
La chute du régime syrien, que Recep Tayyip Erdoğan a appelé « la révolution magnifique » (muhteşem devrim), a mis en lumière une nouvelle géopolitique du Proche-Orient affectée par nombre de conflits : la guerre en Ukraine et celle de Gaza, sans oublier les prolongements régionaux (notamment libanais) de cette dernière. La Turquie n’est pas restée inactive diplomatiquement et militairement alors que la région se transformait. Dès 2023, elle avait renoué avec le régime syrien, à l’occasion de contacts officieux, cédant aux pressions de ses partenaires russe et iranien du processus d’Astana1, voire des pays du Golfe qui ont consenti au retour de Damas dans la Ligue arabe.
Partie perdue pour l’Iran et la Russie
Par ailleurs, les autorités turques ont été impliquées dans la gouvernance d’Idlib et dans la mise sur pied du Commandement des opérations militaires (Al-Fatah al-Moubin) qui a déclenché l’offensive le 27 novembre 2024. Cependant, elles ont veillé à ménager la susceptibilité de Moscou et de Téhéran par une série de contacts permanents (y compris l’accueil du ministre des affaires étrangères iranien, Abbas Araghchi, le 2 décembre 2024, à Ankara). Au cours de ces échanges, elles ont continué à inciter le président Bachar Al-Assad à négocier avec l’opposition et à promouvoir une transition. Depuis 2019, les Russes et les Iraniens n’avaient eu de cesse de faire pression sur la Turquie pour qu’elle évacue Idlib et les autres territoires syriens qu’elle occupait. Mais, à Doha, le 7 décembre 2024, ils n’ont pu que constater qu’en fin de compte c’était eux qui allaient devoir se retirer, et qu’ils avaient perdu la partie.
Désormais en position de force, la Turquie n’est pas pour autant seule en Syrie. De nombreux acteurs s’y côtoient. Rares sont les pays à abriter simultanément une présence militaire et politique de protagonistes aussi variés que les États-Unis, la Turquie, la Russie et Israël… Dans ces conditions, pour le nouveau régime, une clarification s’impose. Elle est lisible dans les premiers contacts et déplacements officiels de ses dirigeants, qui façonnent au jour le jour sa politique étrangère.
Concernant la Turquie, le gain géopolitique principal de la « révolution magnifique » est bien sûr le sévère coup porté à la présence russe et iranienne, qui l’a souvent préoccupée sur sa frontière méridionale au cours de la dernière décennie. On sait que Moscou est parvenue à maintenir le contact avec les nouveaux dirigeants de Damas. Néanmoins, la première délégation envoyée dans la capitale syrienne, le 28 janvier 2025, n’a pas réussi à garantir la pérennité de leurs bases militaires de Tartous et Hmeimim, leurs interlocuteurs ayant préalablement évoqué la nécessité de mettre en place un processus de justice transitionnelle et exigeant l’extradition de Bachar Al-Assad. Moscou risque donc de devoir relocaliser ses points d’appui militaires de Méditerranée orientale en Libye. Cela ne serait pas sans conséquences pour la Turquie, aussi présente dans ce pays, mais pour y soutenir des acteurs différents2. Quant à l’Iran, il semble durablement exclu du territoire syrien. Significativement, son ambassade a été mise à sac lors de la chute de Damas. Avec la Russie et Israël, il fait partie des pays dont les produits sont désormais interdits d’importation.
Un jeu complexe avec l’Arabie saoudite
Réconcilié depuis deux ans avec les pays du Golfe, Erdoğan est ainsi en mesure de réaliser son rêve de 2015 : faire de la Syrie, expurgé de l’Iran et de ses alliés, un espace ami et le lieu d’une convergence forte avec le monde arabe, en particulier l’Arabie saoudite. Cette année-là, Ankara avait ostensiblement soutenu l’intervention saoudienne au Yémen, en dénonçant la « tentation hégémonique régionale » de l’Iran, voire du « chiisme »3. Le président turc pensait qu’un soutien résolu de son pays et de la monarchie saoudienne à l’opposition syrienne permettrait à cette dernière de l’emporter. Le cours des événements a contrarié ses plans, éloignant Ankara de Riyad, tandis que, dans le cadre du processus d’Astana, il allait même devoir se rapprocher de Téhéran.
