Syrie. Des acteurs aux stratégies concurrentes

L’offensive déclenchée le 28 novembre 2024 par des groupes paramilitaires opposés au régime de Damas réactive le spectre de la guerre civile dans ce pays géographiquement éclaté, économiquement exsangue et où 90 % de la population — dont 7,5 millions de personnes déplacées —, vit sous le seuil de pauvreté.

L'image montre un groupe de soldats armés marchant dans une rue urbaine. Ils portent des uniformes militaires et sont équipés d'armes. L'environnement semble urbain, avec des bâtiments en arrière-plan. L'ambiance est sérieuse, suggérant une situation potentiellement tendue. Les soldats portent également des masques, ce qui peut indiquer des préoccupations de sécurité.
Alep, le 30 novembre 2024. Des combattants anti-gouvernementaux patrouillent dans le centre de la ville. Hayat Tahrir al-Cham (HTC) et leurs alliés soutenus par la Turquie ont ouvert une brèche dans la deuxième ville de Syrie dans le cadre d’une offensive éclair contre les forces du gouvernement soutenu par l’Iran et la Russie.
Muhammad HAJ KADOUR / AFP

Les coups portés par Israël au Hezbollah, obligé d’accepter un cessez-le-feu à des conditions humiliantes, ont confirmé un affaiblissement de Téhéran sur la scène régionale. L’Iran est principalement préoccupé par la normalisation de ses relations internationales, d’abord avec les pays du Golfe, mais aussi avec les pays occidentaux comme l’illustre les négociations à Genève sur le nucléaire avec la troïka composée du Royaume-Uni, de la France et de l’Allemagne, afin de desserrer l’étau des sanctions. Par ailleurs, les contacts établis avec Washington à travers la médiation d’Oman ne sont pas rompus. Quant à la Russie, engagée dans sa guerre en Ukraine, elle se retrouve en difficulté pour maintenir son niveau d’intervention en Syrie.

Alep au cœur des révoltes

Dans ce contexte d’affaiblissement des deux principaux alliés du régime de Bachar Al-Assad, les rebelles de Hayat Tahrir al-Cham (HTC), associés à des groupes djihadistes et à l’Armée nationale syrienne (ANS) agissant sous l’égide de la Turquie, ont lancé une opération de grande envergure vers Alep à partir de leur base d’Idlib. La deuxième ville de Syrie, centre névralgique de la révolte contre le président syrien Bachar Al-Assad en 2011, dont la résistance avait duré presque quatre ans (2012-2016) face aux coups de boutoir des soldats gouvernementaux et aux raids aériens des Russes, est tombée en trois jours aux mains des assaillants.

Une fois Alep conquise sans résistance notable, les rebelles, ayant profité des bombardements israéliens ciblés et répétés en Syrie depuis de longs mois et les troupes russes s’étant retirées sans combattre — se limitant à raids aériens intensifs dans la région d’Idlib —, ont poursuivi leurs avancées. HTC s’est concentré sur le sud, en direction de Hama, conquise le jeudi 5 décembre. Une nouvelle victoire qui les rapproche de Homs et de Damas située à 200 km. Dans le même temps, l’ANS s’en prenait aux Forces démocratiques syriennes (FDS) dans le nord et s’emparaient de Tall Rifaat, ville kurde, donnant ainsi satisfaction au président turc Recep Tayyip Erdoğan qui espère repousser les populations kurdes du Rojava d’au moins 30 kilomètres au-delà de la frontière syro-turque.

Les données de ce conflit et ses différents foyers d’incandescence ne sont pas nouveaux, et ses protagonistes ont déjà eu l’occasion de s’affronter. Mais elles s’inscrivent dans le contexte de la guerre d’attrition que mène Israël à Gaza et de la fragile suspension pour 60 jours du conflit israélo-libanais, alors que Benyamin Nétanyahou continue de désigner l’Iran et son régime comme son objectif essentiel. Et il ne cache pas son objectif de « remodeler » tout le Proche-Orient, vieille antienne de son allié nord-américain.

