Syrie, pourquoi l’Occident a échoué

L’élection présidentielle aura lieu le 3 juin en Syrie. Si le résultat est connu d’avance, Bachar Al-Assad espère se servir du scrutin pour renforcer sa légitimité — y compris sur le plan international. La résistance du régime après trois années d’insurrection amène un certain nombre de commentateurs à s’interroger sur la stratégie des pays occidentaux à l’égard de Damas. Spécialiste de la Syrie, Nikolaos Van Dam propose son diagnostic.

Un quartier d’Alep bombardé par l’armée syrienne, février 2014.
Amar Aekad/Forum ASL.

Il y a deux voies pour une fin de la crise syrienne. L’une est la négociation entre les parties en conflit, l’autre est la poursuite de la guerre civile jusqu’à la victoire de l’un des camps. Le comportement des Occidentaux et leurs illusions n’ont contribué qu’à empirer la situation. Plus le temps passe, plus les factions radicales islamistes se renforcent et plus le régime de Bachar Al-Assad apparaît dans l’immédiat comme un moindre mal. Alors même qu’une victoire de ce dernier ne mettrait pas fin au drame syrien, tant les crimes contre l’humanité qu’il a commis provoqueront tôt ou tard une soif de justice.

L’approche occidentale de la révolte syrienne a été dominée dès le début par une surenchère de vœux pieux. Priorité a été donnée à des idéaux démocratiques et moralisateurs, et non à la realpolitik. Beaucoup de responsables occidentaux ont fondé leurs positions selon des réflexes au jour le jour de politique intérieure, sans avoir une vision à long terme et sans le pragmatisme nécessaire à la résolution du conflit. Leur idée fixe a été que cela ne pouvait être résolu qu’avec le départ d’Al-Assad. Ils avaient les idées claires sur ce qu’ils ne voulaient pas sans en avoir de réalistes sur ce qu’ils voulaient à la place de l’actuel président syrien. Oui, ils désiraient une démocratie, mais une éviction brutale d’Al-Assad ne pourrait pas déboucher sur la démocratie pacifique souhaitée.

Al-Assad n’a jamais eu l’intention de partir. Son objectif est de gagner la bataille, quel qu’en soit le prix. Et plus le coût est élevé, plus il y a volonté de continuer la lutte, ne serait-ce que pour éviter que tous les morts ne le soient pas en vain. Pour lui et pour l’opposition, c’est tout ou rien. Du moins tant qu’aucun n’est lassé de la guerre. Nous ne devrions attendre aucune pitié de la part du régime envers ses adversaires : il n’y aura pas de pardon pour les groupes armés de l’opposition. C’est tuer ou être tué. Aucun compromis n’est aujourd’hui en vue, car un véritable compromis, avec un réel partage du pouvoir et des réformes politiques substantielles, préluderait la chute ultérieure du régime baasiste. Si le régime venait à être renversé, ses dirigeants peuvent s’attendre à leur exécution certaine. La communauté alaouite elle-même serait en grand danger, même si elle contient de nombreux opposants au régime. Il serait naïf de croire que Bachar Al-Assad signe son propre arrêt de mort.

Au-delà de la morale, le dialogue politique

En qualifiant d’illégitime le régime du président, les Occidentaux ont pu être moralement justes, mais ils se sont ainsi ôté prématurément toute possibilité de rôle constructif pour une solution politique à la crise. Quel devrait être la priorité : être moralement correct ou aider à trouver une solution ? Beaucoup ont estimé politiquement inopportun de continuer à communiquer directement avec le régime. Ils ne voulaient pas apparaître complaisants avec ses méthodes, ni compromettre leur moralité avec celui qui avait déjà le sang de centaines de vies sur les mains dès les premières phases de la révolution en 2011. Cependant, trois ans après, une fois devenu évident que le régime était beaucoup plus fort que prévu et qu’il y avait plus de 125 000 morts, les pays occidentaux ont reconnu qu’il était nécessaire de revenir au principe d’un dialogue politique. Ce fut la conférence de Genève II, début 2014. L’Iran n’a pas été autorisé à y participer, bien qu’il aurait pu jouer un rôle pour tenter de convaincre le régime syrien de changer sa position. En général, comme l’ont montré les précédents exemples historiques de l’exclusion des négociations sérieuses de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), du Hamas, du Hezbollah ou de l’Iran, c’est une grave erreur d’exclure les principaux acteurs d’un conflit du dialogue visant à le résoudre. Cette exclusion ne sert à rien. Elle ne contribue qu’à remettre à plus tard une solution et prolonge les effusions de sang.

