C’est un score à la Ben Ali comme la Tunisie n’en a pas connu depuis 2009. Les résultats préliminaires communiqués par l’Instance supérieure indépendante pour les élections (ISIE) — en attendant les recours — donnent 94,6 % de « oui » pour le référendum sur la nouvelle Constitution hyper présidentialiste de Kaïs Saïed, soit environ 2,6 millions d’électeurs ; un chiffre qu’aucune autre force politique n’a obtenu depuis 2011. Kaïs Saïed aurait ainsi gagné son pari : son slogan « le peuple veut et il sait ce qu’il veut » ne ferait que se vérifier, et le président a annoncé triomphalement l’avènement d’une nouvelle ère, à la sortie du bureau de vote ou le soir du 25 juillet en s’adonnant à un bain de foule sur l’artère principale de la capitale, sans même daigner attendre les résultats des urnes. On en oublierait presque le taux d’abstention record de près de 70 %.
Un scrutin sous influence
En poussant une partie — aussi infime soit-elle — de ses opposants à voter contre ce projet, Kaïs Saïed a en tout cas réussi le pari du fait accompli. Trouvant inefficace de boycotter un processus illégitime, car décidé de manière unilatérale1, une partie de l’opposition a tenté de jouer le jeu démocratique en votant « non ». Mais de nombreux manquements ont entaché ce vote sous influence, donnant l’impression que le scrutin était joué d’avance et poussant au boycott une autre partie de l’opposition non partisane. En effet, en plus de ne pas avoir défini un seuil minimal de participation, Kaïs Saïed n’a pas mis sa présidence en jeu si le « non » l’emportait. Ce cas de figure semblait en effet d’autant plus inimaginable que, depuis le mois de mai, toutes les déclarations du président — qui a même appelé à voter « oui » en sortant du bureau électoral le jour J, ce qui est illégal — donnaient pour acquise l’adoption de la nouvelle Constitution à partir du 26 juillet, y compris lors de ses entretiens avec des membres du gouvernement.
Kaïs Saïed n’a pas non plus respecté son propre calendrier. Après avoir publié le projet de la nouvelle Constitution le 30 juin avec un retard légal d’un mois et 20 jours par rapport à la date du référendum, une deuxième version a été publiée le 8 juillet, en pleine campagne, où pas moins d’un quart des articles avaient été modifiés. Enfin, l’indépendance et la transparence de ces élections ont été sérieusement mises en doute par la nomination de tous les membres de l’ISIE par le président lui-même, ainsi que par le faible nombre d’observateurs qui ont été autorisés à être présents dans les bureaux de vote. Le réseau Mouraqiboun, une des principales organisations qui surveille le déroulement des scrutins depuis 2011, n’était ainsi présent que dans 1000 centres de vote sur un ensemble de 4 500. Le cafouillage qui a entouré la publication des résultats a d’ailleurs provoqué une salve de critiques, conduisant le 28 juillet 2022 au limogeage du chef de cabinet de l’ISIE.
Une abstention attendue
Devant les résultats, c’est surtout sur le taux d’abstention que l’opposition se focalise, la majorité des partis représentés à l’Assemblée ayant appelé à boycotter le scrutin, y compris l’héritière de Zine El-Abidine Ben Ali Abir Moussi. Le Front national du salut2 s’est d’ailleurs félicité par la voix d’Ahmed Nejib Chebbi, lors d’une conférence de presse le 26 juillet, que près des trois quarts du corps électoral aient « boycotté cette mascarade », et qu’ils aient « refusé cette mise en scène ».
Un tel discours manifeste une déconnexion totale de la réalité sociale. En effet, il est exagéré de voir dans un tel taux d’abstention un rejet de tout le processus imposé par le président de la République, puisque tous les sondages effectués avant ou après son coup de force du 25 juillet 2021 montraient que le premier parti en Tunisie est depuis 2021 celui de l’abstention, qu’il s’agisse d’élection présidentielle ou de législatives. Les mêmes sondages donnaient également Kaïs Saïed largement gagnant en cas d’élection présidentielle, et le Parti destourien libre d’Abir Moussi — qui ne reconnaît pas la révolution de 2011 comme telle — victorieux en cas de législatives.
