« Je suis venu au Liban parce que c’était ma seule option », confie Rabih, 28 ans, joint via une application de messagerie populaire, alors que Beyrouth traverse son énième confinement. Originaire de Salamyeh, à proximité de Hama, il a quitté la Syrie en 2017 à la fin de ses études pour éviter le service militaire obligatoire dans les Forces armées syriennes (FAS).
En vertu de la Constitution syrienne, les jeunes hommes sont appelés pour une durée de 18 mois à deux ans, sauf exception. Des exemptions peuvent être accordées pour des raisons médicales, pour le fils unique d’une famille (même s’il a des sœurs) ou pour les étudiants, qui peuvent repousser la conscription jusqu’à leur diplôme. Une dernière année d’université ne peut être rattrapée qu’à trois reprises, depuis que le régime s’est rendu compte que les étudiants échouaient volontairement afin de repousser le moment où ils devraient se rendre dans l’armée.
Un stratagème que Mahdi connait bien : ce Damascène de 26 ans a redoublé sa quatrième année d’architecture pour « gagner du temps » avant d’émigrer dans le pays voisin, explique-t-il, où il n’envisage aucun avenir pour lui et ses compatriotes. Le Liban fait face à une crise économique et financière aggravée par les mesures sanitaires mises en place pour lutter contre la Covid-19.
À l’ombre du Cèdre
« La dernière année a tout changé, poursuit Mahdi. J’avais un travail, je gagnais bien ma vie en attendant de pouvoir partir pour l’Europe. Mais maintenant je n’ai plus assez d’argent pour survivre d’une journée à l’autre, alors c’est absurde de penser au voyage », se désole-t-il, rappelant que, même avant la crise, il était victime de racisme et de discriminations au quotidien.
Dès 2015, le Liban interdit l’enregistrement de nouveaux « réfugiés » auprès du Haut-Commissariat aux réfugiés des Nations unies (UNHCR). Selon l’agence, moins du quart des Syriens résidents au Liban en 2019 détenaient un statut légal.
Certains réussissent à avoir un visa étudiant, ou bien obtiennent la résidence parce qu’une partie de leur famille détient la citoyenneté libanaise. D’autres, comme Rabih, sont soumis à un système de parrainage qui, d’après lui, le soumet aux humeurs aléatoires de son sponsor libanais et restreint ses libertés. « J’aimerais vivre dans un endroit où mes droits sont respectés, » affirme-t-il, se désolant de ne pas avoir de passeport, comme c’est le cas pour de nombreux évadés du service militaire, qui évitent les institutions syriennes comme la peste — et d’abord l’ambassade.
Interrogé sur un retour en Syrie, Rabih est catégorique : mettre un pied dans son pays d’origine est inimaginable, tant et aussi longtemps que le service militaire y est obligatoire et que le seul moyen pour lui d’y déroger est le badal. Dérivé de l’arabe badil, « alternative », le mot désigne une taxe d’exemption s’élevant de 7 à 10 000 dollars (5 825 à 8 320 euros), dont les modalités d’application dépendent du bon vouloir des fonctionnaires — et de leur penchant pour la corruption.
Une somme quasi impossible à rassembler pour la plupart des jeunes Syriens au Liban, où plus de la moitié de la population est passée sous le seuil de la pauvreté au cours de la dernière année. Pour Rabih, c’est aussi une question de principe : « Je ne veux pas payer le gouvernement parce qu’ils s’en servent pour acheter des armes et tuer des gens », soutient-il. À l’aube de son dixième anniversaire, le conflit en Syrie a fait plus de 387 000 morts, dont quelques 117 000 civils.
Un frein à la reconstruction
À partir de 2017, les autorités libanaises ont commencé à faire pression sur le régime de Damas pour amorcer le retour des réfugiés. Entre avril et janvier 2019, des opérations de rapatriement bimensuel auraient permis à 10 000 réfugiés de rentrer « volontairement » en Syrie, d’après l’AFP. La même année, un rapport de l’organisation Human Rights Watch révèle qu’ils choisissent de rentrer « en raison des politiques brutales et de la détérioration de leurs conditions de vie au Liban ».