Imposer des sanctions la première année de la révolution dans le but de frapper le noyau dur du régime tout en voulant en même temps épargner la population de leurs effets négatifs s’est avéré illusoire. On aurait pu le prévoir avec les précédentes expériences de boycotts et de sanctions (Irak). Les rêveurs espéraient qu’Assad se retirerait une fois qu’assez de pressions auraient été exercées sur lui, mais les dictateurs ne suivent pas les règles de la responsabilité démocratique et de la décence. En outre, des sanctions non accompagnées de dialogue ne parviennent généralement pas à atteindre leur objectif prévu.

La plupart des pays occidentaux ont fermé leurs ambassades à Damas, se coupant ainsi d’opportunités de parler au régime comme d’une meilleure compréhension des évolutions internes en Syrie. Il s’agissait par là de signifier à Assad, le plus fortement possible, la condamnation de la communauté européenne. Las, le retrait de la communauté occidentale n’a pas ôté le sommeil au président syrien. Je ne veux pas dire que si les efforts de dialogue avec le régime syrien avaient été pris beaucoup plus au sérieux à un stade antérieur il y aurait eu une quelconque garantie de succès, mais il fallait au moins le tenter. Quand la quantité de sang versé était moindre qu’aujourd’hui, un compromis avait plus de chance d’aboutir.

Dans la conviction que l’opposition serait préférable à Assad, il a été également négligé que ce dernier est soutenu par une partie non négligeable de la population syrienne. Peut-être 30 %, dont une partie des minorités (alaouites, chrétiens, Druzes). Ce soutien ne doit pas être interprété comme une réelle sympathie pour le régime, mais plutôt comme le sentiment qu’un nouveau régime pourrait être encore pire. De nombreux Syriens, pour le moment, préfèrent préserver leurs moyens de subsistance sous la dictature existante plutôt que de les voir détruits au terme de la guerre, sans parler d’être tués ainsi que leurs familles. Beaucoup ont tout aussi peur, sinon plus, de ce que l’opposition pourrait apporter que de la façon dont gouverne le régime.

Les options de l’Occident pour aider à résoudre le conflit

— Une intervention militaire occidentale avec des « bottes sur le terrain » s’avère hors de question. Il n’y a pas d’appétit politique pour cela. Lorsque le régime syrien a utilisé des armes chimiques à l’été 2013, franchissant ainsi les prétendues « lignes rouges » du président Obama, ni les États-Unis, ni le Royaume-Uni n’ont réagi militairement, bien qu’ils eussent laissé entendre le contraire. Cela a sérieusement entamé la crédibilité des Occidentaux et démontré que leurs menaces morales n’avaient « pas de dents ».

