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« Soumission » ? « Le Figaro », « Valeurs actuelles » et les pays du Golfe

Parfois prompts à s’emporter contre l’Arabie saoudite, le Qatar et le wahhabisme, les journalistes du Figaro et de Valeurs actuelles semblent être moins attentifs aux relations de leurs employeurs avec ces pays.

Livraison du premier navire intercepteur HSI 32 de CMN à l’Arabie saoudite
Ministère saoudien de la défense

Le 25 février 2020, sur CNews, la chaîne d’information en continu de Vincent Bolloré qui lui a offert une émission à l’automne 2019 après son prêche xénophobe devant une convention de la droite identitaire, Éric Zemmour, journaliste au très droitier Figaro magazine débat avec Jack Lang, président de l’Institut du monde arabe (IMA). Et lui lance, d’un ton scandalisé, que l’établissement qu’il préside « est financé en partie par des pays du Golfe ». Cette charge subjugue la rédaction de l’hebdomadaire réactionnaire Valeurs actuelles, qui confectionne aussitôt un article s’ébaudissant de ce que « Zemmour étrille Jack Lang ». Ce n’est bien sûr pas neutre : du point de vue de ses accusateurs, Jack Lang est, pour reprendre la délicate formule d’Éric Zemmour, un « idiot utile des Frères musulmans » essayant « de réarabiser pour mieux islamiser », et le fait que l’institution qu’il dirige reçoive effectivement des soutiens financiers ponctuels de pays arabes et musulmans est une marque de son infamie. De telles attaques ne sont pas d’ailleurs pas inédites : pour le vérifier, il faut remonter le temps.

Le 18 janvier 2017, Valeurs actuelles publie sur son site un article expliquant que « l’Arabie saoudite participe à la rénovation et à la modernisation de l’Institut du monde arabe (IMA), situé à Paris, à hauteur de 5 millions d’euros ». Cette information est parfaitement exacte, et n’a rien d’une révélation : elle a été rendue publique par l’IMA, dont le président Jack Lang a très officiellement et publiquement remercié Riyad pour cette contribution. Mais pour Valeurs actuelles, cette reconnaissance est la marque d’une « soumission ». Ce mot renvoie évidemment au titre éponyme du roman d’anticipation paru en janvier 2015, dans lequel l’écrivain Michel Houellebecq, qui se définit lui-même comme « probablement islamophobe », imaginait une France soumise à la religion musulmane. Et pour Éric Zemmour, Jack Lang, par son soutien au royaume, serait « l’idiot utile des Frères musulmans ». Ce que le chroniqueur de CNews semble ignorer, c’est que le royaume est en guerre ouverte contre les Frères musulmans ! Mais l’inculture et l’ignorance de Zemmour ne sont plus à démontrer.

Vitupérer contre « les collabos de l’islamisme »

Dix mois plus tard, en octobre 2017, Le Figaro magazine publie ce qu’il présente comme une « enquête » sur de prétendus « agents d’influence de l’islam »1 — soit un aréopage de personnalités comme Edwy Plenel ou Emmanuel Todd ayant en commun de s’être élevées contre l’islamophobie. L’article fustige « le fondamentalisme (…) des pays du Golfe comme l’Arabie saoudite, qui diffuse le wahhabisme, idéologie religieuse ultrarigoriste ». Ces diverses considérations ne sont pas exceptionnelles : un autre journaliste du Figaro, Ivan Rioufol, dénonce régulièrement des « mouvements djihadistes proches de l’Arabie saoudite et du Qatar » et ne dédaigne pas lui non plus de vitupérer parfois contre d’imaginaires « “collabos “ de l’islamisme ».

