Tribune

Syrie, la troublante impunité d’Abdulhamid C.

En France, la Cour de cassation fait obstacle au jugement d’un ancien membre des services de renseignement syriens arrêté en France en 2019. Abdulhamid C. ne peut être jugé pour « complicité de crimes contre l’humanité », au motif que la loi syrienne ne prévoit pas cette incrimination. Une décision troublante qui devrait pousser à une révision de la loi.

La Cour de cassation, Quai de l’Horloge, Paris
Andrew Reid Wildman/Flickr

À la mi-novembre 2021, les procédures engagées contre Abdulhamid C. par le pôle Crimes de guerre-crimes contre l’humanité du parquet national antiterroriste étaient sur le point d’aboutir. Abdulhamid C., Syrien de 32 ans, ancien membre de la sûreté de l’État, avait été arrêté dans la banlieue parisienne en février 2019 et placé en détention provisoire. L’enquête avait été menée en coopération avec l’équipe du tribunal de Coblence dans le cadre du dossier Caesar, du nom attribué à ce photographe militaire syrien qui a fait sortir des milliers de photos de corps martyrisés de Syriens morts dans les prisons du régime. Elle faisait apparaitre une participation de l’inculpé à l’arrestation de manifestants à Damas entre 2011 et 2013.

Un événement inattendu est venu interrompre le processus. La Cour de cassation, saisie par les avocats d’Abdulhamid C., décidait le 24 novembre 2021 que les poursuites engagées contre ce dernier n’étaient pas légales. De ce fait, l’ensemble des procédures concernant des inculpés syriens et d’autres nationalités étaient également remises en cause. Le coup porté à la crédibilité de la France en matière de lutte contre l’impunité était d’autant plus rude que, à peu près au même moment, en Allemagne, la Cour de Coblence s’apprêtait à décider une lourde condamnation contre le colonel Answar Raslan, 58 ans, ancien officier des services de renseignement du régime Assad.

En finir avec l’impunité

D’autres facteurs rendaient particulièrement inopportun le timing de l’arrêt de la Cour de cassation. La France vient de prendre la présidence du Conseil de l’Union européenne. Il serait préférable qu’elle puisse donner le bon exemple vis-à-vis de ses partenaires. Par ailleurs, le départ de France en octobre 2021, sans difficulté, de l’oncle de Bachar Al-Assad, Rifaat Al-Assad, bien que condamné par un tribunal français à de la prison ferme, a ravivé la mémoire d’une longue complaisance de la France à l’égard d’anciens dignitaires du régime syrien.

Pourtant, la diplomatie française s’est engagée ces dernières années à mobiliser la communauté internationale dans la lutte contre l’impunité. Elle a joué un rôle actif pour assurer la diffusion des photos du dossier Caesar. Elle a contribué à la création du mécanisme international, indépendant et impartial des Nations unies, dirigé par une magistrate française et qui a pour mission de recueillir les preuves des crimes liés au conflit en Syrie. Elle a soutenu la commission d’enquête pour la Syrie. Il ne se passe pas de semaine sans que le ministre des affaires étrangères Jean-Yves Le Drian rappelle son engagement. En février 2021, il cosignait avec d’autres ministres européens un texte comportant le serment suivant :

Nous maintiendrons notre engagement, notamment dans le cadre de nos juridictions nationales, pour que les crimes commis en Syrie ne restent pas impunis.

Une autre conséquence de l’arrêt des poursuites contre des ressortissants syriens sur la base de crimes de guerre et de crime contre l’humanité est d’affaiblir l’action menée contre l’impunité liée à l’usage d’armes chimiques. Là aussi, la France a joué un rôle pionnier et préside le « partenariat international » sur ce sujet qui réunit une quarantaine de pays.

La question qui se posait donc pour les autorités françaises était de comprendre les raisons de la décision de la Cour de cassation afin de lui apporter la réponse adéquate. Rappelons que la Syrie n’est pas membre de la Cour pénale internationale (CPI), et que la Chine et la Russie refusent que la situation en Syrie y soit transférée par le Conseil de sécurité des Nations unies1. Seuls des tribunaux étrangers peuvent donc à ce stade offrir une voie de recours aux victimes de crimes liés au conflit syrien.

Par ailleurs, le principe juridique de compétence universelle2 n’est pas appliqué en France. Une loi du 9 août 2010, qui transpose dans le droit français le Statut de Rome, traité international à l’origine de la création de la CPI, prévoit cependant la possibilité de poursuites contre des personnes résidant en France soupçonnées de crimes de guerre ou contre l’humanité. Mais parmi les conditions requises figure celle dite de la « double incrimination ». Celle-ci exige que le crime de guerre ou contre l’humanité soit puni aussi bien dans la législation du pays d’origine de l’inculpé que dans la législation française. La Cour de cassation a simplement constaté que ce n’était pas le cas pour la Syrie, même si des juridictions inférieures avaient auparavant fait une interprétation différente.