HTC à la pointe de l’offensive

HTC, fondée en 2017, résulte de la fusion du Front Al-Nosra et de plusieurs autres groupes rebelles syriens. Son leader, Abou Mohammed Al-Joulani, est issu du quartier cossu de Mazzeh à Damas. Ancien professeur d’arabe classique, il est d’abord membre de l’Organisation de l’État islamique (OEI) avant de passer dans le camp d’Al-Qaida puis de créer en son sein le Front al-Nosra, qui rompt en 2017 avec la mouvance djihadiste.

Disposant d’une force militaire de 40 000 hommes, contrôlant Idlib et sa région, son but proclamé n’est plus le djihad international, mais le renversement du régime de Bachar Al-Assad. Pour atteindre cet objectif, il a engagé régulièrement des opérations au-delà des frontières de la province d’Idlib vers Alep, Jarablous ou encore vers le canton d’Afrin, sous tutelle turque depuis 2018. À cette occasion, HTC s’est confronté aux alliés turcs de l’Armée nationale syrienne (ANS), devenus aujourd’hui ses alliés.

Ses rapports avec la Turquie découlent des accords signés en mai 2017 entre la Russie et l’Iran, soutiens de Bachar Al-Assad, et la Turquie, soutien des rebelles syriens, à Astana, capitale du Kazakhstan. L’accord devait permettre de reprendre et de démilitariser quatre zones syriennes sous emprise des rebelles et des djihadistes : la Ghouta orientale, dans la grande banlieue de Damas, Deraa, ville emblématique de la contestation armée contre le régime, Rastane, l’une des plus grandes agglomérations des zones peuplées de la Syrie et Idlib, ville voisine d’Alep.

Sans attendre et ignorant l’accord qu’elles n’avaient pas paraphé, les forces gouvernementales syriennes reprirent trois des quatre zones. Seule celle d’Idlib leur échappa. Après plusieurs tentatives infructueuses des Russes et de l’armée syrienne de s’en emparer — tentatives auxquelles la Turquie fit obstacle —, en septembre 2018, et aux termes de négociations entre Moscou et Ankara, la province d’Idlib fut considérée comme « zone démilitarisée ». Elle fut placée sous mandat de la Turquie contre la promesse qu’elle éradiquerait les groupes « terroristes », parmi lesquels on trouvait des combattants ouïgours du Parti islamique du Turkestan (PIT), des Ouzbeks, des Tchétchènes et quelques Français rassemblés au sein de Firkatoul Ghouraba (la Brigade des étrangers), des anciens de l’Armée syrienne libre et des partisans d’un Front national de libération proche des Frères musulmans. À cette mosaïque islamiste s’étaient ajoutés 400 membres de l’OEI venant de Deir ez-Zor et que l’armée gouvernementale syrienne avait rapatriés dans l’enclave afin d’encourager les règlements de compte entre factions.

Une volonté de reconnaissance

Par sa discipline, son sens de l’organisation et sa capacité à rassembler au-delà de ses rangs, HTC s’est rapidement révélé comme le plus à même de s’imposer. Et son pragmatisme rencontra celui de la Turquie : il lui fit allégeance, elle lui offrit sa protection.

Inscrit sur la liste des États-Unis des mouvements terroristes, HTC n’en collabore pas moins avec le Pentagone contre les djihadistes de l’OEI ou d’Al-Qaida. D’ailleurs, pour certains de leurs émirs, le climat d’Idlib s’est révélé particulièrement funeste. C’est dans cette province que les forces spéciales américaines débusquèrent en octobre 2019, Abou Bakr Al-Baghdadi, le leader de l’OEI, puis plusieurs de ses successeurs. Ces éliminations sont à mettre en relation avec la volonté de HTC d’obtenir une forme d’aval des pays occidentaux et avec le changement de discours d’Al-Joulani qui préconise désormais une vision plus inclusive des différentes ethnies et communautés religieuses vivant en Syrie et qu’il a essayé de mettre en œuvre à Idlib.

