Terrorisme, l’impossible éradication de l’« ennemi »

Qu’est-ce que le terrorisme ? Qui le définit ? Comment ? Les combattants du Congrès national africain (ANC) sont-il des terroristes comme le prétendaient Ronald Reagan et Margaret Thatcher ? Et les Palestiniens ? Au cours de l’Histoire, ceux qui ont utilisé ce terme l’ont fait évoluer. Souvent, le but a été de discréditer « l’ennemi ». Toujours, il a servi à disqualifier une cause et à empêcher toute réflexion.

C’est bien connu : il est difficile de définir le terrorisme. Pour les juristes, ce terme a la particularité de désigner un but (terroriser) et non une valeur à protéger (l’incrimination de vol renvoie à la protection de la propriété, celle de meurtre au droit à la vie). En fait, il s’en prend tout aussi bien aux personnes, aux biens qu’à la fonction plus générale de l’État de garant de la sûreté, définie par la déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 comme étant l’un des quatre droits naturels et imprescriptibles de l’homme (la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression). On voit immédiatement qu’il peut y avoir une contradiction entre la sûreté et le droit de résistance à l’oppression. Mais sous la Révolution française, c’est la sûreté qui a légitimé le recours à la terreur contre les ennemis de la révolution.

L’évolution historique du terme « terrorisme » est significative. Pendant son premier siècle d’existence, ce terme inventé lors de la Révolution française a servi à désigner la terreur exercée par l’État contre ses adversaires aussi bien dans une logique révolutionnaire (la terreur dite robespierriste) que contre-révolutionnaire (la terreur dite « blanche »). On voit là que le terrorisme a d’abord été le recours à des procédures d’exception, c’est-à-dire limitant ou supprimant radicalement les libertés publiques et les garanties judiciaires pour aboutir à un pur arbitraire meurtrier. C’est ainsi que l’on parle de terreur stalinienne.

Ce n’est qu’à la fin du XIXe siècle que le concept de terrorisme a été associé à la violence exercée contre les personnes, les biens et l’appareil d’État. Les premières occurrences concernaient les anarchistes qui s’en prenaient aux symboles de la société bourgeoise et aux révolutionnaires russes qui attaquaient les représentants du pouvoir tsariste. Le tout se faisait en revendiquant la résistance à l’oppression.

Ces formes de terrorisme renvoyaient alors aux traditions très anciennes du tyrannicide, de la conspiration/conjuration et du carbonarisme. Dès la fin du XIXe siècle, un terrorisme/carbonarisme s’est étendu de la Méditerranée à la Chine dans une logique révolutionnaire d’inspiration plutôt nationaliste. C’est le moment où la révolution quitte l’Europe. Le terrorisme a été alors surtout relié aux luttes d’émancipation contre la domination coloniale et aux violences entre communautés nationales dans des empires en décomposition. Il est très secondaire dans les luttes sociales — même à vocation révolutionnaire.

La validité d’une cause

C’est dans l’entre-deux-guerres que naît spécifiquement l’anti-terrorisme comme corpus juridique. Il s’inscrit dans la continuité de la loi martiale et de l’état d’urgence. Il s’agit bien de la répression de crimes politiques commis contre l’État, ses représentants et de façon plus générale contre la société (des civils dits innocents). Un acte d’intimidation commis dans une intention purement crapuleuse (par exemple par une mafia) n’est normalement pas assimilable à un acte de terrorisme, même si les cibles peuvent être de même nature (par exemple un représentant de l’État). Il est vrai qu’aujourd’hui dans certains cas, la différence semble de plus en plus difficile à établir (le narco-terrorisme).

Par nature, l’anti-terrorisme, au nom de l’efficacité, limite ou abolit les libertés et les garanties judiciaires. Dans les sociétés démocratiques, il est le fruit d’un arbitrage entre la sûreté et la liberté, plus de l’une conduisant à moins de l’autre en ce qui concerne la société générale. Le terroriste lui-même est un combattant illégal qui commet des actes illégaux.