— L’objectif occidental déclaré d’armer l’opposition pour renforcer ses capacités de gagner la guerre s’est essentiellement limité à la fourniture d’équipements non létaux. Il est cependant impossible de gagner une guerre avec des armements non létaux. Quand, sur l’insistance de la Grande-Bretagne et la France, l’embargo de l’Union européenne (UE) sur les armes pour la Syrie a été levé en 2013, il n’y eut — contre toute attente — aucun changement réel pour les livraisons d’armes. Il n’y avait pas de volonté politique pour armer vraiment une partie de l’opposition, même celle à dominante séculière. La question s’est en effet posée de savoir lequel des nombreux groupes de l’opposition devait être armé, et dans quel but. L’Occident voulait manifestement éviter à tout prix une dictature islamiste extrémiste. Mais y avait-il une quelconque garantie que les armes fournies ne tombent pas dans de mauvaises mains ? Ce que l’Occident veut clairement est l’avènement d’un régime modéré démocratique pluraliste et séculier. Mais est-ce une possibilité sérieuse ? Je ne pense pas que ce soit réaliste, du moins pas dans un avenir prévisible. La justification de la livraison d’armes pourrait être également d’obtenir un contrepoids au régime qui fut assez fort pour forcer un règlement négocié. Pour cela, les deux parties doivent être convaincues que ce serait la meilleure, sinon la moins mauvaise option. Mais le camp qui pense pouvoir gagner le combat est-il prêt à négocier, sauf peut-être pour des raisons tactiques ? Tant que les politiciens occidentaux ne donneront pas à l’opposition séculière les moyens nécessaires pour gagner la bataille, leur soutien moral n’aura guère de valeur. Tout en dégageant leur conscience politique en exprimant ainsi leur soutien à l’opposition, ils aident involontairement Assad, dans la pratique, à tendre vers la victoire.

— Afin d’avoir un rôle utile, les Occidentaux doivent maintenir leurs contacts avec les deux parties, et pas seulement avec l’opposition. Des bureaux de la Coalition nationale syrienne pourraient par exemple être accueillis dans les capitales européennes, comme l’ont fait récemment les États-Unis. Il doit être clair, cependant, qu’une telle démarche ne représenterait actuellement pas davantage qu’un soutien moral. Dans le même temps, des liens directs avec le régime syrien devraient être poursuivis ou rétablis.

— Divers leaders de l’UE ont à plusieurs reprises prôné l’imposition de zones d’exclusion aérienne pour protéger l’opposition et la population des attaques aériennes du régime. Mais rien n’a été fait. Cela peut être dû en partie au fait que ce principe implique techniquement une guerre directe contre le régime syrien. La mise en place de couloirs humanitaires, pour permettre à la population d’avoir accès à l’aide alimentaire, a également échoué. La résolution pertinente du Conseil de sécurité, adoptée en février 2014, n’est jusqu’à présent qu’un succès de papier.

— L’Occident n’a généralement agi qu’en réaction, sans plan clairement défini ni d’objectif pour l’avenir, au-delà de l’éviction d’Assad et de son régime. Cette absence est surprenante, sachant que le futur régime pourrait, s’il prenait une forme islamiste radicale, se révéler pire que le régime actuel. La plupart des politiques occidentales n’ont été que déclaratoires, avec peu de résultats tangibles sur le terrain pour l’opposition. Les supposées bonnes intentions, largement exprimées, n’ont que peu été suivies d’actions concrètes, parce que leurs auteurs avaient les mains politiquement liées.

Ne pas inverser les priorités

Une question clé qui a couru tout au long des débats autour de la crise syrienne a été : voulons-nous la justice ? La réponse est oui, bien sûr. Mais à quel prix ? C’est facile de dire que le président Assad devrait être jugé pour crimes contre l’humanité devant la Cour pénale internationale. Et il le devrait. Mais cela nous aide-t-il à trouver une solution ? Je dirais que non. Ne nous faisons pas d’illusions. L’idée qu’Assad pourrait un jour quitter vivant la Syrie pour un tel procès est extrêmement irréaliste. Demander la justice est un bien en soi, de même que documenter tous les crimes de guerre commis. Cela doit être fait, bien sûr, mais pas au détriment d’un travail proactif pour trouver une solution, pour arrêter l’effusion de sang qui continuera si aucune négociation sérieuse n’est facilitée entre les camps qui s’opposent en Syrie. L’appel à la justice doit s’inscrire dans un cadre d’efforts plus larges pour créer la paix, en se concentrant sur la Syrie, en allant de l’avant plutôt qu’en se fixant uniquement sur la punition des coupables de crimes contre le peuple syrien. Une solution doit être trouvée avant de chercher à pouvoir rendre justice. L’inverse ne marche pas.

L’Occident doit cesser de nourrir de faux espoirs, comme si souvent par le passé. Il doit adopter une attitude pragmatique axée sur l’obtention de résultats, dans un effort qui aide à vraiment résoudre le conflit.

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