En Europe, depuis leur apparition en 2014 au lendemain du début de la campagne aérienne de la coalition dirigée par les États-Unis contre l’organisation de l’État islamique (OEI), les attentats qui lui sont liés ont fait à ce jour 331 victimes, dont 239 en France, 37 au Royaume-Uni, 36 en Belgique, 12 en Allemagne, 5 en Suède, 2 au Danemark.
En Irak, les attentats commis par cette organisation djihadiste font une moyenne de 1 500 victimes chaque année au sein de la population civile, en dehors des combats qui l’opposent à l’armée irakienne et à ses alliés. Dans les autres pays arabo-musulmans touchés par l’OEI et ses filiales locales, même si le bilan est inférieur, il s’agit néanmoins de plusieurs centaines de morts par an, de la Tunisie à l’Afghanistan en passant par le Yémen.
Depuis son lancement à la suite des attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis (2 993 morts), la « guerre contre le terrorisme » initiée par Georges W.Bush a fait entre 500 000 et un million de victimes, même si elle a aussi et surtout servi de prétexte aux ambitions idéologiques et économiques des néoconservateurs américains alors au pouvoir. Depuis cette date également, on dénombre 544 décès en Europe par attentats djihadistes et 111 aux États-Unis, soit un total de 655. C’est-à-dire que pour 1 000 victimes de cette guerre en Orient, dont quelques-unes seulement sont des djihadistes, il y a une victime en Occident. Discours de propagande de l’OEI ou d’Al-Qaida ? Non, simplement les faits.
Le prix à payer
Le 11 septembre 2001 n’était lui-même qu’un crescendo dans la série d’attentats qu’Al-Qaida avait perpétrés dès 1992 contre les États-Unis en Afrique, en Arabie saoudite, au Yémen, aux Philippines et déjà aux États-Unis même. Ils ont certes été beaucoup plus importants que les précédents, mais ils s’inscrivaient dans leur continuité. Ils n’étaient pas un phénomène nouveau dans leur principe. Tous ces attentats, 11-Septembre compris, étaient en effet une « réponse » au déploiement militaire américain massif en Arabie saoudite après l’invasion du Koweït par l’Irak en 1990, et plus encore aux 500 000 à 700 000 victimes civiles provoquées par l’embargo sur l’Irak qui s’en était suivi pendant la décennie 1990. Madeleine Allbright, alors secrétaire d’État, avait commenté en 1996 une estimation de la FAO évaluant le nombre des victimes à un demi-million par un « le prix en vaut la peine ». Washington avait déjà réagi à certains de ces attentats, notamment en 1998, par des bombardements en Afghanistan et au Soudan contre des bases d’Al-Qaida.
Depuis plus de quinze ans, l’interventionnisme occidental au Proche-Orient n’est justifié ou déterminé que par cela : « lutter contre le terrorisme ». Mais, faut-il encore le répéter, les moyens employés — intervention militaire et soutien à des régimes répressifs « alliés » à l’Occident — ne font qu’entretenir et renforcer les racines du djihadisme. Rappelons aussi que le terrorisme est un mode d’action, non une entité en soi, ni une idéologie, ni une religion. S’agissant du djihadisme, que ce soit au Proche-Orient ou en Afrique, il demeure un mouvement de réaction à ce qui est ressenti et vécu comme une agression. Dans toute son histoire, il n’a jamais agi ex nihilo, mais toujours en réponse, en employant le terrorisme pour ses branches extrêmes. Et son essence est d’ordre politique et non pas religieuse, que ce soit en Irak, au Yémen ou au Sahel. Le religieux n’est pour lui qu’un vecteur identitaire là où l’islam est une référence sociétale endogène.
« Ils s’attaquent à nos valeurs »
En Occident, à chaque nouvel attentat djihadiste, le même discours revient, litanie assénée à l’opinion publique, que ce soit de la part de la classe politique ou des médias : « ils s’attaquent à nos valeurs, à la démocratie, à notre liberté ». La dimension religieuse extrémiste du djihadisme est exclusivement mise en avant : c’est le combat d’une idéologie islamiste contre les « valeurs » occidentales. La « radicalisation » d’un individu est jugée à travers son adhésion à cette idéologie. Cette approche est en outre défendue en France par des spécialistes en islamologie d’autant plus médiatisés que leur propos entre en résonance autant avec les peurs et fantasmes de la population qu’avec le discours d’une partie de la classe politique française.