L’anti-terrorisme s’inscrit donc dans une tradition juridique qui postule que l’illégitimité d’une violence correspond à l’illégitimité d’une cause. Il renvoie anciennement à la lutte contre la piraterie : le pirate, contrairement au corsaire mandaté par un État, ne disposait d’aucune protection juridique et était exécuté sommairement s’il était fait prisonnier. La discussion a longuement porté, chez les contemporains puis chez les historiens, sur la validité de la distinction entre corsaires et pirates, les forces de répression tendant à confondre les premiers et les seconds.

Dès le XIXe siècle, la question s’est posée de la validité juridique de la « petite guerre » désignant l’ensemble des actions militaires autres que la bataille rangée allant des actions de reconnaissance aux attaques sur les arrières de l’ennemi. On parle ainsi d’embuscade, de harcèlement et de guérilla menées par des « partisans ». Très souvent ce sont des civils dans un contexte de soulèvement populaire qui ont pris les armes, d’où le glissement de sens des termes comme « francs-tireurs » et « partisans », qui en viennent à désigner des civils armés et donc des combattants illégaux. Du point de vue purement juridique, dans l’Europe occupée de la seconde guerre mondiale où il y avait eu des capitulations et des armistices, l’ensemble des résistants pouvait être considéré comme composé de « combattants illégaux » donc dénués de protection juridique. Il pouvait en être de même pour les « commandos » venus pourtant d’armées régulières.

On s’est ainsi trouvé face à la question de la validité d’une cause, qui, aussi bien nationale que révolutionnaire, impliquait un basculement dans l’illégalité du point de vue de la conception traditionnelle du droit de la guerre. Il en a été de même dans les guerres de décolonisation où le rôle des partisans a été essentiel.

Reconnaître la qualité de belligérant légitime à celui qui combat l’ordre colonial est déjà une victoire essentielle pour l’intéressé. Pour son adversaire, il faut maintenir le plus longtemps possible la criminalisation de l’ennemi, car cela permet de légitimer la lutte que l’on mène contre lui. Il en résulte que ces guerres ont été en général menées en violation des lois de la guerre. La perspective dominante a été celle de la contre-insurrection, d’abord définie par les militaires français de la guerre d’Algérie. Il s’agit de confondre dans une même action les opérations militaires et les opérations de police. On utilisera à la fois la terreur et les incitations matérielles diverses afin de faire basculer les populations civiles du soutien à la guérilla à l’acceptation de l’ordre politique. On éradiquera ainsi toute l’organisation clandestine de l’ennemi tout en apportant des services divers aux populations concernées. On aboutit ainsi au « Coin » (counter insurgency) défini ainsi par le général américain David Petraeus : « gagner les cœurs signifie persuader la population que leur meilleur intérêt est servi par les succès des contre-insurgés. Gagner les esprits signifie que la force peut les protéger et que la résistance est inutile. » La contre-insurrection tend ainsi à accepter et à récupérer une partie des buts de guerre de l’autre partie.

Délégitimer l’ennemi

Ceux qui sont désignés comme terroristes se définissent en général comme résistants et révolutionnaires. Dans le monde arabe, après la guerre de juin 1967, le mouvement national palestinien s’est revendiqué des deux références, se donnant ainsi une double justification du recours à la violence. La revendication d’être une résistance a créé dans l’ancienne Europe occupée une forme de compréhension qu’incarne la conférence de presse du général de Gaulle du 27 novembre 1967 : « Israël ayant attaqué s’est emparé en six jours de combat des objectifs qu’il voulait atteindre. Maintenant, il organise, sur les territoires qu’il a pris, l’occupation qui ne peut aller sans oppression, répression, expulsions et il s’y manifeste contre lui une résistance qu’à son tour, il qualifie de terrorisme. »

On peut dire que ce sont les Palestiniens qui ont introduit dans l’Orient arabe contemporain l’idée de résistance, celle de révolution étant déjà un référent depuis la prise de pouvoir par les Officiers libres en Égypte en 1952. Face à cette résistance, Israël a criminalisé toutes les formes d’opposition, aussi bien pacifique que combattante, à son occupation des territoires arabes. Il s’est appuyé pour cela sur tout l’arsenal juridique hérité du mandat britannique. On voit par là que la fonction première de l’anti-terrorisme est de délégitimer l’ennemi en lui refusant tout caractère politique. C’est bien pour cela que les forces politiques qualifiées de terroristes rejettent cette appellation et en renversent la qualification : elles combattent un terrorisme d’État défini comme plus meurtrier que le leur.

