
Troquant ses habits de djihadiste pour un costume-cravate (et une barbe à moitié coupée), le dirigeant Ahmed Al-Charaa a présenté le 29 mars un gouvernement de transition de 23 ministres. Le cabinet est globalement « acceptable » aux yeux de nombreux observateurs syriens et étrangers. Il comprend des experts, dont une femme, Hind Kabawat, nommée ministre des affaires sociales et du travail. Cette chrétienne de 51 ans est une militante reconnue des droits humains et une figure de l’opposition à l’ancien pouvoir. Elle fait partie des quatre ministres issus des communautés minoritaires (chrétienne, druze, alaouite et kurde) dans un gouvernement dominé par les sunnites. Mais Al-Charaa a octroyé à ses proches les postes régaliens les plus sensibles (affaires étrangères, intérieur, défense), tous issus de son groupe islamiste Hayat Tahrir Al-Cham (HTC).
« Religions abrahamiques » et démocratie
Le nouveau gouvernement de transition est diversement jugé. Pas assez représentatif, insistent les critiques, ni vraiment démocratique (le mot « démocratie » ne figure pas dans le vocabulaire du nouveau pouvoir), encore moins laïque. Dans la « déclaration constitutionnelle », le fiqh (jurisprudence islamique) devient la source de loi dans ce pays, même si d’autres articles précisent la liberté des « religions abrahamiques ». D’aucuns craignent voir la Syrie sortir d’une dictature pour entrer dans une autre.
Si le pays a besoin d’un pouvoir fort pour sortir de décennies de désordres et d’un très long conflit armé particulièrement meurtrier, pour préparer un avenir meilleur à une population de quelques 20 millions (dont un très grand nombre vit en exil) avec un taux de pauvreté d’environ 90 %, selon l’Organisation des Nations unies (ONU), il a aussi besoin d’un consensus. Aussi le licenciement par le régime — qui a pour programme de privatiser le secteur public — de plus de 100 000 fonctionnaires (les chiffres varient de 100 à 300 000) sur environ un million qui se retrouvent sans travail n’est pas de bon augure.
Mais avec quels moyens ? C’est là où le bât blesse. Car la Syrie n’en dispose quasiment pas, malgré une main-d’œuvre qualifiée et d’importantes capacités humaines sur place et dans la diaspora. Sans argent, sans armée digne de ce nom et sans aide — promise, mais qui tarde à arriver —, les bonnes paroles, les promesses et les encouragements de toutes parts ne suffisent plus. Les détracteurs sont déjà à l’affût, notamment sur les réseaux sociaux où les critiques se répandent plus vite que les bonnes volontés. « Le pays est à feu et à sang », l’auteur de cet article n’en a pas cru ses yeux en lisant il y a quelques jours cette déclaration d’un ami qui voulait sonner l’alarme en dépit de toute vraisemblance. Fallait-il lui répondre que Dieu n’a pas créé le monde en un seul jour ?
Menaces d’une nouvelle sécheresse
Ainsi cet évêque qui, après avoir accueilli le nouveau pouvoir avec espoir, déchantait publiquement après les tueries en mars dans le nord-ouest du pays, qui ont vu plus d’un millier de civils périr — en majorité alaouites, mais aussi sunnites et chrétiens — à la suite d’actes de vendetta qui ont traumatisé la population. À cette heure, le nouveau pouvoir n’a pas ouvertement condamné les massacres, mais il a mis en place une commission d’enquête.
Comme un malheur n’arrive jamais seul, voilà que la Syrie fait face à la menace d’une nouvelle sécheresse. Cette même sécheresse qui fut déjà une des causes de l’insurrection de 2011 contre Bachar Al-Assad, laissant un pays exsangue. Dans une Syrie déjà asséchée, les premières estimations sur les coûts de la reconstruction donnent le vertige. Ils sont estimés à 400 milliards de dollars (353 milliards d’euros). Ces estimations indiquent aussi que 40 milliards de dollars sont nécessaires pour réparer le seul secteur de l’électricité1. La très grande majorité des foyers reçoit entre deux et trois heures seulement de courant par jour.
