
La maison ou — al-manzil en arabe — a toujours revêtu une valeur symbolique forte. Notre corpus de poésie en témoigne largement depuis la période ante-islamique, passant par la poésie andalouse jusqu’à plus récemment la poésie palestinienne. Le mot al-manzil vient de la racine nazala, signifiant littéralement descendre, et suggérant un lieu où l’on descend, s’arrête ou séjourne, avec, parfois une notion de passage ou de résidence temporaire. Dans le langage courant, ce mot est interchangeable avec celui de bayt. Mais leur nuance étymologique les distingue, car bayt signifie quant à lui un abri ou un lieu où l’on passe la nuit.
La poésie arabe, empreinte de nostalgie, foisonne de références aux lieux de résidence autrefois occupés1. De la tente nomade au palais somptueux, entre le bayt et le manzil, chaque demeure reste chargée d’émotions et témoigne du passage des êtres aimés. Deux vers célèbres, le premier d’Imrou’ Al-Qays — poète antéislamique du Najd (dans la péninsule arabique) ayant vécu au VIe siècle — et le deuxième d’Abou Tammam — poète de Mossoul, IXe siècle —, met en avant la richesse symbolique des lieux :
قِفا نَبكِ من ذِكرى حبيبٍ ومنزلِبِسِقطِ اللِوى بَينَ الدَخولِ فَحَومَلArrêtons-nous et pleurons en souvenir d’une bien-aimée et d’une demeure,À Siqt al-Liwa, entre Al-Doukhoul et Hawmal
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إذا غابَ عَنها ساكنُوها تحسَّرتْوصارتْ قَفَاراً ليسَ فيها سَواكِنُSi ses chers habitants s’en éloignent, elle se languitEt n’est plus qu’un désert sans écho
Lieu de refuge, lieu de retour, lieu de contenance, lieu d’identification, lieu de création, lieu de partage bien au-delà de ce qui s’y offre envers et contre tout. Ainsi la maison a une âme. À notre image, elle se construit, évolue, vieillit, transmet, étreint, parle, chuchote, écoute…
Ces vers le disent mieux que quiconque :
مَررتُ بدارِهم شوقًا إليهالعلِّي ألمَحُ الأحبابَ فيهافما من نائمٍ في الدَّارِ يَصحووما من زائرٍ يَدنُو إليهاسألتُ الجارَ ما الأخبَار قُل لي؟فقال الدارُ أبقى من ذَويهاأما تعلم بأنَّ الناسَ تمضيوأنَّ الدارَ تنعي ساكِنيها؟Passé devant leur maison saisie de langueurPeut-être y apercevrai-je ceux que j’aimePas de dormeur dans la maison qui se réveilleEt pas de visiteur qui s’en approcheAu voisin, je demandai : Quelles sont les nouvelles ?La maison est plus durable que ses habitants, dit-ilNe sais-tu pas que les gens partent,et que la maison pleure ses habitants ?
Le sanctuaire des Baalbaki
Je vais donc vous parler d’une maison démolie par l’armée israélienne à Odaisseh, dans le Sud-Liban. Cette maison symbolise tant d’autres, construites à la sueur du front, qui ont vu défiler bien des vies avant d’être également détruites.
Dès le début des attaques israéliennes sur Gaza, le bombardement méthodique et systématique des immeubles, des monuments historiques, des lieux de culte, a été de règle, en dépit du droit international. Le gouvernement israélien en a fait fi avec obstination, prétendant que cette loi n’est pas applicable au Territoire palestinien, au motif que celui-ci n’est pas reconnu comme un État.
« Si vite que court le mensonge, la vérité un jour le rejoint », disait le poète néerlandais Jacob Cats. Comme le montre si horriblement la destruction de villages entiers dans le sud du Liban, cet argument avancé par Israël n’est qu’un de ses innombrables mensonges qui cultivent depuis toujours sa propagande.
L’histoire de la maison de la famille Baalbaki, qui a connu quatre générations, témoigne des déboires, des péripéties, mais aussi de la joie de cette famille, et de la transmission de sa mémoire. Avec l’obsession d’un artiste virtuose, Abdel Hamid Baalbaki, érudit sans prétention, construisit un rêve, une maison-rêve ; un enclos cultivé de passions diverses et variées. Ce rêve, partagé avec les siens, se transforme en sanctuaire.
