Selon un récit actuellement répandu, voire dominant, l’avènement de l’organisation de l’État islamique (OEI) sonnerait le glas de l’ordre politique du Proche-Orient. À l’avenir, ni la nature des régimes politiques ni leurs territoires ne seraient les mêmes que par le passé. Les États actuels d’Irak et de Syrie seraient doublement morts, sur le plan des institutions comme sur le plan géographique. On verrait la fin des découpages territoriaux opérés par les anciennes puissances impérialistes, le Royaume-Uni et la France. Serait ainsi effacée la célèbre ligne Sykes-Picot qui pourtant passait à l’est de la frontière syro-irakienne tracée à la conférence de San Remo en 1920, à peu près là où s’arrête la zone actuellement contrôlée par l’OEI.
Ce récit met en concurrence deux scénarios : le premier verrait l’expansion d’une entité guerrière aux valeurs incompatibles avec les standards internationaux, de la Méditerranée au Golfe, voire au-delà. L’appellation de califat en résumerait les caractéristiques politiques, pourtant bien différentes de celles des califats historiques. Le scénario concurrent verrait la fin des États, la dislocation complète de l’Irak et de la Syrie et leur remplacement par des entités politiques plus petites et instables, voire des pouvoirs locaux ou itinérants en perpétuel conflit les uns avec les autres. Avec l’endiguement actuel de l’OEI, le deuxième scénario a de plus en plus la faveur des analystes. Ajoutons que ce récit présente la situation actuelle comme complètement inédite : jamais auparavant les régimes politiques ni les frontières n’avaient été remis en question.
Comment l’Irak fut affaibli
Pourtant un troisième scénario est bien plus probable. Pour commencer, la situation actuelle est-elle vraiment inédite ? En Syrie, L’OEI n’est en réalité que le dernier en date d’une série de pouvoirs nés au cours du conflit actuel qui défient le pouvoir central, notamment dans le sud, le nord-ouest et le nord-est du pays. Parfois, ces pouvoirs ont établi de nouvelles institutions plus ou moins précaires qui ont partiellement remplacé celles de l’État central ; parfois, ils ont permis l’éclosion d’institutions autogérées par la société civile. On a ainsi vu la création de nouveaux tribunaux, l’imposition de nouveaux impôts et de nouvelles taxes (dans le sens large du terme) et l’adoption de nouveaux programmes d’enseignement. Ces nouvelles institutions coexistent en partie avec celles de l’État central, ou concluent avec lui des arrangements hybrides. Par exemple, des professeurs d’école continuent de percevoir leurs salaires du gouvernement central tout en se référant aux curriculums choisis ou imposés par des forces d’opposition.
En Irak, le pouvoir et l’autorité du gouvernement central ont commencé à s’effriter à partir de la guerre de 1991, qui a mis fin à l’occupation du Koweït par Saddam Hussein. Cette défaite n’a pas seulement provoqué le soulèvement d’une grande partie de la population chiite dans le sud du pays, réprimé dans le sang ; elle a également été suivie de sanctions internationales contre l’Irak, dont les effets ont progressivement affaibli le gouvernement central. Partout, des pouvoirs locaux ont émergé ou se sont consolidés, le plus souvent sur des solidarités familiales, régionales, religieuses ou linguistiques. Souvent, ces pouvoirs plus ou moins territorialisés se sont identifiés avec des tribus ou des confédérations tribales plus anciennes, sans nécessairement reproduire complètement leurs structures et leurs frontières. L’appareil de l’État s’est définitivement délité après l’occupation américaine de 2003, la dissolution du parti Baas et la démobilisation des forces armées et paramilitaires irakiennes. Malgré une nouvelle Constitution et de nombreux efforts pour reconstruire l’État, le pays reste à ce jour profondément fragmenté, dominé par des pouvoirs infra-étatiques dont les capacités de mobilisation s’arrêtent aux clivages religieux, linguistiques et familiaux. La vision d’un Irak divisé en trois — un sud arabe chiite, un centre arabe sunnite et un nord kurde sunnite — est simplificatrice à l’extrême. Comme en Syrie, l’OEI n’est en fin de compte qu’un pouvoir infra-étatique parmi de nombreux autres.
Dans ces deux cas, l’émergence de nouveaux pouvoirs politiques et armés capables de dominer des parties du territoire ou au moins d’y peser fortement sur les événements a fragmenté les États, remis en question leurs frontières extérieures et érodé la présence et le fonctionnement de leurs institutions.
