Syrie. Le grand désarroi des alaouites

À Tartous, la prise de pouvoir en décembre 2024 par le groupe rebelle islamiste Hayat Tahrir Al-Cham (HTC), la fuite de Bachar Al-Assad et l’émergence de milices armées font craindre aux alaouites des affrontements motivés par un désir de revanche. Une crainte confirmée avec les massacres qui ont eu lieu les 7 et 8 mars 2025 sur la côte. Sur fond d’exactions, un civil spécialisé en cybersécurité se mobilise tandis qu’un ex-officier de l’armée de l’air réclame l’amnistie. Récit.

L'image montre une statue gigantesque de la main et du visage d'un personnage allongé sur le sol, entourée de verdure et sous un ciel bleu. La statue semble partiellement détruite ou en ruine.
Tartous, 13 janvier 2025. Vue de la statue démolie de Hafez Al-Assad, le père du dirigeant déchu Bachar Al-Assad, suite à l’effondrement du régime.
Tamam Jerbi / ANADOLU / Anadolu via AFP

Depuis la finalisation de ce récit, des affrontements opposant les forces du gouvernement provisoire et les fidèles de l’ancien régime, qui sont parvenus à s’emparer de plusieurs positions militaires, ont eu lieu. Face à cette escalade, les autorités ont déployé en urgence des milliers de combattants issus des anciennes factions rebelles et djihadistes du nord. Dès le 7 mars, le littoral est devenu un champ de bataille. S’en sont suivis les deux jours les plus sanglants depuis l’accession d’Ahmed Al-Charaa au pouvoir. Le bilan provisoire fait état de plus de 1 000 morts, dont au moins 700 civils, principalement parmi la communauté alaouite.

Dans les rues désertées de Tartous, ville portuaire de la côte ouest-syrienne, en bordure de la Méditerranée à près de 200 kilomètres au nord de Damas, minuit sonne et des tirs de kalachnikov retentissent. Rami (son prénom a été modifié) sursaute, arraché au silence, puis se plonge dans les dizaines de notifications de son téléphone. « C’est HTC… Ils veulent nous terroriser », commente-t-il, convaincu que ces tirs proviennent du groupe rebelle islamiste ayant mené l’offensive du 8 décembre qui a renversé Bachar Al-Assad. Il les qualifie de « terroristes ».

À 28 ans, ce jeune homme, diplômé en cybersécurité, formé en Russie, ne quitte pas des yeux son écran, que ce soit depuis son bureau ou cloîtré chez lui. Deux jours après la chute du régime Assad, il a créé un canal sur l’application de messagerie Telegram pour son quartier, couvrant cinq rues. « Au début, nous étions une vingtaine, maintenant nous sommes plus de six cents », explique-t-il. Une façon pour lui de « protéger la ville » en surveillant tout mouvement dans les rues adjacentes.

Une communauté en alerte

Vêtu de noir, une montre connectée au poignet, Rami reçoit quotidiennement des demandes d’adhésion de voisins désireux de rejoindre le groupe pour être alertés en cas de « danger imminent ».

« La situation n’est plus sûre pour nous, les alaouites », affirme-t-il. La minorité, dont est issu le clan Assad, est estimée à 10 % de la population syrienne. Pendant cinquante-quatre ans, ils ont été la colonne vertébrale du régime, occupant massivement des postes clés dans les services de renseignements, de sécurité, et dans l’armée, y compris des unités d’élite. Toutefois, depuis 2011, de jeunes recrues alaouites ont été déployées, en nombre significatif, en première ligne comme chair à canon du régime, souvent moins bien équipées que celles des unités plus spécialisées. Cette stratégie a exposé ces soldats à des risques élevés. Dans les villages montagneux alaouites, la population entre 20 et 30 ans a été décimée. À Tartous, on rencontre fréquemment des vétérans gravement blessés, les « gueules cassées » du régime.

Sur la boucle Telegram, des messages affluent. Des alertes, des vidéos, des images violentes d’exactions contre les alaouites. Impossible de distinguer les rumeurs des vérités.