Lorsque l’OEI commet des attentats en Irak dans des marchés ou dans des mosquées de quartiers chiites, à quelles « valeurs » s’attaque-t-il ? La liberté ? La démocratie ? Est-ce uniquement parce qu’ils sont chiites, ou d’abord parce que les sunnites ont été marginalisés, voire réprimés en Irak depuis que les chiites sont au pouvoir à Bagdad ? Les attentats de l’OEI en Arabie saoudite, bien réels, mais dont on parle peu, contre des cibles aussi bien sunnites que chiites, visent-ils la liberté et la démocratie ? Ne cherchent-ils pas plutôt, comme Al-Qaida l’a fait avec de nombreux attentats dans le royaume au milieu des années 2000, à déstabiliser la monarchie saoudienne alliée des Occidentaux ? Qui est visé par les attentats contre les églises coptes en Égypte ? Les chrétiens en tant que tels ou, comme l’ensemble des attentats qui se sont multipliés en Égypte depuis le coup d’État de 2013 et qui n’ont pas visé que les coptes, le régime du maréchal Abdel Fattah Al-Sissi et sa répression sans limites des Frères musulmans et de toute force d’opposition même laïque ?
De même, à quoi les groupes djihadistes du Sahel s’attaquent-ils ? À la liberté , à la démocratie, ou bien à des régimes qui ont laissé pour compte les minorités du désert ? Quant aux éléments algériens du djihadisme dans cette région, ils demeurent l’héritage du coup d’État de l’armée algérienne de janvier 1992 contre le parti islamiste démocratiquement vainqueur des urnes. Algérie de 1992 et Égypte de 2013 ont un point commun qui pourrait se résumer ainsi : vous, partis d’islam politique qui respectez la règle démocratique, vous pouvez participer, mais surtout pas gagner. Comment mieux pousser une frange de ceux-là à basculer, en réaction, dans le djihadisme ?
Comprenons bien qu’en France ou au Royaume-Uni, l’OEI se moque bien de la démocratie, des libertés, des terrasses de bistrot ou de la tenue de concerts de pop stars, bref, de ce que « sont » les Occidentaux. Mais pas de ce qu’ils « font » au Proche-Orient, des milliers de tonnes de bombes qu’ils y déversent, de leur soutien à des régimes qui le combattent ainsi que toute forme d’opposition, même pacifique.
Le courage de Jeremy Corbyn
Il ne s’agit aucunement ici de justifier et encore moins d’excuser ces attentats, mais de les replacer dans les contextes qui les provoquent. À leurs déterminants de l’autre côté de la Méditerranée s’ajoutent ceux de la rive nord : les dysfonctionnements du « vivre-ensemble », l’inégalité dans l’insertion dans le monde du travail selon que l’on s’appelle Jean ou Mohammed, l’intolérance devant les différences, particulièrement exacerbée par les discours des partis d’extrême droite à forte audience, et repris par d’autres partis à des fins électoralistes. La discrimination et l’inégalité en fonction de l’origine ethnique sont toujours une réalité.
En France, jadis rampante et à bas bruit mais bien réelle, la stigmatisation des musulmans s’est progressivement accrue dans les années 2000 avec la polémique sur le « voile » islamique, puis l’affaire Mohammed Merah, pour devenir encore plus violente avec les attentats de janvier 2015 contre le journal Charlie Hebdo et le magasin Hyper cacher. Le mécanisme du processus est pourtant simple : racisme et discrimination engendrent au sein de la minorité discriminée des réactions identitaires qui accroissent sa stigmatisation par la majorité dominante, provoquant en retour des réponses plus violentes parmi cette minorité. Et le pont se réalise avec l’appel que des organisations comme l’OEI font aux musulmans vivant dans les pays participant à la coalition qui le bombardent en Orient, pour qu’ils commettent d’eux-mêmes des attentats. L’offre de djihad fait ainsi écho à une demande de djihad.