Succession de changements de régimes
Cette situation date pratiquement de la naissance des deux États. Après leur indépendance et la seconde guerre mondiale, I’Irak et la Syrie ont été confrontés à plusieurs reprises à des défis semblables aux défis actuels.
Les régimes politiques ont changé à plusieurs reprises depuis les indépendances. À la fin des années 1940 et au début des années 1950, les régimes mis en place en Syrie et en Irak par la France et le Royaume-Uni ont été de plus en plus contestés par des acteurs hostiles à leurs dirigeants et aux classes sociales dont ils étaient issus. La Syrie était en proie à une instabilité croissante depuis la fin des années 1940, quand se succédaient les coups d’État militaires. L’ancien régime fut remplacé par étapes, une première fois en 1958, puis de manière définitive en 1963. En Irak, il prit fin dès 1958.
Les nouveaux régimes se démarquaient de leurs prédécesseurs sur le plan des institutions, des politiques mises en œuvre, des origines sociales de leurs dirigeants et par leur idéologie. Partiellement inspirées du « centralisme démocratique » soviétique, leurs institutions tranchaient avec le parlementarisme de leurs prédécesseurs, les monarchies irakienne et égyptienne et la république syrienne, même si la vie politique continuait d’être fortement marquée par des liens et des clivages informels. Par décision politique, les économies de marché — qui comportaient souvent des éléments d’étatisme — furent remplacées par des économies de plus en plus planifiées, voire de commande, où un secteur privé constitué de petits commerçants et manufacturiers coexistait avec un secteur public en pleine expansion.
À partir de la fin des années 1960 les régimes « révolutionnaires » commencèrent à s’épuiser en raison des insuffisances et des contradictions de leur modèle de développement, renforcées par la défaite militaire des États arabes lors de la guerre de 1967. En Irak et en Syrie comme en Égypte, le mécontentement fut exploité par une partie des dirigeants qui limogèrent leurs pairs. Ce fut le moment où Saddam Hussein s’imposa en Irak, et Hafez Al-Assad en Syrie.
Chacun à sa manière, les vainqueurs adaptèrent leurs politiques aux nouvelles possibilités offertes par les revenus pétroliers, alors en constante augmentation. Saddam Hussein et ses fidèles nationalisèrent le secteur pétrolier irakien et bâtirent leur politique sur la rente. Anouar El-Sadate et Assad, dirigeant des pays importateurs de pétrole, mirent en œuvre des politiques d’« ouverture » (infitah) dont l’objectif était de recycler au moins une partie des rentes collectées par les pays exportateurs. La décision impliquait ipso facto le renforcement partiel et sélectif du secteur privé, dont les représentants devenaient les nouveaux alliés des régimes. Les nouvelles politiques économiques et sociales furent bientôt suivies d’un aggiornamento partiel du régime politique qui, pour mieux incorporer ses nouveaux alliés, passa du mono au pluripartisme (contrôlé) et des institutions. On passa du centralisme démocratique à une démocratie de façade, présidentielle et fortement guidée. La nouvelle sociologie des dirigeants se reflétait de plus en plus dans une idéologie qui tentait de concilier socialisme et « capitalisme de copains ».
Enfin, la défaite du « socialisme arabe » en 1967 et le recyclage de revenus pétroliers en provenance des pays du Golfe favorisèrent l’« islamisation » progressive des propos idéologiques, y compris des gouvernants, et des politiques « publiques » — tendance qui se poursuit dans la plupart des pays arabes, Irak et Syrie compris, et même en Égypte après le renversement du gouvernement des Frères musulmans.
L’avènement de l’OEI n’est donc pas le premier exemple d’une nouvelle forme de régime politique surgissant en Irak et en Syrie depuis l’indépendance ; ce n’est pas non plus la première fois qu’un acteur politique revendique une légitimité islamique.
Des frontières périodiquement remises en question
Au cours de la même période, plusieurs changements importants ont affecté les frontières extérieures des deux États. Cependant ces changements furent bien plus éphémères que les régimes politiques successifs ; qui plus est ils ont toujours été abandonnés ou abrogés au profit des frontières antérieures tracées par les puissances impérialistes. Une exception de taille reste la frontière sud-est de la Syrie qui a été durablement (ce qui ne veut pas dire définitivement) modifiée depuis l’annexion du Golan par Israël en 1981.
