Opposant au régime de Zine El-Abidine Ben Ali, Yadh Ben Achour a présidé après la chute de celui-ci en 2011 la Haute Instance des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique. L’hiver dernier, il a présenté au Collège de France une série de conférences regroupées sous le titre : « Les révolutions dans la pensée et dans l’histoire des faits » et dont la leçon inaugurale s’intitulait « La révolution, une espérance ».
Sophie Pommier. Vous développez dans votre cours la notion de « révolution démocratique ». Pouvez-vous nous donner votre définition d’une révolution ? Peut-on dire que les événements survenus à partir de la fin 2010 dans le monde arabe répondent à ces critères ?
Y. B. A. J’ai exposé ma position sur cette question dans mon ouvrage Tunisie, une révolution en pays d’islam (Tunis, Ceres 2016 et 2017 ; Genève, Labor et Fides, 2018). Nous sommes loin d’avoir l’unanimité sur la définition d’une révolution. En sciences sociales, les concepts varient selon les concepteurs. Personnellement, j’ai opté pour une définition large qui réponde à la fois aux critères de comparabilité et de compréhensivité. À mon avis, pour qu’il y ait révolution, quatre critères doivent être réunis : une révolte sociale généralisée ; la chute d’un régime politique à la suite de cette révolte ; un message, qui peut apparaître au fil des événements et qui se focalise en général sur les trois revendications de dignité, de justice sociale et de liberté ; enfin, et à défaut de gouvernement révolutionnaire, la reconnaissance de ce message par les nouvelles autorités. Ces conditions étaient bien réunies dans le cadre qui nous occupe et l’on peut donc parler de révolutions arabes.
S. P. Et donc, une « révolution démocratique », sujet auquel vous avez consacré [une séance entière ?
Y. Ben Achour. Dans mon cours au collège de France, j’ai consacré les trois dernières conférences à répondre à la question « Qu’est-ce qu’une révolution démocratique ? » Je suis revenu sur les causes qui ont présidé à l’explosion des révolutions arabes de 2011 qui, disons-le en passant, ne font que commencer.
Certaines causes remontent assez loin dans le passé et ont un rapport avec les questions de la souveraineté ou de l’identité. Il en est ainsi du traumatisme colonial, de l’abolition du Califat islamique en 1924, avec sa forte connotation symbolique, de l’occidentalisation généralisée de la culture et de la vie en général, de la question de Palestine, de l’unité perdue de la nation arabe — quelque peu fantasmée par ailleurs. D’autres causes ont un caractère socio-économique et dérivent du ressentiment et de la frustration provoqués par les décalages entre la précarité et la frustration des sans-travail, des paysans, des ouvriers et l’opulence bourgeoise, aristocratique ou même touristique. Tout cela constitue un ensemble de situations révolutionnaires qui vont provoquer une « surchauffe idéologique » avec des antagonismes très forts entre nationalisme arabe, indépendantisme, socialisme, communisme, conservatisme, libéralisme, laïcisme, islamisme, sans compter leurs multiples variantes.
Une expérience démocratique
Les révolutions arabes à partir de 1964 et jusqu’aux derniers soulèvements de 2018-2021 (Algérie, Soudan, Liban, Irak) ont été essentiellement des révolutions antidictatoriales réclamant la justice sociale, le pluralisme, « l’État civil », à la fois contre les militaires et contre « les religieux », la déconfessionnalisation de l’État, la liberté de pensée et d’expression, la bonne gouvernance et la lutte contre la corruption. C’est une tendance fondamentale qui a pris tout son éclat au cours de ce qu’on appelle le « printemps arabe ». Ce qui s’est passé par la suite, c’est que les processus électoraux mis en place ont abouti à la victoire électorale des islamistes, ce qui révèle finalement un décalage entre le peuple de la révolution et le peuple des élections. Le fait n’est pas nouveau : en France, la révolution de février 1848 a bien été suivie par les élections d’avril qui ont donné une Assemblée conservatrice, puis par les élections présidentielles de décembre remportées à une écrasante majorité par Louis-Napoléon Bonaparte. Pour autant, on ne peut pas parler d’échec, quand on connaît la portée de cette révolution sur la vie et les idées politiques postérieures. Même si elles ne renversent pas en totalité l’ordre sociopolitique, les révolutions remettent les pendules à l’heure, pour un nouveau départ.