Ce qui rappelle une double réalité : d’abord, qu’une majorité du corps électoral s’est détournée de la vie politique, soit parce qu’elle ne se sent pas représentée, soit par lassitude. Une tendance qui n’a fait que se confirmer tout au long des scrutins entre 2011 et 2019. Puis, que n’ayant plus confiance dans le pluralisme représenté par le régime parlementaire des dix années qui ont suivi la révolution, l’idée de donner (ou de laisser) les pleins pouvoirs à un seul homme, dans l’espoir qu’il réussisse là où la démocratie libérale formelle et la classe politique effritée ont échoué séduit beaucoup, au-delà du camp du « oui ».
Tourner le dos à la démocratie formelle
Les raisons de cette séduction sont à chercher à la fois dans les sédiments des pouvoirs autoritaires et paternalistes de Habib Bourguiba et de Ben Ali, mais aussi dans le discrédit qui a frappé toute la classe politique ayant exercé le pouvoir jusque-là. Si le système politique durant cette décennie correspondait dans sa forme à celui d’une démocratie libérale (tenue d’élections en temps et en heure, transfert pacifique du pouvoir), beaucoup de tares donnaient l’impression d’un fonctionnement oligarchique faisant fi de la volonté populaire. Ainsi, en plus du « mercato parlementaire » qui a suivi chaque élection législative où l’on voyait nombre de députés élus sur la liste d’un parti démissionner pour en rejoindre un autre, en toute légalité, les diverses alliances gouvernementales de ces dix années ont donné l’image d’une classe politique davantage préoccupée par ses intérêts et par la conservation du pouvoir que par le sort de la population. La loi électorale dite « aux plus forts restes »3 empêche l’émergence d’une majorité absolue, ce qui a nourri ce phénomène en ayant obligé le parti victorieux à recourir à des alliances pour pouvoir gouverner et à installer depuis 2013 le consensus comme mode de gouvernance. Cette impression a atteint son paroxysme à deux moments clés : l’alliance entre Nidaa Tounès, le parti du défunt président Béji Caïd Essebsi, et Ennahda en 2014, alors que les deux formations politiques se présentaient comme deux adversaires irréconciliables et avaient alimenté toute leur campagne électorale sur ce thème. Ensuite la chute du gouvernement d’Elyès Fakhfakh en septembre 2020, en pleine pandémie, ce dernier ayant refusé à Ennahda et Qalb Tounès les postes qu’ils voulaient.
La corruption, un des éléments qui a alimenté la colère populaire contre le régime agonisant de Ben Ali en 2010, s’est également généralisée ou s’est « démocratisée », ainsi que le soulignent non sans ironie certains commentateurs, avec notamment l’arrivée au pouvoir d’hommes d’affaires à la fortune douteuse ou soupçonnés de blanchiment d’argent, comme Nabil Karoui ou Slim Riahi. Ce dernier avait fait fortune en Libye sous Mouammar Kadhafi, avant de créer en 2011 son parti : — l’Union patriotique libre (UPL) qui a rejoint la majorité gouvernementale en 2014. Entre-temps, Ennahda, le seul parti demeuré au pouvoir tout au long de ces 10 ans ne cessait de voir sa base s’effriter, à force de compromis et de compromissions. Sa popularité n’a jamais été aussi basse qu’à la veille du coup de force de Kaïs Saïed, lorsque le mouvement a cumulé un soutien indéfectible au chef du gouvernement Hichem Mechichi qui n’avait que la matraque pour réponse à toute mobilisation de rue, et une gestion catastrophique de la pandémie de la Covid-19, avec la présidence du Parlement assurée par le chef d’Ennahda Rached Ghannouchi. L’hémicycle est alors devenu le théâtre régulier de violences en tous genres, devant les caméras qui en transmettaient en direct les sessions. Une situation par ailleurs vouée au blocage, la Constitution de 2014 ne prévoyant pas la possibilité pour le président de la République de dissoudre le Parlement.
Quant aux revendications sociales et économiques, elles n’ont cessé d’être ignorées ou satisfaites avec des moyens qui ne faisaient qu’acheter provisoirement une paix sociale. Au dernier trimestre 2021, la Tunisie enregistrait un taux de chômage record de 18,4 %.