Depuis, l’Arabie saoudite est revenue dans le jeu syrien et s’y pose comme une sérieuse concurrente pour la Turquie. Celle-ci n’est pas arabe et sera perçue comme l’héritière de l’ancienne puissance tutélaire ottomane si elle se révèle trop envahissante. Avant même sa chute, les Saoudiens étaient parvenus, à la différence des Turcs, à rétablir leurs relations diplomatiques avec Bachar Al-Assad. Certes, ils ne se sont pas précipités pour rouvrir leur ambassade à Damas, contrairement aux Turcs et à leurs alliés qataris. Mais ils ont efficacement œuvré à la levée des sanctions internationales contre la Syrie et peuvent jouer un rôle important dans la reconstruction du pays. C’est d’ailleurs chez eux qu’Ahmed Al-Charaa, le nouveau président syrien, a effectué sa première sortie officielle à l’étranger.
Ouverture sur l’Europe ?
De son côté, la Turquie, au moment même où elle essaie de relancer sa candidature et surtout de faire aboutir les négociations d’actualisation de l’accord d’union douanière avec l’Union européenne, n’a pas ménagé ses efforts pour convaincre celle-ci d’accélérer la levée de ses sanctions, nécessaire pour permettre une reprise économique vitale pour la Syrie. Le 27 janvier 2025, l’Union européenne (UE) a soumis la suspension de ces sanctions au respect par le nouveau régime d’un mode de gouvernance respectant les minorités et les droits humains. À la veille de cette décision, Kaja Kallas, la nouvelle haute représentante de l’UE pour les affaires étrangères, s’est rendue à Ankara, où elle a aussi souligné l’importance stratégique des relations turco-européennes. La Turquie fait donc jouer sa relation avec les Vingt-Sept pour lever leurs dernières réticences à l’égard d’Ahmed Al-Charaa, au moment où un dialogue est en train de s’établir entre celui-ci et les principaux dirigeants européens (invitation du président syrien à Paris par Emmanuel Macron, premier échange téléphonique avec le chancelier allemand d’alors, Olaf Scholz…).
Lors de la conversation téléphonique qu’il a eue avec son homologue français, le 7 février 2025, Erdoğan, a ostensiblement salué la levée graduelle des sanctions européennes, et l’échange a donné lieu à des propos soulignant à nouveau l’intérêt stratégique de la Turquie pour la région. Dans le contexte du retour au pouvoir de Donald Trump à Washington et des incertitudes qui l’accompagnent, l’esquisse de ce rapprochement turco-européen mérite d’être soulignée. D’autant que cette nouvelle géopolitique proche-orientale, même si elle paraît favorable à la Turquie, n’est pas non plus pour elle sans risques et sans incertitudes.
Toutefois, les dirigeants européens n’ont pas encore défini la place qu’ils entendaient réserver à la Turquie dans la nouvelle architecture de la défense européenne dont ils débattent actuellement face aux décisions de Donald Trump qui ébranlent l’OTAN jour après jour. Dès lors, il n’est pas étonnant qu’Ankara continue de ménager sa relation avec Moscou et plus généralement avec les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) . Le 24 février 2025, recevant son homologue russe à Ankara, le ministre turc des affaires étrangères Hakan Fidan a rappelé les déboires de la candidature turque à l’Union européenne et réaffirmé le souhait de son pays d’adhérer au BRICS.
Le statut du Rojava en question
Le principal sujet d’inquiétude de la Turquie dans la nouvelle configuration syrienne demeure la question kurde ou, plus exactement, le devenir du Rojava, cette région autonome qui s’est constituée dans le nord-est de la Syrie depuis les débuts de la guerre civile. Pendant l’offensive menée par les ex-rebelles fin 2024, l’Armée nationale syrienne (ANS), une organisation proche des Turcs, a forcé les milices kurdes, les Unités de protection du peuple (YPG) à abandonner la province de Manbij. Par la suite, le ministère turc des affaires étrangères n’a cessé d’affirmer qu’il était exclu que le Rojava voie son statut institutionnel consacré dans la nouvelle Syrie, le président Erdoğan envisageant même de nouvelles opérations militaires transfrontalières si nécessaire.