La première modification effective des frontières de la Syrie indépendante — et la plus spectaculaire — fut l’accord de 1958 entre les dirigeants baasistes syriens et le président de l’Égypte, Gamal Abdel Nasser qui donna naissance à la République arabe unie (RAU). La RAU n’a pas survécu au coup d’État des « séparatistes » syriens en 1961. L’Égypte et la Syrie sont redevenues deux États séparés. En 1963, la deuxième tentative de changer les frontières de la Syrie fut aussi la première d’effacer celle avec l’Irak. Au printemps de cette année, les baasistes syriens reprirent le dessus sur les séparatistes et commencèrent à négocier une union tripartite avec l’Égypte et l’Irak, où les baasistes venaient de prendre le pouvoir. Les négociations parfois âpres entre dirigeants syriens et irakiens continuèrent jusqu’au renversement du gouvernement baasiste en Irak à l’automne 1963.
Le projet n’était pas mort pour autant : il fut ravivé quinze ans plus tard, en 1978. Les dirigeants des deux pays retracèrent également les frontières avec d’autres voisins. Une des raisons de la guerre irako-iranienne de 1980-1988 fut l’abrogation par Bagdad de l’accord signé en 1975 avec Téhéran, aux termes duquel I’Irak avait accepté de déplacer la frontière entre les deux États de la rive iranienne du Chatt al-Arab vers le milieu de ce cours d’eau. Toujours gouverné par Saddam Hussein, l’Irak envahit le Koweït en 1990, sous le prétexte qu’il n’était que sa dix-neuvième province. La Syrie de Hafez Al-Assad pour sa part domina de facto le Liban de 1976 à 2005 par sa présence militaire et son influence politique, sans toutefois imposer à son voisin une fusion ou une union juridique. Autrement dit, Assad retraça la frontière effective sans modifier la frontière reconnue sur le plan international. L’échec répété de ces initiatives démontre que les facteurs favorables à l’union ou à la fusion étaient en fin de compte moins forts que ceux qui l’empêchaient. Même les baasistes syriens et irakiens défendaient des intérêts divergents, et leur factionnalisme les empêchait d’envisager le partage du pouvoir dans une entité plus large. En même temps, la répétition des tentatives démontre que les frontières étatiques continuaient d’être contestées, y compris celles dites de Sykes-Picot.
Vers la fragmentation
Sur le plan intérieur, ni l’Irak ni la Syrie ne se sont à ce jour divisés au point de donner naissance à de nouvelles entités politiques complètement indépendantes, et donc à des États. Néanmoins, en Irak la Constitution de 2005 accorde une autonomie considérable à la région kurde en de nombreux domaines, y compris le maintien de l’ordre. Elle est renforcée par une autonomie de fait basée largement sur ses propres forces armées, les peshmergas, et des services secrets qui échappent entièrement au contrôle du gouvernement central à Bagdad. Cette autonomie de fait est également attestée par une politique étrangère indépendante (pas seulement vis-à-vis de l’Iran et de la Turquie) et une politique d’exportation du pétrole en contradiction avec la position de l’État central. S’y ajoutent les nombreux autres pouvoirs locaux qui se sont renforcés ou consolidés après la guerre du Koweït, et surtout depuis l’invasion américaine.
Tout en ayant perdu le monopole des forces de coercition et la loyauté d’une bonne partie de sa population, l’État irakien a pourtant continué à jouir de la reconnaissance internationale, y compris de la part de ses voisins qui soutiennent des forces centrifuges sur son territoire. Cette reconnaissance internationale et les ressources qui en découlent — notamment les diverses aides américaines et européennes — continuent de maintenir un certain équilibre des forces dans le pays et freinent sa désintégration.
En Syrie, l’émergence de territoires échappant ouvertement au contrôle du gouvernement central a commencé avec la contestation née en 2011, puis avec la guerre « civile » qui la ravage toujours. Progressivement des groupes armés ont réussi à dominer, parfois de manière transitoire, des villes et des zones géographiques entières comme Deraa, Bosra, Idlib et Homs. Une partie de la Ghouta de Damas et de la province d’Alep, y compris la partie est de la ville, sont d’autres exemples de cette tendance. Les parties nord de la Syrie habitées par les Kurdes se sont dotées de forces armées et de services administratifs assez structurés.
Comme en Irak, ces pouvoirs infra-étatiques ont leurs propres institutions, aussi fragiles qu’elles soient, leurs propres politiques, parfois leur propre production idéologique et leurs propres dirigeants. Dans la plupart des cas ils sont liés entre eux soit par des liens familiaux, soit par une religion ou une langue commune.
