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Caucase

Tensions et guerre des mots entre l’Iran et l’Azerbaïdjan

Les déclarations belliqueuses se multiplient entre les dirigeants et les religieux des deux pays. Le ton est monté d’un cran en octobre avec des manœuvres militaires de part et d’autre. Ces secousses dans le Caucase sont des effets-répliques en 2021 de la deuxième guerre du Haut-Karabakh, et la conséquence des rôles actifs de la Turquie, de la Russie et d’Israël dans la région.

L'image montre une scène de transport militaire, avec plusieurs camions, notamment un portant le logo Volvo, transportant des véhicules blindés. La poussière s'élève autour des véhicules, suggérant un environnement saharien ou aride. Le ciel est nuageux, ajoutant à l'atmosphère de la scène. Les camions avancent sur une route en terre, mettant en avant un aspect logistique lié aux opérations militaires.
L’armée iranienne effectue des exercices militaires dans le nord-ouest du pays, près de la frontière azerbaïdjanaise
Bureau de l’armée iranienne/AFP

Des poèmes d’Abol-Qassim Qaem Maqam (poète et homme d’État iranien, témoin de la guerre russo-persane de 1826-1828) aux critiques du traité sino-iranien de mars 2021 — selon lesquelles l’Iran aurait cédé une partie de sa souveraineté à la puissance chinoise —, la référence au traité de Turkmenchai de 1828, par lequel fut sanctionnée la perte du Caucase par l’Iran kadjar au profit de l’empire russe représente dans l’imaginaire iranien l’archétype du contrat scélérat, emblème de la relégation de l’Iran au rang de puissance secondaire et de la fierté nationale humiliée. Cette amertume caucasienne semble parfaitement réactualisée depuis quelques mois par la reconfiguration du Caucase du Sud, intervenue à la suite de la deuxième guerre du Haut-Karabakh, reconfiguration qui pourrait constituer une perte pour l’Iran.

Ces derniers mois ont également vu fleurir de nouvelles tensions entre l’Iran et la République d’Azerbaïdjan. Les relations entre les deux États sont pour le moins difficiles depuis la fin de l’URSS ; l’Iran, qui possède une importante minorité turque azérie, n’ayant pas perçu l’indépendance de l’ex-République soviétique d’un œil favorable. De son côté, la République islamique constitue pour Bakou une menace idéologique dans la mesure où elle encourage et soutient plus ou moins discrètement des mouvements islamistes chiites hostiles au gouvernement Aliyev, mouvements relativement populaires chez une bonne partie des populations défavorisées du pays.

Une détente était pourtant en train de s’opérer entre les deux voisins, notamment avec la perspective de la victoire azerbaïdjanaise au Haut-Karabakh, l’Iran souhaitant se présenter comme un arbitre neutre et amical entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie, son allié traditionnel. Toutefois, ces derniers mois ont été l’occasion d’un renouvellement des tensions : des déclarations belliqueuses ont été exprimées de part et d’autre par des acteurs officiels (y compris les chefs d’État respectifs), et l’imminence d’un conflit s’est fait sentir sur les réseaux sociaux ou dans les médias en particulier du côté azerbaïdjanais, où les médias avaient à cœur d’exposer les scénarios possibles en cas de guerre, les médias iraniens étant moins diserts sur la question. Retour sur le déroulé des événements pour chercher à comprendre de quoi ces tensions sont le nom.

Des camions iraniens sur les routes caucasiennes

En août 2021, l’ambassadeur iranien à Bakou fut convoqué par le ministère des affaires étrangères azerbaïdjanais qui reprochait à l’Iran le passage illégal de camions iraniens transportant essentiellement du carburant vers la partie du Karabakh contrôlée par la Russie depuis la fin de la guerre de 2020, et dans laquelle vit toujours une population arménienne. Selon les autorités azerbaïdjanaises, ces camions seraient parvenus à tromper les gardes russes en troquant en cours de route leurs plaques d’immatriculation iraniennes pour des plaques arméniennes. Le passage des camions n’aurait pas cessé depuis la convocation de l’ambassadeur, une soixantaine de camions iraniens aurait illégalement pénétré le Karabakh entre août et septembre aux dires des officiels azerbaïdjanais. Bakou réplique alors en fermant la route Kapan-Goris que doit traverser tout véhicule se rendant d’Iran en Arménie et également au Karabakh.

