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Syrie. Le retour semé d’embûches des Kurdes à Afrin

Sept ans après l’offensive turque sur Afrin en Syrie et le déplacement massif de sa population kurde, un lent mouvement de retour s’amorce. Entre peur, dépossession et incertitudes politiques, les revenants redécouvrent une ville profondément transformée.

Des personnes sur une camionnette, un soldat gesticule au sol. Atmosphère tendue.
Décembre 2024. Des familles kurdes syriennes, déplacées de leurs maisons dans la région d’Afrin lors de l’offensive turque de 2018, retournent dans leurs villages.
Rami al SAYED / AFP

Depuis plusieurs mois, des dizaines de familles kurdes franchissent chaque semaine les postes de contrôle menant à Afrin, dans le nord-ouest de la Syrie, pour regagner leurs foyers. Cette région, surnommée « la montagne kurde », a été le théâtre d’un bouleversement démographique majeur à partir de 2018, lorsque l’opération militaire turque « Rameau d’olivier », menée avec des milices syriennes pro-Ankara, a contraint environ 320 000 Kurdes à fuir vers les zones contrôlées par l’Administration autonome du nord-est de la Syrie (AANES). Depuis l’arrivée au pouvoir d’Ahmed Al-Charaa, le 8 décembre 2024, des négociations intenses avec Mazloum Abdi, chef des Forces démocratiques syriennes (FDS), ont abouti à un accord signé le 10 mars 2025, ouvrant la voie au retour des déplacés kurdes.

Mais la ville n’est plus celle que ses habitants ont quittée. En 2018, la population kurde représentait 95 % de la région ; en 2023, elle était tombée à moins de 20 %. À la suite de l’opération « Rameau d’olivier » la région est placée sous l’autorité conjointe de la Turquie et de groupes armés syriens pro-Ankara, avec une administration de facto rattachée à la province turque du Hatay.

En vertu des nouveaux accords, les factions soutenues par la Turquie doivent laisser la place aux nouvelles forces de sécurité étatiques. Mais les Kurdes, ne pouvant pas encore intégrer ces instances, restent profondément méfiants. « En intégrant la sécurité générale, les milices changent de nom ou d’uniforme, mais elles gardent le contrôle », résume un habitant d’Afrin, qui préfère garder l’anonymat. Certaines factions pro-turques, comme la division Hamza ou la faction Sultan Suleiman Shah, parmi les plus redoutées, conservent leurs bastions dans des localités de Sheikh Hadid et Al-Bab.

Une peur qui demeure

L’association Bahar accompagne ce mouvement de retour, en assurant les passages et la sécurité des civils. « Beaucoup de familles sont prêtes à venir mais attendent que la situation se clarifie », confie Nour Agha, chargé des relations presse de l’association qui estime que 70 000 Kurdes sont rentrés depuis la chute de Bachar Al-Assad.

La présence des miliciens pro-turcs sur place freine les élans, notamment chez les jeunes hommes. Pendant sept ans, ces factions syriennes y ont imposé leur loi, souvent à coups de racket, de violence ou de spoliation, selon les témoignages recueillis par Orient XXI. « Nous avons entendu des histoires de jeunes tués et emprisonnés aux barrages », raconte Kifaye Djemou. Elle est revenue seule à Afrin début 2025, laissant son fils de 18 ans à Alep. « Il n’a jamais porté les armes, ni milité pour le parti, mais il a trop peur d’être emprisonné », explique-t-elle.

Leila Ahmad est revenue il y a quelques mois du camp de Tal Rifaat, où elle s’était réfugiée depuis 2018. Son mari a été arrêté alors qu’ils passaient le barrage d’entrée dans le district d’Afrin et emmené à la prison d’Alep. Il a finalement été relâché lors d’un échange de prisonniers entre le ministère de l’intérieur syrien et les Forces démocratiques syriennes (FDS), le 4 avril. « Aujourd’hui il ne sort plus de la maison », regrette-t-elle.

Comment récupérer son logement occupé ?

Outre la peur, un autre obstacle se dresse sur la route des revenants, celui du logement. De nombreuses habitations kurdes ont été saisies par les factions armées, occupées ou même revendues à des familles arabes déplacées. Elles exigent désormais des rançons pour restituer les biens.

Sakina, la sœur de Leila, en a fait l’expérience. Sa maison située dans le village de Kaxrê, Yakhour en arabe, est aux mains de la faction Sultan Suleiman Shah. « Ils nous ont demandé mille dollars pour y retourner. Mais nous rentrons tout juste de Tal Rifaat, nous n’avons pas cette somme », se désole Sakina. « À quoi bon être revenue si je ne peux ni voir ma terre ni visiter ma maison. » Sans travail, elle peine à survivre sur place et songe à repartir, au Rojava cette fois.

Même scénario pour Abdullah Cheikh Dahdu, professeur d’anglais originaire du village de Marata, qui n’était pas retourné à Afrin depuis 2018. Réfugié dans le quartier kurde d’Achrafieh à Alep, il n’a pu assister à l’enterrement de ses parents. Un milicien occupe sa maison. « Je suis allé voir la sécurité générale, mais ils m’ont dit ne pas pouvoir s’en occuper avant juillet », se lamente-t-il.

