncé sa démission. Il n’aura pas pu arrêter le bain de sang.

Ni empêcher les généraux de continuer à reconstruire le régime d’Omar Al-Bachir. Le Conseil de souveraineté, présidence collégiale aujourd’hui entièrement à la main des généraux, a en effet passé son temps à humilier ce premier ministre devenu caution des putschistes : il avait à peine réinstallé Abdallah Hamdok dans ses fonctions qu’il nommait successivement le plus haut magistrat du pays, le nouveau procureur général et le nouveau chef des renseignements. Les trois sont d’anciens proches d’Omar Al-Bachir, membres éminents du Parti du Congrès national (NCP), colonne vertébrale du régime militaro-islamiste du dictateur.

« Les généraux procèdent avec méthode et dans les secteurs clés pour eux », nous affirmait début décembre à Khartoum un haut fonctionnaire. Pour des raisons de sécurité, il parle sous couvert d’anonymat : « Ils ont commencé par les banques publiques, puis la justice, le ministère de la santé, les affaires sociales, une partie du ministère de l’éducation. Le Conseil de souveraineté nomme des membres de l’ancien régime directeurs des administrations, et eux-mêmes purgent leurs secteurs. »

La justice et la sécurité sont les deux secteurs clés face à la résistance de la population : « Les putschistes veulent que tous ces services travaillent ensemble, explique Kholood Khair, codirectrice du think tank basé à Khartoum Insight Strategy Partners. Pour ça, ils font revenir des islamistes qui y occupaient des postes de cadres avant la transition démocratique et avaient été remerciés. C’est d’autant plus efficace que ces derniers veulent prendre leur revanche et récupérer leur pouvoir. »

Le 27 décembre, nouveau pas : dans le cadre de l’état d’urgence en vigueur depuis le coup d’État, le général Al-Bourhan accorde au Service des renseignements généraux (GIS) des pouvoirs d’arrestation, interrogation, fouille, gel des avoirs. Soit exactement ceux dont bénéficiait le Service national de renseignement et de sécurité (NISS) dissout en juillet 2019 et remplacé par le GIS. « Nous sommes de fait dans une phase de retour de la répression sécuritaire semblable à celle du régime d’Al-Bachir, avec les mêmes cadres recrutés à la hâte pour appliquer ce système », constate Suliman Baldo.

Retour de l’ancien régime

La confrontation est aussi idéologique. D’un côté — celui des putschistes —, le retour des islamistes et du régime de l’Inkaz (salut national) d’Omar Al-Bachir. De l’autre, un programme en construction. Depuis des mois, au niveau de chaque quartier, les comités de résistance ont recueilli les doléances des habitants. Ils en ont retiré les points communs, qu’ils ont fait approuver par vote. Le même processus a été reproduit au niveau local, puis national. Le 22 janvier, un « projet de déclaration politique » est rendu public et ouvert à la consultation nationale. Il couvre tous les champs d’un programme, depuis l’écriture d’une nouvelle constitution jusqu’à la justice sociale et criminelle, en passant par l’économie.

Les comités de résistance se bâtissent un statut d’interlocuteur incontournable. Les partis politiques, décrédibilisés par les jeux politiciens auxquels ils se sont livrés pendant les deux années de transition, sont à la traîne. La coalition syndicale de l’Association des professionnels soudanais (SPA), fer de lance de la mobilisation de la révolution de 2018-2019 suit les comités de résistance. De plus en plus de professions importantes pour les putschistes se rallient ouvertement à l’insurrection démocratique : 55 juges ont signé un communiqué fustigeant les exactions des forces de l’ordre, plus de 220 procureurs ont exigé la fin de l’état d’urgence, 100 militaires de haut rang retraités ont critiqué publiquement Al-Burhan.

La « communauté internationale » semble hors-sol. Après les fermes condamnations du coup d’État du 25 octobre et la suspension de toutes les aides, prêts et autres fonds promis au Soudan en transition, elle n’a cessé de plaider pour le retour à la Déclaration constitutionnelle d’août 2019. C’est-à-dire à un partenariat entre militaires et civils de plus en plus illusoire au fur et à mesure que la répression se durcit. Aujourd’hui, elle appuie, sans sembler vraiment y croire, une médiation des Nations unies. Les « amis du Soudan » vont jusqu’à participer à une réunion à… Riyad, qui soutient ouvertement les généraux. Mais qui ira discuter avec des généraux qui font tirer à balles réelles contre des manifestants pacifiques ?