Très rares malheureusement sont les politiciens occidentaux qui osent dire que l’Occident doit s’interroger sur sa part de responsabilité dans le développement du djihadisme jusque chez lui. Au Royaume-Uni, le leader travailliste Jeremy Corbyn, en pleine campagne électorale en mai dernier pour le renouvellement de la chambre des communes, a pris le risque politique de faire publiquement le lien entre ce que fait son pays en Orient et l’accroissement des attentats sur son sol :
De nombreux experts, y compris les professionnels de nos services de renseignement et de sécurité, ont souligné les liens entre les guerres que notre gouvernement a soutenues ou faites dans d’autres pays et le terrorisme ici chez nous. Cette évaluation ne réduit en rien la culpabilité de ceux qui attaquent nos enfants. […] Mais une compréhension bien informée des causes du terrorisme est une partie essentielle d’une réponse efficace qui protégera la sécurité de notre population en combattant plutôt qu’en alimentant le terrorisme1.
En France, le candidat à l’élection présidentielle Emmanuel Macron soulignait quant à lui sur son site de campagne que « les réseaux terroristes d’Al-Qaida et de Daech constituent un enjeu stratégique pour la France (…) Cela étant posé, il faut comprendre en quoi, en France, il y a un terreau, et en quoi ce ‟terreau” est notre responsabilité ». Plus précisément, il posait la question des dysfonctionnements de la société française qui alimentent ce terreau :
Il faut regarder en face le fait que notre société, notre économie a aussi produit de l’anomie, de l’exclusion, des destins individuels qui ont pu conduire certaines et certains à aller jusqu’à ces atrocités. (…) Prendre conscience des origines intérieures du terrorisme, c’est aussi prendre la mesure des responsabilités et penser plus largement la réponse au terrorisme. L’idéologie islamiste (...) n’aurait pas une emprise si grande sur les jeunes Français si la République n’avait pas laissé tomber une partie de sa jeunesse.
L’absence de réflexion politique
Sur les interventions militaires extérieures françaises actuelles, toutes liées à la lutte contre le terrorisme, le candidat Emmanuel Macron disait encore : « Si l’on n’a pas à la clef la solution diplomatique et politique sur le terrain, on se trompe toujours à proposer des solutions militaires qui ne sont toujours que de court terme. »
Existe-t-il des solutions politiques construites et mises en œuvre sur le terrain, parallèlement aux interventions militaires contre le djihadisme, à même d’assécher son terreau politique ? Parallèlement aux bombardements auxquels participe l’armée française, le soutien sans contreparties politiques — et non pas commerciales — apporté au maréchal Sissi en Égypte, aux monarchies du Golfe, au régime irakien ; l’assouplissement de la posture à l’égard de Bachar Al-Assad — lequel s’est servi de l’OEI et d’Al-Nosra en favorisant leur essor — ; le soutien du gouvernement malien sans exiger de lui qu’il respecte enfin les promesses, toutes trahies depuis des décennies, faites aux populations touarègues ; la complaisance systématique à l’égard d’Israël alors qu’il viole en permanence depuis cinquante ans le droit international dans les territoires occupés palestiniens… Tout cela est-il susceptible d’atténuer le terreau du djihadisme que la politique de ces régimes ne font qu’entretenir, comme les interventions militaires occidentales actuelles ?
À la question : le djihadisme s’attaque-t-il en Occident à des valeurs ? La réponse est : pas à celles qui y sont proclamées, mais à la façon dont elles sont appliquées. Que ce soit en Occident ou en Orient, les seules solutions policières et militaires contre le djihadisme conduiront toujours à une impasse et le nourriront toujours davantage. Tant que l’Occident poursuivra des politiques qui contribuent à fabriquer des terroristes « ici » et « là-bas », il y aura des attentats chez tous les promoteurs de la guerre —sans fin — contre le terrorisme.
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1Cité par The Guardian du 26 mai 2017 (c’est nous qui traduisons).