Si au moins l’argent et l’aide tant attendus arrivaient. Las ! La Syrie reste soumise à des sanctions internationales, certes allégées. Les gouvernements et institutions internationales justifient ce maintien par la nécessité pour le nouveau pouvoir de tenir ses engagements et de mettre en œuvre les réformes promises avant toute levée définitive des restrictions.
Hésitations européennes
Mais pour tenir ses promesses et rétablir la confiance, le nouveau gouvernement de transition — dans l’attente d’une nouvelle constitution programmée d’ici quatre ou cinq ans tant le défi est grand — a besoin de fonds et d’investissements arabes et occidentaux qui tardent à venir. Certes, l’Union européenne a promis d’engager 2,5 milliards d’euros sur deux ans pour aider Damas dans cette période de « transition ». Mais l’enveloppe reste faible eu égard aux besoins. Elle n’est pas encore déboursée, des États membres comme la Grèce et Chypre étant récalcitrants. Les deux ne voient pas d’un bon œil le rôle de la Turquie, rivale en Syrie. Les avoirs de la Banque centrale syrienne restent par ailleurs privés de ressources, précise à Orient XXI Jihad Yazigi, directeur du site économique en ligne The Syria Report.
Mais le principal obstacle à l’afflux de devises demeure le retard des États-Unis à lever leurs sanctions financières, malgré le changement de régime et les efforts de l’actuel à montrer patte blanche aux potentiels bailleurs de fonds. Lueur d’espoir cependant : la visite non officielle à Damas, le 18 avril, de Cory Mills et de Marlin Stutzman, deux membres républicains du Congrès américain, qui ont rencontré le président provisoire. Le président de la Banque centrale syrienne, Abel Qader Husarieh, a aussi annoncé, le 25 avril dans le quotidien Al-Araby al-Jadeed que le Qatar et l’Arabie saoudite allaient rembourser la dette syrienne à la Banque mondiale, d’un montant d’environ 15 millions de dollars (13 millions d’euros), une somme relativement modeste. En revanche, les États-Unis se sont opposés à ce que Doha paie les fonctionnaires syriens.
Si l’argent n’afflue pas encore, l’on peut cependant noter des initiatives individuelles de riches Syriens de l’étranger qui tâtent le terrain pour investir dans l’industrie high-tech, ou dans des projets plus modestes. « Je cherche à lever 75 000 dollars (66 000 euros) pour un projet à caractère social au cœur de la vieille ville de Damas, à savoir une boutique mixte boulangerie et librairie pour redonner aux gens le goût de la culture et des bonnes choses après 17 ans de privations », confie à Orient XXI Asser Khattab, 30 ans, actuellement réfugié à Paris, mais qui a hâte de rentrer dans son pays pour participer à l’effort de redressement.
En attendant, les caisses de la Banque centrale sont vides et les retraits particuliers (de privés ou de sociétés) réduits à l’équivalent de quelques dizaines de dollars. Certainement pas de quoi faire fonctionner une économie. « Pour payer mes salariés, j’ai dû puiser dans mes réserves personnelles… J’espère vraiment que cette situation inique et insupportable ne va pas durer », explique un industriel syrien qui préfère garder l’anonymat, ajoutant que d’autres usines sont à l’arrêt.
Selon le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), le produit intérieur brut (PIB) de la Syrie a chuté de plus de moitié par rapport à son niveau de 2010 — à la veille de la guerre civile — où il s’élevait à 62 milliards de dollars (54 milliards d’euros). Selon l’organisme, les pertes économiques totales causées par la guerre sont estimées à 800 milliards de dollars (707 milliards d’euros). Et s’il ne s’agissait que de billets verts ! Les augures ne sont guère favorables concernant l’environnement géopolitique.