Al-Joulani s’efforce aussi d’assurer la viabilité d’un proto-État. Sous couvert d’un gouvernement de salut syrien (GSS), il a mis en place une administration qui gère la santé, l’éducation, l’économie, perçoit l’impôt auprès des commerçants, prélève des droits de douane à Bab al-Hawala, le point de passage avec la Turquie, et n’oublie pas de tirer bénéfice du trafic de Captagon, la drogue fabriquée en Syrie, véritable corne d’abondance pour le clan Assad estimé au bas mot à 5 milliards de dollars par an.

Dans un gouvernorat où cohabitent druzes, chrétiens et musulmans qui n’adhèrent pas au sunnisme radical, il applique une version modérée de la charia, autorisant les femmes à se maquiller, à aller au cinéma, et leur permettant de créer des associations. Il a également rouvert les églises. À plusieurs reprises, il a critiqué l’OEI et Al-Qaida pour n’avoir aucune considération pour « le bien public ». C’est ce langage d’inclusion qu’il tient aujourd’hui à Alep, tentant de rassurer les différentes confessions, même si les alaouites, auxquels appartient Bachar Al-Assad, ne semblent pas inclus dans cette tolérance1.

Entre la Turquie et la Russie

La Turquie, qui nie toute responsabilité dans l’offensive actuelle, y voit l’occasion, à travers ses proxies de l’ANS, de mettre la main sur de nouveaux territoires dans le nord de la Syrie. Cela lui permettrait, tout à la fois, de renvoyer chez eux des millions de réfugiés qu’elle abrite et qui sont en butte à la xénophobie, alors que le pays traverse une conjoncture économique dégradée. D’autre part, Ankara pourrait peser sur les discussions engagées avec Bachar Al-Assad, la Russie poussant en ce sens pour favoriser la stabilisation de la Syrie nécessaire à la défense de ses intérêts.

En mai 2022, elle a installé un système sol-air de courte et moyenne portée SA-22 dans une base à Qamishli qui accueille aussi des hélicoptères (Mi-8/17, Mi-24/35, Ka-52) ainsi que des avions de combat (Su-34, Su-35S) pour des missions en appui d’opérations dans la région ; à Tartous, la Russie détient une base navale, la seule dont elle dispose en Méditerranée ; à Hmeimim, près de Lattaquié, une base aéroportuaire où se posent et décollent des chasseurs transportant des missiles hypersoniques de type Kinjal et des bombardiers stratégiques à longue portée Tupolev Tu-22M. Et, dès 2015, elle a investi l’aéroport civil d’Al-Chayrat, situé à 40 kilomètres au sud-est de Homs, le transformant en base militaire.

La position stratégique de la Syrie et l’aboutissement du vieux rêve des tsars d’accéder aux mers chaudes excluent que les Russes se retirent. Raison pour laquelle ils nappent de bombes Idlib, n’hésitant pas à viser les installations médicales et les camps de personnes déplacées (environ 2,5 millions de personnes). Ils ciblent également Alep depuis sa conquête par les combattants d’HTC. Maintenant que Hama est tombée, les rebelles se sont rapprochés de Homs. Alep, Lattaquié et Hama forment un triangle dont Lattaquié est la pointe maritime, pour les Russes le danger est encore plus imminent.

Affaiblissement de l’Iran

La situation intérieure de l’Iran, tant économique que sociale, ainsi que les interrogations sur la succession d’Ali Khamenei, le guide suprême, participent d’une fragilisation du pouvoir. Elle est accentuée par les récents échecs militaires du Hamas et du Hezbollah libanais. « L’axe de la résistance » contre Israël et les États-Unis doit faire désormais essentiellement avec les milices chiites irakiennes et les houthistes yéménites.

Dans les combats d’Alep, Téhéran a perdu l’un de ses hauts conseillers, le général Kioumars Pourhashemi. Les pasdarans, gardiens de la Révolution, qui n’ont pu empêcher la chute de la ville, s’étaient concentrés à Hama, rejoints par des troupes syriennes qui se sont débandées dans les premiers jours de la guerre, des milices chiites irakiennes venues en renfort et même des chabiha, ces miliciens au service du régime de Damas, détesté par la population en raison de leur violence et de leur cruauté. En pure perte. Un résultat qui inflige une défaite supplémentaire au régime iranien.