On entre là dans le paradoxe de l’anti-terrorisme. En général, le terrorisme, bien qu’utilisant de manière générale la totalité des moyens qui sont à sa disposition, tue relativement peu car sa capacité de frappe est faible. Inversement l’anti-terrorisme, qui dispose des moyens d’un État et d’un système militaire moderne, tue beaucoup plus que le terrorisme tout en se justifiant par l’affirmation qu’il se limite puisqu’il pourrait tuer encore plus. Dans une première phase, les victimes de l’anti-terrorisme sont le produit d’une logique de dissuasion et de sanction, comme le montrent les actions israéliennes au Liban.

Aujourd’hui, ce type de justification paraît de moins en moins admissible et on évoque plutôt d’inévitables dégâts collatéraux.

Depuis la seconde guerre mondiale la règle générale est que l’anti-terrorisme et la contre-insurrection tuent bien plus de gens, en général des populations civiles, que le terrorisme et l’insurrection. Du fait de l’existence d’un « terrorisme international » à vocation publicitaire et mercenaire dans les années 1970 — la date-clef étant l’affaire des jeux olympiques de 1972 —, il est assez vite apparu toute une industrie académique ou pseudo-académique du terrorisme, les auteurs se répétant les uns les autres et créant ainsi un système référentiel de justifications croisées. On est ainsi passé à la constitution d’une entité multiforme que l’on a d’abord accusée d’être manipulée par les services du bloc soviétique puis, dans les années 1980-1990, par des mouvements djihadistes.

Du côté américain, le discours sur le terrorisme a progressivement relégué celui sur la contre-insurrection pratiquée lors des guerres de décolonisation et du Vietnam. Discours pour lequel la violence des insurgés s’appuyait sur des griefs réels, d’où la possibilité d’agir rationnellement et de pratiquer une contre-insurrection. Le discours nouveau sur le terrorisme définit l’ennemi comme étant totalement irrationnel, pathologique et donc l’expression du mal. Il n’y a évidemment pas dans ce cas de solution politique possible. Le seul horizon est celui de l’éradication et débouche sur la guerre contre la terreur après le 11 septembre 2001.

Comme on refuse de considérer le terrorisme comme un adversaire légitime, les différentes tentatives de le définir le construisent comme le produit d’une association criminelle (d’où le problème du « loup solitaire ») visant des populations civiles afin d’intimider des États ou des sociétés dans des buts politiques. Le problème est que bien des actes terroristes visent non des civils mais des militaires et des policiers. Ils sont pourtant comptabilisés comme terroristes dans les publications officielles comme celles du Département d’État américain.

Quelle solution politique ?

Le paradoxe historique a été que partis pour faire la guerre contre le terrorisme, les Américains ont occupé l’Afghanistan puis l’Irak, ce qui les a conduits à redécouvrir la contre-insurrection et la nécessité de la solution politique. On ne peut pas dire que cela soit un succès, mais cela constitue un vrai retour aux sources.

Il n’est pas question ici de rappeler les origines du djihadisme international. On peut considérer qu’il a été la réponse sunnite radicale à la révolution iranienne de 1979 et qu’il s’est construit dans le cadre de la lutte contre les Soviétiques en Afghanistan. Oussama Ben Laden s’est largement inspiré de la théorie « guevariste » du foyer révolutionnaire à multiplier partout afin de disperser et d’épuiser les forces de l’impérialisme. Après le 11-Septembre, le djihadisme a trouvé les moyens de s’étendre du Pakistan jusqu’à la Méditerranée, par un système dit de « franchises » réussissant à conjuguer un recrutement en zones tribales avec celui venu des « banlieues de l’islam », c’est-à-dire des musulmans vivant en pays occidentaux et souvent convertis de fraîche date.