Rami transmet aussi des informations à l’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH) sur les violences visant les alaouites. Depuis le 8 décembre, cet organisme controversé — dont la fiabilité est remise en question par certains experts du conflit syrien en raison du manque de rapports détaillés et de vérifications des informations — affirme avoir recensé 250 exécutions extrajudiciaires ciblant principalement cette communauté.

Si le nombre exact de ces crimes reste difficile à établir, deux villages alaouites isolés autour de Homs, à 90 kilomètres à l’est de Tartous, entourés de localités sunnites, ont fait l’objet de massacres perpétrés par des groupes salafistes fin janvier. Ces violences ont alimenté chez les alaouites la crainte d’une chasse aux sorcières. Plusieurs villages alentour se sont vidés de leurs habitants.

L’empreinte russe

Sur le poignet de Rami, le tatouage du mot « slava » — « gloire » en russe — se détache sous la lumière tamisée, rappelant les jours passés à Voronej en Russie, où il a étudié pendant quatre ans et où la vie ressemblait à un « film en noir et blanc ». Il aime l’humilité des Russes et voit en Vladimir Poutine un leader qui a redonné la dignité à son peuple après la chute de l’URSS. « Jusqu’à il y a deux mois, je parlais russe quotidiennement », partage-t-il. Après son retour en Syrie en 2022, il a continué à pratiquer la langue avec les militaires russes stationnés à la base navale locale, jusqu’à leur départ soudain le 9 décembre, après la chute du régime. « Ils sont tous partis ce matin-là, il n’y avait plus personne », dit-il avec une pointe de nostalgie. La veille, alors que l’aube peinait encore à éclairer le ciel et dans le plus grand secret, Bachar Al-Assad avait fui le pays en avion depuis la base aérienne russe de Hmeimim, située à Lattaquié, au nord de Tartous.

Pour la fête de la Marine russe, le 31 juillet, la corniche — la promenade qui longe le littoral de la ville portuaire — était privatisée chaque année pour une parade militaire, rendant l’accès impossible aux civils. Des drapeaux russes et syriens flottaient côte à côte, accompagnés d’immenses portraits de Poutine et Assad. « Je me souviens encore de ces scènes », raconte le jeune homme en longeant la mer. Aujourd’hui, ce qui lui rappelle ces années-là, c’est Snow, son husky sibérien aux yeux vairons, adopté il y a huit ans. Il lui reste aussi une communauté de Syriens russophones, ceux qui, comme lui, ont appris la langue en Russie.

La statue de Hafez déboulonnée

Face à lui, un immense drapeau de la révolution syrienne, installé par les nouvelles autorités, flotte au vent. Un marqueur de leur prise de pouvoir, une rupture avec l’ordre ancien. Pourtant, dans cette ville où, dans certains quartiers, les alaouites représentent 90 % de la population, il est rare de voir ce drapeau accroché aux maisons, contrairement à d’autres régions du pays. Une image qui détone. Rami observe les trois étoiles du nouveau drapeau : « Elles sont censées représenter Alep, Damas et Deir ez-Zor. Mais où sont les autres villes de la Syrie et la côte ? Ce drapeau ne représente pas tous les Syriens », lâche-t-il.

Dans sa rue, à l’opposé du reste de la Syrie où ils ont été systématiquement arrachés, trônent encore sur les lampadaires de rares portraits de Bachar Al-Assad, lunettes noires sur le nez, avec au premier plan des « martyrs », les soldats des forces loyalistes du régime tués au combat. « Ce n’est rien comparé à ce que c’était avant ; il prenait la Syrie pour son fil Instagram », observe Rami.

Il n’a jamais aimé Bachar Al-Assad, qu’il considère comme un criminel, corrompu, responsable de la pauvreté du pays. Depuis 2012, une rumeur circule dans la ville affirmant que Bachar Al-Assad ne serait pas d’origine alaouite. Rami y adhère sans hésitation. Alors lorsqu’il apprend dans les jours précédant le 8 décembre qu’une offensive est en cours pour le renverser, il est euphorique. « Je n’arrivais pas à y croire », confie-t-il encore incrédule.