Dès lors, le gouvernement français, s’il veut rester cohérent avec ses engagements internationaux, n’a d’autre choix que de modifier cette loi de 2010 pour supprimer l’exigence de la « double incrimination ». Le 18 janvier 2022, à l’occasion d’un débat à la Commission des affaires étrangères, le ministère de l’Europe et des affaires étrangères a pris l’engagement d’agir dans ce sens. Un texte de position qu’il a distribué précise noir sur blanc :

Le ministère de l’Europe et des affaires étrangères est résolument favorable à la suppression, dès que pourra être identifié un vecteur législatif adéquat, du critère de la double incrimination pour les crimes contre l’humanité. Cette suppression serait d’application immédiate.

Le problème de la « double incrimination »

Cette prise de position est évidemment importante. Il reste toutefois deux obstacles à surmonter. En premier lieu, c’est le ministère de la justice — et non celui des affaires étrangères — qui est leader pour la politique pénale. Il se trouve qu’au cours des mois précédents, le ministre de la justice Éric Dupond-Moretti avait refusé des amendements venant des parlementaires visant à corriger la loi. Il faut espérer que l’arrêt du 24 novembre l’amènera à reconsidérer sa position. La décision de la Cour de cassation a en effet au moins le mérite de faire apparaitre ce qu’il y a d’absurde en pratique dans la condition de la « double incrimination » : il y a peu de chances qu’un pays qui pratique les crimes contre l’humanité interdise ce type de crime ou prenne au sérieux une éventuelle interdiction.

En second lieu, le calendrier parlementaire rend difficile une action très rapide. En raison de l’élection présidentielle qui a lieu en avril, la session parlementaire actuelle termine ses travaux fin février. Des élections générales auront lieu les 12 et 19 juin 2022. La nouvelle Assemblée ne tiendra en principe sa première session qu’en octobre. Une session extraordinaire pourrait être convoquée en juin-juillet, mais uniquement pour traiter d’affaires intérieures urgentes. Au total, c’est un nouveau gouvernement et une nouvelle Assemblée qui seront amenés, pas avant la fin de l’année 2022 selon toute vraisemblance, à réexaminer la question de la loi du 9 août 2010.

Cela veut dire qu’il appartient à tous ceux qui en France sont motivés par le combat contre l’impunité de rester mobilisés pour éviter que plus de temps que nécessaire ne soit perdu. Il ne serait pas acceptable que la France aggrave son retard par rapport à d’autres pays, et notamment ses partenaires européens. En fait, ce n’est pas seulement un élément de la loi du 9 août 2010 qu’il faut changer, c’est aussi un état d’esprit qui a conduit à limiter, dans l’indifférence générale, les moyens accordés aux enquêtes et à l’instruction des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité.

Pourquoi s’agit-il d’une cause vraiment importante ?

S’agissant de la Syrie, nous avancerons deux raisons. D’une part, les moyens d’action pour changer le cours des choses en Syrie sont malheureusement limités ; une chose honorable à faire est au moins de dire non aux crimes abominables du régime de Damas. Aujourd’hui, Abdulhamid C. est sorti de prison. Dans ces conditions, d’autres sbires du régime ayant quitté la Syrie seront tentés de trouver refuge en France. Il serait lamentable que notre pays apparaisse comme un havre d’accueil pour les complices du régime d’Assad. D’autre part, la condamnation pénale de responsables ou de complices de crimes contre l’humanité de ce régime contribue sur le plan politique à la délégitimation du clan Assad. Au moment où la tentation d’un rapprochement avec Damas existe dans beaucoup de pays, il est indispensable de rappeler constamment et par tous les moyens la vraie nature de ce clan qui a plongé la Syrie dans l’enfer qu’elle connait actuellement.

1NDLR. La Cour pénale internationale peut être saisie suivant l’une ou l’autre de ces trois procédures : par un État signataire du Statut de Rome qui l’a créée ; par le procureur de la CPI s’il estime que l’ouverture d’une enquête est impérative ; ou par le Conseil de sécurité de l’ONU.

2NDLR. En droit international, le principe juridique de compétence universelle est fondé sur l’idée que la lutte contre l’impunité des violations graves des droits humains n’a pas de frontières. Les États ont par conséquent la possibilité, voire l’obligation, de poursuivre les auteurs de crimes internationaux se trouvant sur leur territoire, – et ce où que les crimes aient été commis et quelle que soit la nationalité des auteurs et des victimes. Cela nécessite des législations nationales adaptées, ainsi que des moyens adéquats de mise en œuvre.

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