Cette route, pleinement arménienne jusqu’à la guerre de 2020, pénètre en fait sur une vingtaine de kilomètres à l’intérieur du territoire azerbaïdjanais, les Soviétiques n’ayant pas été soucieux de délimiter clairement la frontière entre les deux Républiques. Elle constitue donc un moyen de pression majeur, l’Azerbaïdjan exigeant que les camions en transit depuis l’Iran s’acquittent d’une taxe de 130 dollars (114 euros) pour traverser le territoire national. Les officiels azerbaïdjanais multiplièrent alors les déclarations hostiles à l’Iran, accusé de financer un « terrorisme arménien », mais également de participer à un trafic international de narcotiques via le Karabakh arménien.

Deux conducteurs iraniens qui transportaient du carburant et des denrées alimentaires à destination de Stepanakert, capitale arménienne du Karabakh, furent arrêtés en septembre et relâchés le 21 octobre, à la suite d’une déclaration de l’organisation iranienne des transports routiers soulignant l’illégalité de toute relation commerciale avec la zone de Stepanakert. La question des routes commerciales semble donc relativement réglée, mais elle n’épuise pourtant pas le différend qui oppose les deux voisins.

Exercices militaires et passe d’armes entre mollahs

En septembre, l’Azerbaïdjan a tenu, conjointement avec ses alliés turc et pakistanais (« les trois frères » comme aime le souligner la communication officielle azerbaïdjanaise), des exercices militaires pendant deux semaines dans la région de Bakou et en mer Caspienne. Ces manœuvres irritèrent Téhéran qui protesta d’ailleurs que, selon la Convention sur le statut de la Caspienne de 2018, la présence militaire de la Turquie et du Pakistan dans la plus grande mer fermée du monde est illégale, étant réservée aux pays riverains.

Tout début octobre, ce fut à la République islamique de tenir des exercices militaires sur sa frontière nord-ouest, ce qui provoqua la colère des officiels de Bakou comme celle de nombreux citoyens azerbaïdjanais. Par provocation, un groupe de jeunes gens placèrent trois aftabeh (petits vases destinées à l’hygiène intime) aux couleurs de l’Iran devant l’ambassade d’Iran à Bakou. Évoquons encore le succès de contenus anti-iraniens sur les réseaux sociaux azerbaïdjanais, en particulier celui d’une vidéo accusant l’armée iranienne d’avoir pénétré illégalement sur le territoire azerbaïdjanais pendant la guerre de 20201.

Afin sans doute de prévenir une poussée de solidarité de la population azérie d’Iran en faveur de Bakou, c’est l’ayatollah Ameli d’Ardabil (deuxième ville de l’Azerbaïdjan iranien), pourtant connu pour son soutien à l’Azerbaïdjan dans le conflit du Karabakh, qui tire la première flèche le 27 septembre, jour anniversaire du début de la deuxième guerre du Karabakh (qui correspondait cette année à l’importante célébration chiite de Muharram) en enjoignant Bakou à « ne pas marcher sur la queue du lion ». Allahshukur Pashazadeh, plus haute autorité religieuse d’Azerbaïdjan, se chargera de lui répondre verbalement avant que ne soit déclenchée une vague d’expulsions de mollahs réputés proches de l’Iran par les autorités azerbaïdjanaises, et que ne soit fermé le bureau bakinois du représentant du Guide suprême iranien (officiellement sous couvert de contamination ç la Covid-19). La démonstration de force militaire se double donc d’une chicane dans le champ clérical, visiblement destinée à rassurer ou émouvoir les populations les plus religieuses de chacun des deux pays.

Israël en ligne de mire

Très vite les officiels iraniens feront glisser le contentieux vers un thème qui n’est pas nouveau, celui des relations étroites de la République d’Azerbaïdjan avec Israël. Dans un tweet du 3 octobre publié en azerbaïdjanais, Ali Khamenei enjoint (sans le nommer) son voisin turcique à ne pas servir de base pour des puissances étrangères à la région avant d’ajouter que « celui qui creuse un trou pour ses frères finira par tomber dedans ». À la rhétorique anti-iranienne des officiels azerbaïdjanais répond donc un discours qui fait de l’Azerbaïdjan le cheval de Troie d’Israël, mais également un déstabilisateur de la région, accusé de vouloir modifier les frontières internationales et d’importer des « terroristes takfiris » (en référence à l’emploi supposé de mercenaires syriens pendant la guerre de 2020) aux portes de l’Iran, selon les mots de Husseyn Amir-Abdollahian, ministre des affaires étrangères de la République islamique, lors d’une allocution sur une chaine de télévision libanaise.

Il est vrai que la guerre de 2020 fut une victoire pour Israël et son complexe militaro-industriel qui a fourni une partie de l’équipement de l’armée azerbaïdjanaise ; victoire couronnée par l’attribution d’importants contrats à des entreprises israéliennes pour la reconstruction des zones libérées. Le fait que ces zones soient frontalières de l’Iran pourrait justifier l’exaspération de ce pays en lui faisant craindre une menace pour sa sécurité, même si, comme nous le faisait remarquer un officiel azerbaïdjanais, Israël est déjà bien implanté en Azerbaïdjan, sa présence dans les territoires situés au sud du Karabakh n’étant alors sans doute pas décisive.