À Tartous, une zone qui est restée sous contrôle du régime jusqu’au bout, les images des célébrations des deux premiers jours suivant sa chute, où une immense statue de Hafez Al-Assad, père de Bachar Al-Assad, a été déboulonnée sous les acclamations de la foule, semblent déjà lointaines. La chanson « Une, une, une, nous sommes une seule Syrie » entonnée en chœur lors des premières manifestations en signe d’unité nationale paraît elle aussi s’être dissipée avec le temps.

Seul homme de sa famille, Rami a été exempté de service militaire. « Je suis soulagé de ne pas avoir les mains salies par la guerre civile. » Parmi ses amis, certains ont payé 10 000 dollars pour éviter l’armée, d’autres se sont cachés dans leurs villages pour éviter l’enrôlement. Beaucoup, souvent les plus pauvres, n’ont eu d’autre choix que de partir combattre dans les rangs de l’Armée arabe syrienne, en butte à des désertions massives dès 2012.

Mais rapidement, lorsqu’il voit, en décembre 2024, que HTC, ex-branche syrienne d’Al-Qaida, prend le pouvoir, son excitation se transforme en peur. « Je me suis dit qu’il fallait qu’on s’organise parce qu’en tant qu’alaouites on était en danger. J’ai tout de suite vu des assassinats cibler notre communauté. »

Une sécurité chère payée

Parmi son groupe de jeunes alaouites, l’inquiétude est palpable. Clea (son nom a été modifié), 25 ans, cheveux bouclés et sweat à capuche, est membre d’un groupe de quartier vigilant. Entre deux gorgées de maté, elle exprime son désarroi : « Ils ne peuvent pas venir nous tuer comme des chiens sans qu’on réagisse. »

Contrairement à Rami, qui qualifie Bachar Al-Assad, de « criminel », « rat », et « chien », Clea prend un ton désabusé lorsqu’elle évoque la chute du régime :

Je me fiche d’Assad. Après treize ans de guerre, je voulais juste qu’ils ne viennent pas nous tuer tous. Sous Assad, nous n’avions pas de liberté politique, mais nous pouvions vivre, boire, danser. Maintenant, ma mère ne me laisse même pas sortir après la nuit tombée.

Elle désigne son village recouvert de neige, où se trouve sa maison familiale, désertée. Désormais, « c’est trop dangereux pour moi d’y aller, c’est trop isolé », dit-elle.

Si certains alaouites, comme elle, regrettent une certaine stabilité dans le régime, d’autres rappellent que cette sécurité pour eux avait un prix. Vivant dans une bulle, loin du fracas des combats ou des bombes, beaucoup d’alaouites de Tartous ont suivi le conflit à distance sans en subir les conséquences les plus violentes, qui ont ravagé d’autres régions. Mais cette apparente protection s’accompagnait d’une autre réalité, celle d’un contrôle étroit et d’un climat de suspicion permanent. Un simple like sur Facebook sous un post anti-Assad pouvait valoir un interrogatoire musclé par les moukhabarat, les services de renseignements syriens.

« Des sunnites ont été de grands soutiens du régime »

Un médecin de 30 ans, anesthésiste à l’hôpital Al-Bassel, du nom du fils de Hafez Al-Assad qui était initialement destiné à lui succéder et qui est décédé dans un accident de voiture en 1994 — récemment renommé « hôpital national de Tartous » —, boit un maté dans un café presque vide avec Rami.

On doit justifier pourquoi on a été silencieux sous le régime de Bachar, mais ce n’était pas seulement une affaire d’alaouites ; nous étions forcés au silence. Un gouvernement ne tient pas avec seulement 10 % de la population. Il y avait aussi des sunnites qui ont été de grands soutiens du régime.

Ce sentiment d’être injustement pris pour cible en tant qu’alaouites, perçus comme responsables des crimes de Bachar, est partagé par beaucoup.
La faute, selon lui, revient à la narration du clan Assad, qui aurait instrumentalisé les minorités pour asseoir sa légitimité. « Bachar Al-Assad a tenté de transformer un soulèvement contre son régime en une guerre confessionnelle, et il n’était pas le seul. Du côté sunnite, certains ont aussi alimenté cette rhétorique », assure-t-il. Il se souvient de la première fois, en 2011, qu’il a entendu le slogan « Les alaouites au tombeau, les chrétiens à Beyrouth » dans une manifestation à Homs. En réalité, le manifestant qui le scandait a été réprimandé par le reste de la foule. Le médecin ne s’en souvient pas.