Entre Turquie et Israël
À commencer par Israël qui veut reconfigurer la région, pas moins. Le territoire syrien frontalier est devenu un terrain d’exercice pour les pilotes israéliens. « En quatre mois », soit depuis l’installation du nouveau pouvoir à Damas début décembre, la chasse israélienne a lancé « 730 raids aériens » contre le territoire syrien, détruisant une grande partie de l’arsenal militaire de ce pays, relève le spécialiste de la Syrie Charles Lister sur X, le 4 avril 2025. Au nom de la défense des Druzes elle cherche à affaiblir l’État central, voire à le faire éclater.
Après avoir élargi son occupation sur le versant syrien du mont Hermon dans l’objectif proclamé de démilitariser le sud de la Syrie, l’armée israélienne a lancé ses troupes au sol le mercredi 2 avril en direction de la localité de Nawa, dans la province de Deraa, à l’est du plateau du Golan annexé. D’où son contrôle effectif d’une partie du sud de la Syrie. Outre le contrôle du ciel syrien, l’objectif déclaré de cette mainmise est d’interdire à la Turquie d’y installer des bases notamment aériennes.
Or, la Turquie, forte de ses relations étroites dans le passé avec HTC de Ahmed Al-Charaa, occupe désormais une place privilégiée au sein du nouveau pouvoir à Damas dont elle se veut le parrain. L’unique parrain et mentor ? Difficile de le savoir dans ce paysage embrumé. Dès sa prise du pouvoir, le nouveau dirigeant syrien a cherché à contrebalancer cette trop grande dépendance vis-à-vis d’Ankara en s’ouvrant aux puissances arabes, comme l’Arabie saoudite, premier pays visité par le bras droit et homme de confiance du président par intérim syrien, Assaad Al-Chibani, début janvier 2025. Ahmed Al-Charaa s’est ensuite rendu à Riyad pour sa première visite officielle à l’étranger en février.
Un axe Ankara-Riyad-Doha se dessine-t-il ? Il est trop tôt pour le confirmer tant les enjeux sont complexes. Pour l’heure cependant, les monarchies arabes — où résident de nombreux et riches entrepreneurs syriens — n’ont toujours pas ouvert les vannes de l’aide financière et des investissements. Dans l’attente peut-être d’un feu vert américain ? D’un horizon plus dégagé ? Et plus dégagé comment ?
Dans un texte éloquent publié dans Al-Araby al-Jadeed le 8 mars, l’écrivaine et ancienne opposante syrienne Samar Yazbek estime que l’enjeu est de « reconstruire la Syrie sans tomber dans de nouvelles formes de polarisation forcée » comme à l’époque des Assad qui jouaient l’instrumentalisation communautaire. Elle écrit :
Construire une nouvelle Syrie ne peut pas consister à remplacer un confessionnalisme par un autre. Cela passe nécessairement par la déconstruction des classifications forcées qui ont structuré la vie politique et sociale depuis des décennies.2
C’est sans nul doute à cette condition que la Syrie deviendra un jour, peut-être, une véritable nation. Une gageure pour le gouvernement provisoire « qui doit simultanément diriger une société fracturée et tenter de bâtir un État qui, dans sa forme moderne, n’existe pas encore », comme l’énonce un éditorial publié dans le journal en ligne The Syrian Observer daté du 3 avril3. Et qui attend toujours l’aide du monde arabe et de la communauté internationale.
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1Tatiana Krotoff, « Dans une Syrie à sec, Ahmad el-Chareh peine à remettre le pays à flot », L’Orient Le Jour, 13 avril 2025.
2Traduit en français par le Centre arabe de recherches et d’études politiques (CAREP) sous le titre « Alaouites syriens : déconstruire la violence symbolique subie et exercée », 2 avril 2025.
3« The transitional government : a new dawn or a recycled crisis ? », The Syrian Observer, 3 avril 2025.