Le miracle n’aura pas lieu
Ce plébiscite relatif qui fait écho à l’indice de popularité de Kaïs Saïed (qui a baissé d’environ 20 % en l’espace d’un an, mais reste néanmoins important) rappelle que le véritable objet du vote n’a pas tant été le projet constitutionnel, mais la personne même du président de la République. Selon les sondages publiés au lendemain des résultats, seulement 13 % des électeurs du « oui » ont voté pour le texte, l’écrasante majorité ayant plutôt plébiscité l’homme, prouvant ainsi que Saïed doit principalement sa victoire à l’échec des partis politiques et des gouvernements qui se sont succédé depuis 2011.
Le discours du Front national du salut montre aussi un grand défaut partagé par une bonne partie de la classe politique : son incapacité à faire son autocritique. Depuis un an, et à part Abir Moussi qui ne cesse de sillonner le pays dans la perspective d’une prochaine élection, tous les partis qui se sont opposés à Kaïs Saïed n’ont fait que récriminer, ont crié — à raison certes — à la dictature, au pouvoir personnel, sans jamais reconnaître qu’ils ne peuvent aucunement représenter une alternative. Pis, que se rappeler au souvenir de l’opinion publique ne fait que renforcer la popularité du président de la République.
Preuve ultime du vide politique qui laisse un boulevard devant Kaïs Saïed : aucune force politique qui a encore du poids, à commencer par l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), la centrale syndicale au rôle politique historique dans le pays, ne s’est frontalement et jusqu’au bout opposée à lui. Si elle a dénoncé les pleins pouvoirs que le président s’octroyait à travers un tel texte, l’UGTT n’a pas pris de position officielle vis-à-vis du référendum et n’a jamais remis en cause ce qu’elle appelle « le processus du 25 juillet 2021 ». Même le pouvoir absolu mis en place depuis le 22 septembre 2021 (date à laquelle Saïed a officiellement suspendu la Constitution de 2014 pour gouverner par décrets) n’a pas réussi à mobiliser massivement la société civile divisée, encore moins la rue.
La suite ? Pas de miracle à l’horizon. Le gouvernement continuera à négocier avec le FMI pour l’octroi d’un nouveau prêt, augurant d’une politique d’austérité d’une violence rare, alors que le pays est en pleine récession et que la priorité est à la révision du modèle économique. La Tunisie continuera à jouer les gardes-frontières pour l’Europe ou à accepter le rapatriement de ses sans-papiers comme elle l’a fait ces douze derniers mois, donnant à ses partenaires de l’Union européenne encore moins de raisons d’exprimer leurs réserves vis-à-vis de Carthage. Quant à l’État policier, il est plus que jamais restauré, comme le prouvent les fréquentes prises de parole du président depuis le ministère de l’intérieur, et l’absence de toute critique des violences policières.
Est-ce la fin d’un cycle ? C’est surtout le début d’un autre, dont Kaïs Saïed n’est probablement que le symptôme, pavant sans doute la voie, à travers son texte constitutionnel, à bien pire que lui. D’ici là, ce seront probablement les émeutes sociales et non l’opposition politique que le super président devra affronter.
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1Le président dit s’appuyer dans ce processus sur la consultation nationale de mars 2022 ; or, la majorité des quelques 500 000 participant es à cette consultation s’est prononcée en faveur d’une réforme constitutionnelle, et non d’une nouvelle Constitution.
2Le FNS rassemble le parti islamo-conservateur Ennahda, la coalition Al-Karama, Qalb Tounes, le parti du sulfureux homme d’affaires Nabil Karoui, mais aussi des personnalités politiques comme Ahmed Nejib Chebbi.
3On calcule le quotient électoral en divisant le nombre de votes par le nombre de sièges. On effectue la division entière du nombre de voix obtenues par chaque parti par ce quotient électoral. On obtient le quotient entier et on calcule le reste de la division. Les sièges sont d’abord affectés selon le quotient entier. Puis les sièges non attribués se distribuent entre les partis dans l’ordre des plus forts restes.