Il évoque un autre chant qu’il dit avoir entendu en 2014 : « Avec un couteau sur le cou, nous viendrons chercher les alaouites. » Il affirme que ce slogan venait de l’icône de la révolution syrienne Abdel Basset Sarout, un chanteur originaire de Homs qui avait ensuite pris les armes, avant d’être tué en 2019.

Ces chants ont ensuite été largement exploités par la propagande gouvernementale diffusée en boucle, sur les pages Facebook et les chaînes officielles du régime. Cette narration, martelée pendant treize ans de guerre, s’est profondément ancrée dans la société alaouite.

Écrans de fumée

Le médecin raconte les dernières nouvelles de son hôpital à son ami Rami. Depuis le 8 décembre 2024, il observe à l’hôpital des licenciements massifs de personnes accusées de « percevoir un salaire sans travailler ». Cinquante pour cent du personnel non médical aurait été licencié. D’où le sentiment renforcé d’être pris pour cible. « Nous le prenons comme une mesure anti-alaouite », explique-t-il.

Après la pause-café, Rami regagne son bureau, situé dans une tour qui domine la ville. Freelance, il développe des applications et gère des sites web pour des entreprises, mais ces jours-ci, son attention est surtout accaparée par son groupe de vigilance. Assis devant plusieurs écrans, il explique : « Nous ne faisons pas confiance à HTC, et nous aimons tellement notre ville que nous nous débrouillons seuls pour la protéger. » Sur ce, grâce à des bots informatiques, Rami génère en masse des comptes sur Twitter. Il montre avec fierté un tweet devenu viral, vu plus d’un million de fois, qui montre un soldat à Tartous portant le drapeau noir de l’Organisation de l’État islamique (OEI) début décembre 2024.

Rami fait défiler la conversation Telegram sur son écran. Certains postent des alertes tandis que d’autres partagent des informations de sécurité, des vidéos, des images prises sur le vif. Il y a des rumeurs, des vérités et des exagérations. Les vidéos sont vues en boucle.

Dans un climat de rumeur, de peur et d’incertitude, chaque incident alimente un sentiment de menace. Dans la soirée du lundi 10 février, Rami reçoit une alerte sur le groupe : « Il y a deux hommes qui nous volent, ils sont de HTC. » Rapidement, la foule, alertée par la boucle Telegram, afflue sur les lieux. Les habitants s’emparent des deux individus, et les interrogent : ils affirment venir d’Idlib et appartenir à HTC, ce que les nouvelles autorités, alertées par le groupe, réfutent. Il s’agirait de deux usurpateurs. Rami n’y croit pas, impossible de vérifier.

Assad, le « traître »

Alors qu’il navigue sur X, Rami est interrompu par une silhouette familière à la porte de son bureau. Deux mois plus tôt, il était encore officier dans l’armée de l’air de Bachar Al-Assad, qu’il a servie pendant dix ans. Aujourd’hui, il se tient là, l’expression sombre mais propre sur lui : sa barbe est taillée, ses cheveux coiffés au gel. Il tient un bout de papier froissé à la main. « C’est ma demande d’amnistie. » Son nom est griffonné en noir, accompagné d’un numéro. « Je ne sors plus du quartier et ne traverse plus les checkpoints, explique-t-il. C’est trop risqué. Avec mon statut militaire non résolu, je ne suis ni civil ni soldat. »