« Les choses sont claires, maintenant. Personne, ni au Soudan ni à l’extérieur, ne peut ignorer qu’il s’agit d’un face-à-face entre nous et les militaires », a réagi le 2 janvier au soir un responsable d’un comité de résistance. Un avocat, joint le même jour, craint un accroissement de la répression. « Hamdok était un frein, qu’on le veuille ou non », ajoute-t-il. Les deux tiennent à garder l’anonymat pour des raisons de sécurité.

Jour après jour, la répression se durcit. À plusieurs reprises, les manifestants ont réussi à repousser les soldats et à atteindre les grilles du palais présidentiel. Depuis, les forces dites de l’ordre déploient une extrême violence. « Ils visent la tête, le cou et le tronc. Ils tirent à l’arme légère, mais aussi, maintenant, avec les mitrailleuses positionnées sur les pickups, témoigne un médecin d’un hôpital de Khartoum après la manifestation du 13 janvier. Nous avons reçu un jeune homme tué par un de ces tirs de Douchka [mitrailleuses lourdes] en pleine tête. Il y a aussi des projectiles qui déchirent les chairs. Les véhicules militaires poursuivent les jeunes dans les rues pour les écraser. De plus en plus, nous voyions aussi des blessures par arme blanche, car des hommes en civil infiltrent les manifestations. Ils espèrent semer la panique. »

Les hôpitaux sont attaqués au gaz lacrymogène et envahis, les blessés sortis de force. D’autres ont été enlevés devant l’hôpital international Royal Care le 15 janvier et embarqués dans des voitures sans plaque d’immatriculation, caractéristique des services de renseignement. « Des gens disparaissent, arrêtés la nuit et emmenés vers des lieux inconnus », poursuit le médecin. Lui-même a été menacé à plusieurs reprises et ne dort plus chez lui, pour sa propre sécurité et celle de sa famille. Tout le monde sait que les « maisons fantômes » du régime d’Omar Al-Bachir, lieux sans existence légale de détention arbitraire et de torture ont repris du service. Les locaux des télévisions subissent des raids, les journalistes sont tabassés et arrêtés. Les processions funéraires des victimes des tirs sont attaquées et violemment dispersées. À l’issue des manifestations, les soldats se livrent à des chasses à l’homme dans les rues, frappent et violent. « Si vous êtes contrôlé à un checkpoint et même si vous avez vos papiers, vous serez racketté, les soldats vous prendront votre téléphone et votre argent, reprend le médecin. Si vous êtes docteur, vous serez systématiquement soupçonné de soigner les manifestants, vous serez menacé, intimidé. »

« Tout retour en arrière est impossible »

Difficile de déterminer les responsabilités : les forces de la répression sont nombreuses et, disent tous les témoins, « changent parfois d’uniformes ». Aux côtés de la police se déploie la Force de soutien rapide (RSF) formée à l’origine de janjawid et dirigée par le général Mohamed Hamdan Dagalo, dit Hemetti., mais aussi la force de police anti-émeute, dite Abou Tayyar, l’armée et tous les services de renseignement, et des hommes de groupes armés ayant signé l’accord de paix d’octobre 2020 et ralliés aux putschistes. « Nous les reconnaissons à leur accent et à la façon dont ils se comportent », assure le médecin.

« À chaque assaut, les opposants au putsch sont plus résolus. Chaque mort leur donne plus d’énergie, constate Kholood Khair. À aucun moment ils n’ont donné le moindre signe de faiblesse. Ils refusent toujours de céder à la violence, alors que les militaires ne rêvent que de ça, pour décrédibiliser la mobilisation populaire. » Qui persiste, depuis le 25 octobre, dans son mot d’ordre : « Pas de dialogue, pas de négociation, pas de compromis » avec les putschistes. Dans les « marches du million », on chante « tout retour en arrière est impossible » et « le peuple est le plus fort ».

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