Ajoutons que souvent, en Irak et en Syrie, le pouvoir et l’autorité du gouvernement central étaient déjà faibles dans de vastes zones où il n’était pas ouvertement défié par des acteurs armés. Dans des régions entières les agents de l’État en charge de la sécurité ou de l’administration ne pouvaient remplir leurs fonctions que grâce à la bonne volonté et à la coopération de familles ou de tribus influentes. Ailleurs, l’État était contraint de choisir ses agents locaux parmi les soutiens de telles familles ou tribus. La « colonisation » de l’appareil d’État par des réseaux et des forces émanant de la « société », si bien décrite et analysée par Joel Migdal, se faisait sentir au centre comme en périphérie. Tout comme le gouvernement, l’armée ou certaines de ses unités, les administrations locales ou provinciales pouvaient être dominées par des réseaux informels le plus souvent basés sur des solidarités familiales, régionales, religieuses ou linguistiques. Pour la Syrie rurale, les travaux de Jean Hannoyer démontrent de manière particulièrement incisive la dépendance des acteurs étatiques (et du parti Baas) par rapport aux acteurs locaux, et ce à une époque où l’État central semblait se renforcer considérablement.
Force est donc de constater que l’OEI n’est ni le premier acteur depuis l’indépendance à proposer et imposer une nouvelle forme — plutôt qu’un nouveau type — de régime politique ni le premier à remettre en question les frontières internationalement reconnues des États existants, ou le rayon territorial sur lequel ils exercent leur pouvoir.
L’avenir incertain de l’OEI
Indépendamment des enseignements du passé, rien ne dit que l’OEI survivra tel quel. Beaucoup dépendra de l’équilibre des forces avec ses adversaires en termes de soft et de hard power. Sur le plan militaire, le choix au moins initial de la coalition internationale de s’en tenir aux bombardements aériens a sans doute pesé sur les résultats. Les objectifs limités des voisins kurdes et les difficultés du gouvernement irakien à mobiliser des unités militaires et paramilitaires sunnites y compris parmi les « tribus » ont également permis à l’OEI de se maintenir dans les territoires qu’il contrôle. Les revenus de champs pétrolifères comme celui de Cha’ar en Syrie l’ont aidé à mobiliser, voire coopter, des soutiens importants, notamment parmi les « tribus » et les anciens baasistes irakiens. Renforcés par la rancune contre les anciens régimes, ces soutiens lui sont d’autant plus fidèles que les alternatives attrayantes manquent. Pour une bonne partie des Irakiens et des Syriens vivant sous le joug de l’OEI, les conditions de vie ne sont pas véritablement détériorées ; la répression, l’arbitraire et l’incurie des gouvernements en place à Damas et à Bagdad font partie de la mémoire collective et trouvent de nouvelles illustrations chaque jour.
Mais cette situation favorable peut changer à tous les niveaux, si elle n’a pas déjà commencé à changer : la coalition internationale soutient sur le sol les forces (para) militaires opposées à l’OEI, l’aviation russe a aidé l’armée syrienne à déloger l’organisation de Palmyre, les revenus pétroliers s’assèchent, les « tribus » ont souvent gardé une autonomie de décision au moins relative, et les anciens baasistes irakiens ne sont pas nécessairement des alliés pérennes. Et surtout, l’avenir de l’OEI est tributaire de l’afflux continu de combattants étrangers qui renflouent ses rangs ou au moins remplacent ceux qui sont tombés.
Des États « passablement désintégrés »
Étonnant peut-être, le troisième scénario est celui de la persistance et de la survie des États irakien et syrien actuels, mais comme entités affaiblies, précaires, et fortement divisées en interne. Chacun des deux pays continuerait d’être officiellement dirigé par un gouvernement central dont le pouvoir et l’influence seraient pourtant limités à certaines parties du pays, voire à certains domaines d’activité. Dans le cas extrême, ces gouvernements se barricaderaient dans des « zones vertes » comme actuellement en Irak, sans que ce « retrait » les protège nécessairement. Ils pourraient peut-être étendre leur juridiction sur l’ensemble de leurs capitales ou sur les quartiers centraux de celles-ci, comme Abou Roumaneh, Jaalan et Malki à Damas. En fonction des loyautés politiques et des rapports de force, ils pourraient aussi dominer d’autres parties du pays, peut-être éloignées de la capitale et reliées par des voies de communication difficiles à défendre. Une sorte de constellation semblable à celle de la Syrie aujourd’hui, où la capitale et la région de Lattaquié sont reliées par une route, et leurs alentours immédiats imparfaitement contrôlés par les forces loyales au gouvernement central. Les autres parties du pays vivraient sous la domination de forces politiques et militaires locales, de puissance et d’influence variable dont les périmètres d’action seraient souvent fluctuants et incertains, notamment au contact de leurs voisins.