Il dit s’être rendu pour entamer son processus de taswiya, l’amnistie annoncée par HTC pour les anciens soldats du régime. Une pratique inspirée de celle d’Assad qui avait procédé de la même manière envers d’anciens combattants en 2018. Mais depuis, plus de nouvelles. Son dossier est en suspens. Il attend. « Nous sommes des dizaines dans cette situation », affirme-t-il. Pour lui, le 8 décembre a marqué une rupture brutale. Une gueule de bois, suivie d’un silence pesant. Il semble ne pas encore avoir digéré la chute de Bachar Al-Assad. « Il nous a laissés là. Assad était au ciel pendant qu’on était au sol. » Il secoue la tête. « Il n’a même pas pris la peine de faire une déclaration ? Rien ? » Il le traite de « traître » pour avoir fui égoïstement, laissant la Syrie dans le « chaos ». En effet, alors que les rebelles de HTC et leurs alliés encerclent Damas, Bachar Al-Assad fait mine de diriger les opérations militaires, rassurant son état-major et ses proches. Il assure à ses généraux et aux services de sécurité que des contingents en provenance de Russie sont en route — un mensonge. En réalité, il prépare sa fuite. Dans la nuit du 8 décembre, il rejoint la base aérienne russe de Hmeimim, à Lattaquié, d’où il s’envole pour Moscou, retrouvant son épouse qui s’y trouve déjà. Il abandonne ses proches et ses effectifs.

Quand il évoque ses dix années dans l’armée et ce qu’il en reste, l’ancien officier désigne une poubelle au coin du bureau. « J’ai tout perdu. » Un autre abandon, celui des Russes. Il sait qu’ils sont « pragmatiques », mais il ne s’attendait pas à un tel lâchage.

Sur ce qu’il a fait dans l’armée, il reste évasif. « J’ai combattu Daech », dit-il simplement, mentionnant Homs et Alep. Il assure n’avoir jamais signé pour aller en première ligne mais y avoir été envoyé de force. Ingénieur de formation, il a tenté d’échapper au front, ce qui lui a valu sept jours de détention, puis une affectation dans le désert, chargé de défendre un barrage militaire. Vingt hommes. Une voiture piégée. Dix morts.

Le 7 décembre, il était encore en service. Lorsqu’il a vu douze blindés de HTC entrer dans Homs, le dernier verrou vers Damas, il a rendu les armes. La ville est reprise presque sans résistance. Mais aujourd’hui, il affirme, « d’un certain côté, regretter ».

Il veut partir. Quitter la Syrie. Il songe à vendre son appartement pour s’exiler en Russie. Il répète plusieurs fois son souhait : « dormir sur [ses] deux oreilles ». Mais pour partir, il lui faudrait un visa, un sésame inaccessible sans papiers civils. Il évoque des hommes à moto qui auraient brûlé des portraits de « martyrs » loyalistes. Il trouve cela « inacceptable ». Une rumeur circule : les familles de ces martyrs ne recevraient plus leurs pensions. Quant aux arrestations d’anciens officiers, il secoue la tête. « Ce n’est pas net. Les arrestations se font en mode cow-boy. Les familles ne savent même pas où sont détenus leurs proches, c’est totalement arbitraire. Il n’y a aucune communication. »

Éclosion de milices armées

À 60 kilomètres au nord de Tartous, sur la côte, à Jableh, une milice locale qui se fait appeler la Force de résistance syrienne a vu le jour. Ses membres arborent l’ancienne bannière syrienne et revendiquent des actions violentes, comme l’assassinat de deux officiers de la Direction générale de la sécurité. Impossible de déterminer leur effectif ou d’évaluer ce qui relève d’un effet d’annonce. « Beaucoup d’entre eux étaient de vrais criminels avant, assure Rami. Mais ils savent que, tôt ou tard, ils seront arrêtés par HTC. Alors ils essaient de provoquer un nouveau cycle de guerre civile. »

Une autre milice, anti-alaouite, elle, a récemment émergé sous le nom de Saraya Al-Sounna (Brigades sunnites). Ce groupe ultra radical hostile à une cohabitation avec les alaouites revendique une demi-douzaine d’attaques les ciblant. HTC a promis de les arrêter. Ils sont notamment responsables d’une attaque à Arza, dans le centre du pays, le 31 janvier 2025, faisant une dizaine de morts. Ce groupe, dont il est difficile de déterminer les effectifs, a appelé à multiplier les attaques contre les alaouites à travers le pays.

L’atmosphère est lourde. Le 1er février, au matin, un message s’affiche sur le téléphone de Rami : « Dix alaouites tués dans ce qui est décrit comme un massacre confessionnel. » L’exaction, ainsi que celles menées sur les villages d’Arza et de Fahel, Rami et ses amis la nomment le « génocide de Homs ».