« Actuellement, le régime syrien n’a pas les capacités pour accueillir les rapatriés, sur le plan économique comme sécuritaire, explique Kheder Khaddour à Orient XXI. Et il n’en a pas la volonté, puisqu’il se sert des réfugiés pour négocier auprès des donateurs étrangers », soutient le chercheur du Carnegie Middle East Center de Beyrouth. Alors qu’environ 70 % du territoire est aujourd’hui sous contrôle gouvernemental, Kheder Khaddour ne croit pas que les réticences des exilés à rentrer au pays découlent principalement de l’instabilité politico-économique, mais plutôt de l’emprise de l’appareil sécuritaire du régime sur la société.
Un système dont George a fait les frais. Avant de traverser la frontière libanaise illégalement en 2018, il a passé six ans à jouer au chat et à la souris avec les autorités syriennes, faute d’avoir répondu à temps à sa conscription. Chaque année, à la fin du mois de mai, le nom des évadés est transmis aux multiples checkpoints qui parsèment les villes et les routes de Syrie. Se déplacer devient alors périlleux pour ceux qui, comme George, ont préféré la fuite aux armes. Un choix évident, dit-il, puisque son frère aîné a passé huit ans au service militaire.
Espérant ne plus avoir à vivre dans l’ombre, il a finalement pris la route de Beyrouth, où il réside depuis en toute illégalité. Sur son expérience du Liban, il reste mitigé : « C’est une autre sorte de pression ici […], je ne sais pas ce qu’il va advenir de moi si je me fais prendre et renvoyer en Syrie », où il craint le pire : la prison ou l’armée.
Depuis son départ de Syrie, la situation a cependant changé. Mis en place par le régime dans les régions où il a repris le contrôle, les accords de réconciliation permettent techniquement aux déserteurs et aux rebelles de faire table rase du passé avec les autorités gouvernementales. En pratique, des associations comme l’Observatoire syrien des droits de l’homme dénoncent l’incarcération et la mort en détention de plusieurs signataires dudit accord.
Kheder Khaddour estime que les accords de réconciliation ont contribué, avec le manque de ressources des FAS et la baisse d’intensité des affrontements, à ce que « les décideurs à Damas n’ont plus à mettre autant de pression sur la jeunesse pour qu’elle rejoigne l’armée ». Il ajoute que le système sécuritaire s’est privatisé en Syrie, qui a vu se multiplier les groupes paramilitaires. « Ces groupes paient beaucoup plus que l’armée pour le service militaire, alors beaucoup de jeunes joignent ce système alternatif plutôt que le système officiel », précise-t-il, jugeant impossible de quantifier l’ampleur du phénomène. Un article de Reuters repris dans Haaretz1 expliquait cependant que des jeunes Syriens sont recrutés par des sous-traitants russes, qui les enverraient se battre en Libye pour des salaires de 830 à 1 250 euros par mois. Une alternative lucrative au service militaire, mais pas forcément plus alléchante pour ceux qui veulent éviter de combattre à tout prix.
Avec les restrictions aux frontières liées à la crise sanitaire, les tarifs souvent inabordables réclamés par les passeurs et la situation catastrophique du Liban, quelles options restent-ils aux jeunes hommes qui refusent de porter l’uniforme ? Pour Kheder Khaddour, cette question est intimement liée à celle de la reconstruction de la Syrie, ravagée par dix ans d’une guerre dont la fin se fait encore attendre. « Si le régime veut reconstruire, il doit atteindre un objectif, celui d’attirer les gens pour revenir. Et s’il veut les encourager, il doit faire la promotion de la reconstruction », soutient-il. Un cercle vertueux, que l’obligation à servir dans l’armée rend pour l’heure impossible à mettre en place.
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1« Russian Hiring of Syrians to Fight in Libya Accelerated in May, Sources Say », 7 juin 2020.