Certains de ces pouvoirs locaux se limiteraient à l’exercice des fonctions régaliennes les plus essentielles : l’extraction d’impôts et de taxes et le maintien d’une force armée, peut-être basée sur la conscription. D’autres seraient probablement tentés de mettre en place des services à la population (santé, éducation, etc.) comme c’est le cas actuellement, notamment dans les zones contrôlées par l’OEI. Comme aujourd’hui, ces services ou administrations locales pourraient coexister avec des structures qui dépendent du gouvernement central.
De manière générale, la délimitation des zones d’influence, donc des entités politiques infra-étatiques, ainsi que les régimes politiques qui les dominent seraient fortement tributaires d’initiatives locales et de rapports de force en constante évolution. Des zones gouvernées par des groupes islamistes (y compris djihadistes) pourraient exister à côté de zones gouvernées par des milices chrétiennes, par des groupes de gauche, des alliances tribales, etc. Une grande diversité caractériserait les institutions et donc les régimes politiques de ces entités, sur le plan de la participation politique, de la composition des groupes au pouvoir et de leurs critères de recrutement et de cooptation, des politiques mises en œuvre.
Sorte de primus inter pares, le gouvernement central tirerait avant tout sa force, aussi minime qu’elle soit, de sa reconnaissance par la « communauté internationale » comme le représentant légitime d’un territoire et d’une population qu’en réalité il ne représenterait pas. Cette reconnaissance internationale apporte des ressources non seulement symboliques, mais également matérielles. Grâce à son statut d’acteur reconnu sur le plan international, le gouvernement central reçoit des aides et des soutiens de toute sorte : militaires, logistiques, techniques et budgétaires. Gérées de manière intelligente, elles sont à même de stabiliser et de renforcer le gouvernement central par rapport aux autres pouvoirs dans le pays. L’avantage est de taille tant que le gouvernement central jouit du soutien de « la » communauté internationale en tant que telle ou d’une fraction importante de celle-ci. Il est évidemment bien moindre si « la » communauté internationale est divisée et si d’autres pouvoirs au sein de l’État reçoivent d’importants soutiens extérieurs, comme c’est le cas par exemple en Irak.
Entités fragmentées mais pérennes
Cette constellation fragmentée est loin de la vision « classique » d’un monde subdivisé principalement en États indépendants, souverains, légitimes aux yeux des gouvernés, exerçant leur monopole sur les forces de coercition, dotés d’institutions structurées et cohérentes à l’intérieur, clairement séparés de leurs voisins à l’extérieur. Mouvante et incertaine, elle n’est pas nécessairement condamnée à disparaître rapidement en permettant le retour des États tels que l’on se les imagine. Le flou peut se pérenniser, quitte à ce que les dynamiques informelles et spontanées qui le caractérisent se formalisent quelque peu, et que cette « institutionnalisation » balbutiante les rende davantage lisibles pour les acteurs et les observateurs.
La constellation en question reflète deux tendances contradictoires. La première est celle de la fragmentation des États en entités infra-étatiques qui parfois dépassent les frontières étatiques. La seconde est celle de la force des frontières étatiques internationalement reconnues qui, peu ou prou, sont protégées et défendues par la plupart des acteurs internationaux. Ceux-ci s’accommodent bien plus facilement d’un régime politique qui ne partage pas leurs valeurs ou leurs intérêts que de la modification d’une frontière qui pourrait servir de précédent à d’autres modifications. L’ordre politico-géographique mondial s’effondrerait comme un château de cartes si l’on retirait une seule carte. À terme, retracer les frontières de l’Irak ou de la Syrie pourrait remettre en cause l’appartenance de l’Alsace ou de Nice à la France, du Tyrol du Sud et de la Vallée d’Aoste à l’Italie et du nord du Schleswig-Holstein à l’Allemagne.
Plutôt que de laisser la place à une myriade de nouvelles entités politiques entièrement séparées les unes des autres, ou de redevenir des États centraux à proprement parler, l’Irak et la Syrie ressembleraient pour les années à venir à ce qu’ils sont actuellement : des États de nom plutôt que de fait, au sein desquels les liens entre les différentes composantes sont peu structurés sans être absents. Par exemple, l’absence d’un monopole des forces de coercition n’empêche pas nécessairement l’utilisation de la même monnaie, comme actuellement en Irak. Des États passablement, mais pas entièrement désintégrés. Ils rejoindraient de nombreux autres États qui depuis des décennies se distinguent par un équilibre précaire entre résilience et désintégration. Le « modèle » serait moins la Somalie des dernières décennies que l’Afghanistan d’aujourd’hui.
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