Collectionneur hors pair, il traitait ses trouvailles avec une méticulosité troublante, les chérissait pour leurs valeurs symboliques et non marchandes. Cette maison renfermait des trésors inouïs, d’innombrables souvenirs d’antan.
Qui n’est pas resté ébahi devant cette bibliothèque dont il a lui-même modelé le bois, et où ses mains ont sculpté des arabesques et des vers ? Sur les murs, ses toiles continuaient à converser malgré son départ en 2013 et à nous raconter les histoires de cet homme, créateur et restaurateur d’œuvres d’art. Abdel Hamid n’a eu de cesse de partager, avec ferveur et enthousiasme, son goût pour l’esthétique, pour la valeur historique des objets.
Pour la postérité et pour la mémoire de nos aïeux
Toute jeune, pendant la guerre civile libanaise, réfugiée avec ma famille dans un endroit que l’on espérait sûr, je buvais ses paroles lors de leurs discussions interminables avec mon père autour de leur jalset chay, l’heure du thé. Tous deux parlaient de l’histoire de Jabal Amel2, de ses seigneurs, d’Ahmad Bâcha Al-Jazzar3, des immenses bibliothèques qui ont brûlé, de la richesse de cette terre en savoir et en figures de résistance… Jabal Amel était selon eux un des lieux les plus riches en trésors archéologiques, heureusement non encore exhumés parce que l’époque ne s’y prête pas, avec la corruption régnante et la proximité d’un ennemi qui veut tout engloutir. Ils parlaient aussi de la Nakba de 1948, et des massacres perpétrés à l’époque par les Israéliens : Kafr Kassem, Deir Yassine… Sans oublier les massacres de civils dans le sud du Liban, à Salha et Houla, toujours en 1948.
Abdel Hamid n’était point vaniteux. Il n’avait pas ce travers des artistes imbus d’eux-mêmes. Il aimait partager la vie de sa bien-aimée, sa compagne de vie et sa conseillère Adiba, qui était d’une délicatesse et d’une grâce légendaires. Avec intelligence et flair, elle participait à tous les détails de cette vie pleinement artistique.
Abdel Hamid Baalbaki et Adiba Rammal étaient enterrés dans ce sanctuaire l’un à côté de l’autre, au milieu de ce qu’ils ont construit à deux, de ce qu’ils ont transmis. Leurs âmes habitaient encore ce lieu où ils reposaient. Mais la main maudite de l’assassin en a décidé autrement. En un tour de main, elle a tout réduit en cendres.
Pour les Palestiniens chassés de leurs maisons en 1948 et en 1967, la clé emportée avec soi, et transmise aux enfants, est devenue le symbole du retour. Un retour qui se matérialise encore pour eux tant que la maison existe, quand bien même elle serait habitée par des Israéliens. Mais dès lors qu’Israël procède à la destruction méthodique de villages entiers dans le Sud- Liban et de 80 % de la bande de Gaza, il annihile même la possibilité d’utiliser cette clé. Tentative ultime de dissuader du retour.
Il ne nous reste à l’heure actuelle qu’à résister contre notre propre effondrement interne, écrire et dénoncer. Exprimer l’implosion dans cette explosion, exprimer l’au-delà des mots, l’innommable de la violence.
Al-Jazzar (littéralement « le boucher ») est déjà passé par notre terre sainte, et bien d’autres après lui. Nous avons su nous relever et reconstruire. Avec toutes les maisons réduites en cendre, tous nos villages volés en éclats, toutes les personnes qui irriguent cette terre de leur sang, la désolation est immense, mais l’obstination est gigantesque. Cette terre nous appartiendra pour toujours et nous la transmettrons à notre tour à nos enfants, advienne que pourra.
Nos maisons sont le ciment qui nous lie à cette terre. Nous en érigerons à nouveau, avec douleur oui, mais aussi avec amour, avec fougue et obstination, pour la postérité et pour la mémoire de nos aïeux. Nos racines et nos bouts de vie serviront à cultiver des jardins.
Je dédie ce texte à Joumana Baalbaki et à nos pères.
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1NDLR. La poésie d’al-atlal, où le poète s’arrête devant les vestiges d’un ancien campement où sa bien-aimée résidait est une pratique consacrée de la poésie arabe classique.
2NDLR. Nom historiquement donné à la région du Sud-Liban.
3NDLR. Chef militaire, pacha de province de Sidon à la fin du XVIIIe siècle.