L’Iran, par ailleurs, n’est plus assuré non plus que ses partenaires d’Astana soient favorables à ce que perdure sa présence en Syrie. D’autant qu’une déclaration sibylline, rapportée par une journaliste turque proche du gouvernement, évoque une revitalisation des accords d’Astana dans les prochains jours à Doha2.

L’enjeu kurde

Dans le nord-est de la Syrie, les Kurdes ont dû céder l’enclave de Tall Rifaat devant la pression de l’ANS aidée et encadrée, bien qu’Ankara s’en défende, par l’Organisation nationale du renseignement turc (MIT). La chute de cette ville où s’étaient réfugiés les Kurdes qui avaient fui le nettoyage ethnique pratiqué par l’ANS lors de la prise d’Afrin en mars 2018 et l’incertitude sur le sort des Kurdes vivant à Cheik Massoud, le quartier kurde d’Alep et dans les villages environnants ont conduit les Forces démocratiques syriennes (FDS) à organiser l’évacuation des civils kurdes, soit 200 000 personnes : « Nous coordonnons activement avec toutes les parties concernées en Syrie pour assurer la sécurité de notre peuple et faciliter son transfert en toute sécurité de la région de Tal Rifaat […] vers nos zones sûres dans le nord du pays, a déclaré Mazloum Abdi, chef des FDS3.

Pour l’instant, les Kurdes vivant à Cheik Massoud, le quartier kurde d’Alep et dans les villages environnants ne semblent pas en danger après qu’une accord a été passé entre les FDS et HTS. En revanche, les Kurdes, craignent que la Turquie cherche à pousser son avantage vers l’est jusqu’à Mambij et ainsi amputer le Rojava d’une partie de son territoire.

Une opération qui, si elle a lieu, ne pourra être menée que par l’ANS appuyée par l’aviation militaire turque, HTC s’abstenant et paraissant même aller à l’encontre d’Ankara en déclarant dans un communiqué du 2 décembre :

[Les Kurdes] ont le droit légitime de vivre dans la dignité et la liberté, comme l’ensemble du peuple syrien… Ils font partie de l’identité syrienne, riche de sa diversité. Dans ce contexte, nous réaffirmons notre rejet catégorique des pratiques agressives perpétuelles contre les Kurdes par l’OEI (…) Ces actes sont en contradiction avec les principes fondamentaux de notre révolution4.

L’ultime protagoniste de ces bouleversements est, on l’oublie souvent, l’Organisation de l’État islamique (OEI). Loin d’avoir disparu, elle continue de sévir en Syrie et en Irak. Actuellement, elle multiplie les déclarations incendiaires contre les rebelles — en particulier contre HTC — et semble attendre son heure pour ajouter du chaos au chaos. L’OEI n’a jamais renoncé à reconstituer un califat dans le Levant. Déjà opérationnelle dans le désert de la Badia et du côté de Deir ez-Zor, elle cherchera, selon les circonstances, à se réimplanter.

Si la chute de Bachar Al-Assad reste incertaine et ne semble souhaitée par aucune des puissances intervenant en Syrie, les nombreux soulèvements populaires qui ponctuent les avancées des troupes opposées au régime, ainsi que les déclarations enthousiastes des habitants qui reviennent dans les villes qu’ils avaient quittées n’augurent rien de bon pour le régime.

1Soulayma Mardam Bey, «  Le discours ambigu de HTC vis-à-vis des chiites et des alaouites  », L’Orient-Le-Jour, 5 décembre 2024.

2BBC Monitoring, 3 décembre 2024.

3«  Les Forces kurdes veulent évacuer des civils kurdes de la région d’Alep après l’offensive rebelle  », AFP et The Times of Israel, 2 décembre 2024.

4Cité par Luc Mathieu, «  Offensive en Syrie/Les Kurdes en porte-à-faux  », Libération, 3 décembre 2024.

Soutenez Orient XXI

Orient XXI est un média indépendant, en libre accès et sans publicité.
Vous pouvez nous soutenir en faisant un don défiscalisé.