Sur la corniche désertée

Les journées se succèdent à Tartous, monotones, la faute à l’hiver et à la peur, sans festivités ni sorties nocturnes. Pour se changer les idées, Rami marche le long de la corniche, à quelques pas de sa maison, dans un quartier aux ruelles modestes. Au loin, la mer gronde sous un ciel tourmenté. « La mer est énervée », observe-t-il. Le vent charrie des embruns salés jusqu’à lui. Seuls quelques touristes nationaux, inconscients du tumulte qui ronge la ville, posent devant la mer, tentant d’immortaliser un instant de légèreté sur cette plage qu’ils n’avaient pas revue depuis des années.

Pour le reste, rares sont ceux qui traînent. La plupart sont des travailleurs qui n’ont d’autre choix que d’être là, mais qui avouent partir dès que la nuit tombe. Un vendeur de maïs grillé évoque le « manque de sécurité », un grand-père craint « les enlèvements ».

Parmi eux, Ali, 40 ans, ancien soldat blessé, vend des chocolats défraîchis. Après six ans comme réserviste dans l’armée à Homs, où il occupait des postes de contrôle, il a été blessé. En ce jour venteux, il est là pour survivre.

À proximité, un membre de HTC, en civil, fume une cigarette en regardant la mer. Il assure se sentir en sécurité et en paix, profitant du bord de mer sans avoir besoin de son arme ni de son uniforme militaire. Originaire d’Idlib, il affirme appartenir à l’Armée syrienne libre (ASL). Cette faction militaire dissidente de l’armée de Bachar Al-Assad est ralliée à la Turquie. Elle a participé à l’offensive ayant mené à la chute du despote et a intégré HTC. « Il n’y a aucun problème à Tartous, tout le monde est en sécurité », assure-t-il.

Seulement des Syriens

Le 17 février, Ahmed Al-Charaa, le nouvel homme fort du pays, effectue une visite inopinée dans plusieurs villes syriennes, dont Tartous, son premier déplacement public depuis Damas en tant que président intérimaire de la Syrie. Sur X, des images le montrent acclamé par la foule jusqu’à la nuit tombée.

Sur le groupe Telegram, les commentaires fusent : « Les alaouites suivent n’importe quel leader. On voit les mêmes dans la foule qui soutenaient Assad », « Sur les images, on dirait qu’il y a du monde, mais en réalité, c’est juste un rond-point [avec quelques] personnes », « On ne veut pas de discours, on veut des actes. »

« Vous avez un port, des champs, pourquoi y a-t-il autant de pauvreté à Tartous ? » Al-Charaa insiste sur l’unité nationale, affirmant qu’il n’y a ni sunnites ni alaouites en Syrie, seulement des Syriens, tous soumis à la même loi. Rami apprécie son discours. « C’est un bon politicien », dit-il. Il trouve aussi important qu’il soit venu sur la côte.

Rami et la majorité de ses jeunes amis envisagent de partir. Pour l’instant, les visas ne sont pas acceptés, certains envisagent des voies illégales, mais ont peur. La sœur de Rami, Soraya (son nom a été modifié), architecte de 26 ans, fait partie de ceux qui veulent quitter la ville. Elle conçoit des maisons pour des clients à Amman, mais, ici, elle ne sort plus dès la nuit tombée. « Sous Bachar, je pouvais aller partout, sortir sans crainte », dit-elle, se remémorant des jours plus sûrs, pour elle, tout en montrant ses ongles fraîchement manucurés, sa seule sortie de la journée. La politique ne l’intéresse pas. Tout ce qu’elle souhaite, c’est retrouver sa vie d’avant, sa tranquillité d’esprit. « Je déprime à rester enfermée à la maison », confie-t-elle.

Soraya est fiancée à un sunnite originaire d’Alep, installé en Norvège. « Alaouites, sunnites… ce n’est même pas un sujet », assure-t-elle. Pour la Saint-Valentin, il lui a fait livrer un énorme bouquet de roses à distance.

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