Navires de guerre, Rafale : de fructueuses commandes

Le 25 juillet 2019, Valeurs actuelles publie en ligne un article révélant que « la France a discrètement livré deux navires de guerre à l’Arabie saoudite » sur les 39, au total, que Riyad a commandés aux Constructions mécaniques de Normandie (CMN) « pour un montant total de 600 millions de dollars. Là encore, l’information est parfaitement exacte, tout comme le fait que la presse a été tenue à l’écart de la cérémonie qui s’est tenue le 24 juillet à Cherbourg « en toute discrétion », et durant laquelle l’un de ces deux vaisseaux a été « mis à l’eau ».

L’hebdomadaire, qui omet dans le même temps de mentionner un détail de quelque importance sur lequel nous reviendrons, insiste sur le relatif secret qui a entouré cette cérémonie. Il répète qu’elle a été réservée « pour un public soigneusement trié sur le volet, quelques élus locaux, mais aucun représentant de la presse locale ». L’intention évidente est de suggérer — de façon d’ailleurs très légitime — qu’il y a quelque chose de compromettant dans cette vente à l’Arabie saoudite d’armes qui « pourraient servir à la commission de crimes de guerre ».

Ne pas s’y tromper, cependant : il arrive que la vigilance de ces journalistes se relâche un peu. Qu’ils contiennent leurs offuscations et répriment leurs suspicions. Et qu’ils se montrent, en somme, moins attentifs et moins rétifs à certaines proximités réelles ou supposées, en même temps qu’à l’origine de certains financements.

Pudeur sur les affaires des propriétaires

Le Figaro, par exemple, appartient au groupe Dassault, dont le métier principal n’est pas de vendre des journaux, mais des avions — de combat, notamment. Comme le Rafale, dont le développement a coûté au fil des décennies plusieurs dizaines de milliards d’euros à l’État français, mais dont personne ne voulait hors des frontières de l’Hexagone, jusqu’à ce qu’en 2015 l’Égypte du maréchal Abdel Fattah Al-Sissi soutenue financièrement par l’Arabie saoudite achète enfin 24 de ces appareils à Dassault Aviation.

La même année, décidément faste pour cet industriel, le Qatar, dont l’armée de l’air était alors engagée au Yémen dans la sale guerre menée par la coalition réunie par les Saoudiens (elle l’est restée jusqu’à la rupture des relations entre le Qatar et l’Arabie en juin 2017), a également acquis 24 Rafale, puis 12 de plus en 2017 ; le premier de ces avions lui a été livré au mois de février 2019. Mais, curieusement, à aucun moment Ivan Rioufol et Éric Zemmour, qui tenaient pourtant dans chacun de ces moments une magnifique occasion de se scandaliser de tant de collaborations commerciales avec le wahhabisme, ne se sont offusqués de ce que le groupe qui les emploie tienne donc une part de ses revenus de ses ventes d’avions de guerre à des pays du Golfe. Ils n’ont pas non plus renoncé aux émoluments que leur verse Dassault.

De la même façon, les journalistes de Valeurs actuelles font parfois preuve de beaucoup de retenue, quand il leur serait pourtant tout aussi facile qu’à leurs confrères du Figaro de trouver, au sein même de la société qui les emploie, des motifs d’irritation et d’emportement. Car son propriétaire, l’homme d’affaires Iskandar Safa possède aussi les Constructions mécaniques de Normandie (CMN), c’est-à-dire l’entreprise qui a livré à Riyad 2 des 39 navires de guerre commandés par l’Arabie saoudite au mois de juillet 2019. Ce fut fait au cours d’une cérémonie dont Valeurs actuelles avait, on se le rappelle, lourdement souligné dans un article paru le lendemain, qu’elle s’était accompagnée de la plus grande « discrétion ».

Cet article, curieusement, ne mentionnait pas que le vendeur de ces navires à 600 millions de dollars était également le propriétaire de l’hebdomadaire dont la rédaction s’offusquait en 2017 de ce que les Saoudiens aient fait un don de 5 millions d’euros à l’IMA. Vous avez dit « soumission » ?

1Judith Waintraub, « Politiques, journalistes, intellos : enquête sur les agents d’influence de l’islam », Le Figaro magazine, 6 octobre 2017.

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