« Les factions liées à la Turquie louaient et vendaient les maisons des Kurdes ayant fui la région aux réfugiés arabes. Aujourd’hui, on leur demande de payer pour retrouver ce qui leur appartient déjà », explique une personnalité de la société civile qui préfère rester anonyme. Avec l’annonce du retrait turc et la fin de l’année scolaire, il espère un changement : « On observe déjà une baisse des sommes exigées. » Selon Azad Osman, membre du conseil local et de l’Association des indépendants kurdes syriens, un bureau spécifique a été créé pour gérer ces contentieux fonciers.

Malgré ces obstacles, certains signes d’un retour progressif à une vie normale apparaissent. En mars 2025, pour la première fois depuis 1975, les Kurdes ont tout de même pu célébrer publiquement Newroz, le Nouvel An kurde. Une fête modeste mais symbolique. « On a juste fait un dîner de famille et après nous sommes allés célébrer dans la rue, raconte Abdullah Cheikh Dahdu. C’était la première fois depuis des décennies. » En 2023, quatre personnes avaient été abattues à Jinderis par la faction pro-turque Ahrar Al-Charkiya lors de ces célébrations.

Cohabitation fragile

Depuis 2018, environ 150 000 déplacés arabes venus de Homs, Hama et Idlib se sont installés à Afrin, bouleversant profondément le tissu social. Si les tensions restent contenues, la méfiance est bien présente. « Nous n’avons pas de problème avec les Arabes, mais beaucoup ont des proches dans les factions », explique Kifaye Djemou. Elle tient à faire la distinction entre civils et groupes armés mais reste prudente. « Quand nous sommes revenus, on n’a pas dit à nos voisins arabes que l’on rentrait du camp de Tal Rifaat1. » Les Kurdes d’Afrin craignent toujours les arrestations arbitraires, notamment ceux ayant travaillé avec les ONG affiliées à l’AANES, l’entité kurde qui administre les territoires du Rojava. « Être soupçonné d’avoir des liens avec les Unités de protection du peuple (YPG) (liées aux FDS) peut suffire pour être emprisonné », souffle un travailleur humanitaire.

Pour les réfugiés arabes installés à Afrin, la chute du régime de Bachar Al-Assad ouvre la perspective d’un retour dans leurs régions d’origine. Mais tous ne peuvent pas encore s’engager sur ce chemin. Ahmad Ali, originaire du sud d’Alep, vit toujours dans le camp de Khizan Ashrafieh à Afrin : « Chez nous il ne reste rien, il n’y a plus de possibilité de vie. Il ne reste que les murs, les mines et quelques obus non explosés. » Son voisin Hussein Al-Ahmad ajoute : « Je m’étais promis que si le régime tombait, je reviendrais chez moi. Mais il n’y a plus d’écoles pour mes enfants. Ici, on reste parce qu’on n’a pas le choix. » Dans ce camp 500 familles vivent au jour le jour, environ 1 500 personnes selon l’association Bahar qui estime que 200 familles ont déjà pu rentrer chez elles, des chiffres qui varient selon les camps et l’origine des réfugiés.

« Tout reste à reconstruire »

Le 1er juin devait marquer un tournant. Après des discussions entre le conseil local et les autorités de Damas, Ankara devait cesser de financer les factions locales et transférer l’administration aux nouvelles autorités syriennes. Mais si la situation s’est améliorée, dans les faits, la Turquie reste présente. À l’entrée d’Afrin, le poste de la police militaire arbore encore des écussons mêlant le drapeau turc et celui de la révolution syrienne. La livre turque reste la monnaie en cours et sur le siège du conseil local flotte encore le drapeau de la Turquie. « Le problème est qu’Ahmed Al-Charaa n’a pas toutes les cartes en main dans ce dossier, il est fortement dépendant d’autres puissances internationales et notamment de la Turquie », analyse Azad Osman.

Une dépendance qui complique la mise en place de réparations pour les victimes des groupes armés. « C’est un vrai problème que ceux qui ont commis des crimes accèdent à des postes de commandement, déplore celui qui siège au conseil local en évoquant l’absence de mécanisme de justice transitionnelle. On a subi sept ans d’oppression et maintenant on devrait se taire ? Impossible… »

Pour certains Kurdes, une pleine intégration d’Afrin à la nouvelle administration syrienne semble illusoire. « Je me considère avant tout comme un Kurde, affirme Abdullah. Je voudrais que nous ayons notre indépendance, comme au Kurdistan d’Irak. » Deux jeunes lycéennes, présentes dans son appartement pour suivre des cours d’anglais, acquiescent. Certains, comme Kifaye Djemou, défendent une autre voie. « Le plus important, c’est la sécurité, la reconnaissance de nos droits dans un État syrien qui ne discrimine pas ses citoyens. » Et de conclure : « Tout reste à reconstruire. Revenir à ce que l’on a quitté prendra du temps. »

1Une ville tenue par les forces kurdes.

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