Il reste que le sort de l’Administration autonome du Nord et de l’Est de la Syrie (AANES), pour utiliser sa dénomination officielle, ne dépend pas que de la Turquie, mais d’autres acteurs avec lesquels celle-ci est susceptible de s’accorder ou d’entrer en conflit. Le premier d’entre eux est bien sûr le nouveau régime syrien. Pendant l’offensive des ex-rebelles, on a pu observer que l’hostilité de l’ANS à l’égard des Kurdes était loin d’être partagée par toutes les factions de l’opposition. Hayat Tahrir Al-Cham (HTC) ayant facilité leur évacuation d’Alep. Les Kurdes reconnaissaient d’ailleurs entretenir le dialogue avec l’organisation dominante du Commandement des opérations militaires.
Le nouveau régime a ensuite donné des gages à Ankara. Lors de la visite qu’il a effectuée en Turquie, le 4 février 2025, Ahmed Al-Charaa a déclaré qu’il n’y aurait « pas de tolérance envers des groupes armés, en particulier ceux qui menacent la Turquie ». Il a ajouté que son pays prendrait « toutes les mesures pour assurer la sécurité des frontières turques », ciblant à demi-mot les milices kurdes, mais sans les nommer. Toutefois, il faut voir si ces assurances de principe seront suivies d’effets. Car, au moment où il s’emploie à stabiliser le pays et à promouvoir une gouvernance respectueuse des minorités, le nouveau régime hésitera à s’engager dans un conflit avec les Kurdes.
Entre Washington et Tel-Aviv
Les autres protagonistes dont dépend le Rojava sont bien sûr les États-Unis. Dans les dernières semaines de la présidence Joe Biden, la Turquie n’a cessé de demander l’arrêt du soutien militaire et financier américain apporté aux milices kurdes. Si Recep Erdoğan a par la suite salué la victoire de Donald Trump, en disant sa conviction qu’elle le verrait relancer son projet de retrait des forces spéciales américaines, esquissé en 2019 lors de son premier mandat. Ce scénario ne s’est pas encore confirmé et il pourrait être contrarié par la présence de conseillers pro-kurdes autour du 47e président des États-Unis4 et surtout par le souhait de Washington de conserver des points d’appui dans les zones kurdes, tant irakiennes que syriennes, notamment pour lutter contre l’Organisation de l’État islamique (OEI) en pleine recomposition, au moment où le départ annoncé des Américains du Proche-Orient semble une fois de plus différé.
D’autre part, le retournement syrien contribue à rapprocher géographiquement et dangereusement la Turquie d’Israël, qui de surcroît a profité de la chute de Bachar Al-Assad pour étendre sa mainmise sur le Golan5. Avant ces événements, au plus fort des bombardements israéliens qui se sont abattus sur le Liban (et aussi sur la Syrie, l’Irak et l’Iran) à l’automne 2024, le président Erdoğan avait déjà sonné l’alarme en déclarant que son pays pouvait être « la prochaine cible d’Israël »6. Ce propos entendait aussi exploiter l’inquiétude de la société turque qui redoutait alors d’avoir à subir les conséquences de cette escalade, au moins de façon indirecte (notamment sur les plans économique et surtout migratoire).
De son côté, Israël perçoit désormais la présence turque en Syrie comme une « menace », la comparant à celle qu’a pu représenter antérieurement celle de l’Iran7. L’hypothèse d’une confrontation entre Israël et la Turquie, sans être probable, n’est désormais plus exclue, les relations mutuelles entre les deux s’étant encore dégradées depuis le 7 octobre 2023.
Ainsi, si la nouvelle donne syrienne peut tendre à rapprocher la Turquie des Européens, en revanche, elle induit une relation plus complexe avec les États-Unis et surtout avec Israël. Certes, les trois protagonistes se sont réjouis de voir l’Iran exclu de la nouvelle carte syrienne, mais les dimensions israéliennes et kurdes de celle-ci peuvent être sources de conflits ravivés ou inédits pour Ankara.
Quel médiateur pour l’Ukraine ?