Le printemps arabe de 2011 a donné un nouvel élan au djihadisme, non pas que les révolutionnaires s’en inspiraient, mais du fait des répressions et des effondrements d’États. Le facteur essentiel a été la révolution syrienne et la terrible répression menée par le régime baasiste, le facteur secondaire a été l’effondrement de l’État libyen. On est retourné alors aux logiques des implications et des ingérences selon le schéma ternaire que j’avais proposé en 2005. On a l’État et l’étranger contre sa société, on a l’étranger et la société conte l’État, on a la société et l’État contre l’étranger. En même temps, on a eu une division du monde sunnite entre partisans et adversaires des Frères musulmans.

Même si on a appelé, au moins temporairement, les adversaires des Frères musulmans des « libéraux », on n’a pas eu de kulturkampf, de guerre culturelle entre partisans d’une vision religieuse de la société et défenseurs d’une modernité sécularisante, en tout cas pour le moment.

Ces dernières années, on a donc dans les appareils d’État du Proche-Orient la juxtaposition de deux vocabulaires distincts. Le premier est celui de l’anti-terrorisme avec ce qu’il comporte de criminalisation de l’ennemi : c’est le vocabulaire de l’axe de l’alliance des minorités qui l’utilise pour définir l’ensemble de ses ennemis, en particulier en Syrie et en Irak, mais c’est aussi celui du régime du maréchal Abdel Fattah Al-Sissi en Égypte qui s’en sert pour désigner tout aussi bien les authentiques djihadistes que la totalité des Frères musulmans. Dans l’affaire yéménite en revanche, l’alliance saoudienne utilise plutôt la désignation de rebelles pour désigner les houthistes et leurs alliés et curieusement celle de résistance pour définir le camp opposé censé avoir conservé la légitimité étatique.

En même temps, tous ont recours aux référents religieux. Les chiites utilisent à juste titre la désignation de « takfiriste » (celui qui refuse la qualité de musulman à son adversaire) pour désigner l’autre camp, c’est-à-dire les sunnites radicaux. Les adversaires sunnites des Frères musulmans reprennent les qualifications de radicalisation/exagération ainsi que l’accusation de retour au kharidjisme (ceux qui sont sortis de la communauté pour pouvoir la combattre). On mélange ainsi un vocabulaire emprunté au droit et à la science politique avec un autre, d’origine théologique.

Dans cette confusion, il ne peut y avoir une opposition binaire opposant deux camps, mais plutôt un camp de minoritaires soutenu par l’Iran et un fractionnement de la majorité sunnite en plusieurs factions plus ou moins opposées. En même temps, l’organisation de l’État islamique (OEI) a repris le flambeau du djihadisme, conduisant ainsi à des possibilités d’alliances improbables, par exemple avec les anciens d’Al-Qaida contre les houthistes, l’OEI ou le régime de Bachar Al-Assad.

Il y a surtout maintenant une inadéquation entre les définitions juridiques du terrorisme en tant qu’association criminelle de deux personnes ou plus et les réalités du terrain. Trois mouvements au moins que l’on définit partiellement ou totalement comme terroristes sont largement des contre-sociétés, voire des quasi-États : le Hamas, le Hezbollah et l’OEI. Ils ont un territoire, une administration et une armée qui peut comprendre du matériel lourd. On est même largement au-delà des mouvements classiques de guérilla. Aussi abominable que soit l’organisation de l’État islamique, l’accusation de terrorisme paraît inadéquate (mais non celle de crimes contre l’humanité). En fait, l’OEI reprend le schéma de la guerre révolutionnaire menée durant la seconde guerre mondiale, puis en Chine et en Indochine : on détruit par la violence les soutiens explicites ou implicites de l’ennemi et on agit tout aussi bien par intimidation que par offre de protection, voire de services à des populations abandonnées. En même temps, on se donne un référent mobilisateur puissant, jadis la libération nationale et la révolution, aujourd’hui le califat.

Derrière les habits neufs de l’anti-terrorisme et du terrorisme, on se trouve pris entre les improbables solutions politiques et les impossibles éradications — au moins dans l’actuelle configuration des forces. Bien entendu, l’effondrement toujours possible et encore plus souhaitable du régime de Bachar Al-Assad permettrait de rouvrir le champ des possibles et de conduire à une clarification des enjeux et des rapports de force.

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