Le retour au premier plan de ce grief classique de l’Iran contre son voisin du nord-ouest2 pourrait en fait sonner comme un cri de désespoir face à une configuration nouvelle du Caucase du Sud, configuration de laquelle l’Iran serait largement exclu.

Le corridor de la discorde

Par Bourrichon — self-made/Az-qa-location-es.svg (GFDL) + information de NK-Map.PNG/Wikipedia
Par Bourrichon — self-made/Az-qa-location-es.svg (GFDL) + information de NK-Map.PNG/Wikipedia

À la suite de l’accord de cessez-le-feu du 10 novembre 2020, l’Arménie, l’Azerbaïdjan et la Russie se sont engagés à travailler sur un projet de nouvelles routes destinées à désenclaver le Caucase du Sud. Le gros morceau de ce projet n’est autre que le corridor de Zanguezour (ainsi nommé par les Azerbaïdjanais, il s’appelle Siounik pour les Arméniens). Il devrait relier l’Azerbaïdjan à son enclave du Nakhitchevan qui dispose d’une frontière avec la Turquie, en traversant le sud de l’Arménie. Ce projet est largement appuyé par la Turquie puisqu’il constituerait pour celle-ci une voie d’accès directe vers l’Azerbaïdjan, mais également vers les autres pays turcophones d’Asie centrale, via la mer Caspienne.

Il est en revanche dommageable pour l’Iran qui servait jusque-là de route connectant l’Azerbaïdjan et son enclave ; la République islamique pourrait donc être écartée du jeu caucasien, tout en voyant se consolider la puissance turque à ses portes. À ce titre l’interdiction de survol militaire de l’espace iranien pour la liaison Bakou-Nakhitchevan, qui semble répondre à un exercice militaire azerbaïdjano-turc tenu au Nakhitchevan le 5 octobre est révélatrice. D’autre part, ces projets de nouvelles routes, dont certaines permettraient de relier l’Arménie à la Russie, mais également à la Turquie, pourraient offrir des voies de désenclavement à l’Arménie, ce qui ferait perdre à Téhéran son rôle privilégié auprès du petit État chrétien.

Il est finalement peu probable que ces tensions conduisent à un conflit effectif, même si les risques réels sont difficiles à évaluer, les deux acteurs ayant d’autres priorités. L’Iran ayant tout à perdre d’un conflit dans lequel il verrait se dresser contre lui plusieurs puissances étrangères, la Turquie, mais également Israël. Simultanément aux déclarations belliqueuses évoquées plus haut, les deux États se sont lancés dans des efforts diplomatiques pour crever l’abcès et revenir à des relations plus cordiales. Les deux ministres des affaires étrangères se sont téléphoné le 13 octobre, notamment pour évoquer la question du trafic illégal de l’Iran vers le Karabakh, et un sommet trilatéral Azerbaïdjan-Iran-Turquie serait en préparation. Il faut peut-être en fin de compte voir ici la réaction à un changement de paradigme pour la zone, un chant du cygne de l’influence iranienne au Caucase, Téhéran — qui n’a eu presque aucun rôle à jouer pendant la guerre de 2020 contrairement aux puissances turque et russe — jouant son va-tout pour ne pas se trouver complètement éjecté de la région. Rétrospectivement, la brouille momentanée survenue début décembre 2020 entre l’Iran et la Turquie après la récitation par Recep Tayyip Erdoğan, à Bakou, d’un poème prophétisant la libération des deux Azerbaïdjanais, le soviétique comme l’iranien3, pourrait symboliser la prise de conscience par Téhéran de sa mise à l’écart de l’équation caucasienne.

1La rhétorique anti-iranienne est largement répandue du côté nord de l’Aras, la République islamique étant accusée d’opprimer sa minorité azérie. Une partie de l’opinion des plus défavorisés est toutefois très favorable à l’Iran islamique, la portée de ce sentiment étant cependant difficile à évaluer du fait des menaces qui peuvent peser sur les personnes concernées

2L’exercice militaire tenu par l’Iran à la frontière a été baptisé «  Bataille de Khaybar  » en référence à celle qui opposa les armées du prophète Mohammed aux juifs de l’oasis de Khaybar en 629.

3Gülüstan de Bakhtiyar Vahabzadeh, poète azerbaïdjanais connu pour son orientation panturquiste, cité par Erdoğan le 10 décembre 2020 lors de son discours à Bakou pour les célébrations de la victoire au Karabakh.

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