Le 14 février 2025, le président Erdoğan s’est permis une première critique en règle de la politique de Donald Trump au Proche-Orient, estimant que les États-Unis avaient une « approche erronée » de la région, et regrettant qu’ils ignorent « son histoire » et « sa géographie ». Le 18 février, la rencontre américano-russe à Riyad a par ailleurs un peu plus éloigné Ankara de Washington. Car l’Arabie saoudite a pris dans le règlement de la guerre en Ukraine la place de médiateur que la Turquie rêvait de tenir en accueillant des négociateurs des deux pays le 18 février ; le même jour, Recep Tayyip Erdoğan recevait chaleureusement le président ukrainien Volodymyr Zelensky et son épouse à Ankara, et expliquait que son pays était le « lieu idéal » pour tenir des négociations visant à mettre un terme au conflit8.
Tout dépendra encore de l’approche américaine de la question kurde et des rapports qu’entretiendra Tel-Aviv avec le nouveau régime de Damas, voire avec les Kurdes. Car depuis la guerre de Gaza, le positionnement de ces derniers a évolué. Face à la Turquie et ses mercenaires syriens, ils pourraient être tentés de se rapprocher d’Israël, c’est du moins ce que certains à Tel-Aviv espèrent9.
Mais toutes les tensions pourraient être atténuées par des développements intérieurs à la Turquie. Depuis le mois d’octobre 2024, le gouvernement turc a repris le processus de règlement avec les Kurdes, qu’il avait brutalement interrompu, il y a dix ans. Une délégation du Parti de l’égalité et de la démocratie des peuples (DEM), la formation parlementaire kurde de Turquie, a mené une série de déplacements sur l’île d’Imralı où Abdullah Öcalan, leader du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) purge une peine d’emprisonnement à vie.
Le 27 février 2025, Öcalan a appelé le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) à déposer les armes et à se dissoudre. Ce processus a été soutenu par le gouvernement régional kurde d’Erbil et bien accueilli par les instances kurdes du Rojava, tandis que le gouvernement turc affirmait qu’il est en passe de « résoudre la question kurde ». Pourtant on ne peut manquer d’observer que, depuis le début de l’année 2025, une vague de répression sans précédent s’est abattue sur des élus et militants de l’opposition ou de la société civile, le plus souvent accusés de façon fallacieuse « d’entretenir des relations avec le terrorisme ». Il faut donc rester prudent quant aux résultats d’une entreprise de réconciliation qui est aussi liée à la recherche par Recep Tayyip Erdoğan de solutions lui permettant de modifier la constitution et de briguer un nouveau mandat.
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1L’accord d’Astana est un traité signé le 4 mai 2017 par la Russie, l’Iran et la Turquie et portant sur un cessez-le-feu dans quatre zones tenues par l’opposition en Syrie. À l’issue de ce processus, seule la région d’Idlib est restée autonome par rapport à Damas.
2NDLR. La Turquie soutient Abdel Hamid Dbeibah, le chef du gouvernement d’union nationale (GUN) à Tripoli, tandis que la Russie soutient les autorités de l’est du maréchal Khalifa Haftar.
3Jean-Paul Burdy & Jean Marcou, « La Turquie et le Yémen : une longue histoire conflictuelle », OVIPOT (Observatoire de la vie politique turque), 31 mars 2015.
4Jean Marcou, « La Turquie et le retour de Trump », Fondation méditerranéenne d’études stratégiques (FMES), 26 novembre 2024.
5NDLR. Des photos satellites attestent que l’armée israélienne a établi, au 5 mars 2025, au moins sept bases fortifiées allant du versant syrien du mont Hermon (hors de la partie nord de la “zone de désengagement”) jusqu’à Tell Kudna, dans la partie sud, près du “Triangle” [Ha’Meshullash], un territoire où se jouxtent les lignes de cessez-le-feu et les frontières entre Israël, la Syrie et la Jordanie.
6« Israel next target will be Türkiye, Erdogan say », Turkish Daily News, 1er décembre 2024.
7« La commission Nagel met en garde contre une éventuelle guerre avec la Turquie, tout en appelant à la confrontation avec l’Iran », All Israel News, 4 mars 2025.
8« Türkiye ideal venue for Russia-Ukraine peace talks : Erdoğan », Hürriyet Daily News, 18 février 2025.
9Ofra Bengio, « Why Syria’s Kurds are calling for a strategic alliance with Israel ? », Haaretz, 14 janvier 2025