Même si on admet les thèses sur la captation du politique par le pouvoir prétorien1, y compris par la manipulation des révolutions, comme en Algérie, au Soudan ou en Égypte, ce qui a suivi, c’est quand même une véritable expérience démocratique, fût-elle provisoire, après la chute de plusieurs dictatures. L’une des revendications essentielles de la post-révolution a porté sur l’élaboration de nouvelles Constitutions. On y trouve des avancées majeures en matière de liberté et de droits sociaux. Certains vont arguer du fait que les changements se sont limités au politique, que les sociétés n’ont pas été bouleversées. Mais, comme le souligne à juste titre Michel Camau, fin connaisseur de la Tunisie, il s’agit d’une révolution sociale qui s’échelonne dans le temps et qui « change le monde de la vie sans prétendre prendre le pouvoir »2.
S. P. Le tableau actuel donne pourtant le sentiment d’un retour en arrière.
Y. B. A. C’est vrai que la situation est décourageante, entre les drames libyen, syrien, yéménite et le retour de régimes autoritaires. La Tunisie, pays qui a résisté le plus longtemps, semble rebasculer à son tour. Pour l’instant, les sociétés arabes n’ont pas un héritage de culture démocratique et peinent à séparer politique et religion. Mais le fait de parler et de vivre des révolutions populaires est en soi une nouveauté, et les soubresauts continuent avec des mobilisations et des éclats sporadiques.
Un principe universel de « non-souffrance »
S. P. Cette question en effet cruciale des relations entre religion et politique amène naturellement la question de l’universalité des valeurs. C’est un sujet sur lequel vous avez également été amené à vous exprimer.
Y. B. A. Il faut en effet trouver une réponse qui libère la norme démocratique du relativisme dans lequel veulent l’enfermer les quatre courants adverses : l’historico-culturalisme qui considère que tout se ramène à la spécificité de chaque peuple et que l’universel n’existe pas ; le relativisme scientifique astrophysique, dans le sillage de la théorie de la relativité d’Albert Einstein, qui imprime « l’air du temps » actuel et domine les sciences sociales ; le radicalisme religieux qui pointe une incompatibilité entre droits de Dieu et droits humains et dénonce la démocratie comme reposant exclusivement sur la philosophie occidentale ; enfin le populisme.
Face à ces attaques involontaires ou volontaires contre la démocratie, il faut donc examiner la question dans la perspective d’une norme totalement indépendante des systèmes et des régimes politiques particuliers, et lui trouver un fondement universel. Je propose de poser comme point de départ la fuite de tout être devant la souffrance. Ce principe de « non-souffrance », ou de « non à la souffrance » gouverne toute existence. Il est plus vital, plus primordial que « la recherche du bonheur » des déclarations américaines. Or, seule la norme démocratique répond à ce refus de la souffrance, qu’elle soit physique ou morale. L’être humain est un être physique, un être moral et un être social. La norme démocratique est au croisement de ces impératifs : elle protège l’homme physiquement (droit à la vie, protection contre la torture), le respecte en tant qu’être moral, en lui reconnaissant la liberté de pensée, le droit à l’expression, à la création et même à la dissidence. À l’être social, elle reconnaît la liberté et le droit d’élection, d’association, de rassemblement, de représentation. C’est donc la norme qui est la mieux adaptée à la constitution psychobiologique de l’être humain. C’est ainsi que nous pouvons établir son universalité.
Cela, c’est sur le plan philosophique. Mais cette universalité n’est pas une simple question théorique. Elle se réalise dans la marche concrète de l’histoire par l’intermédiaire de l’éthique de l’indignation. Que des blancs américains mettent leur vie en danger pour l’abolitionnisme ou la défense des Amérindiens, que des Français sacrifient leur tranquillité, leurs biens ou leur vie pour la défense des Algériens colonisés, que des Israéliens défendent la cause du peuple palestinien et des populations de Gaza, voici la scène sur laquelle s’activent les porteurs de cette éthique de l’indignation, en vue de soulager ou de mettre fin à la souffrance de leurs égaux en humanité.
La légitimité populaire de Kaïs Saïed sans la légalité
S. P. Venons-en à votre expérience personnelle des révolutions arabes à travers le cas de la Tunisie qui connaît actuellement une dérive inquiétante.
Y. B. A. Permettez-moi de rappeler tout d’abord certains faits. L’élection présidentielle de l’automne 2019 a vu arriver au pouvoir un nouveau venu sur la scène politique, le juriste Kaïs Saïed, qui n’appartient en apparence à aucun parti et qui a fait campagne essentiellement sur le thème de la lutte contre la corruption, le système des partis, le régime parlementaire et pour l’édification d’un nouveau système de démocratie directe et de mécanismes révocatoires des représentants à tous les niveaux. Avec ce programme largement illusoire, il a pu rafler 72 % des voix au second tour. Il désigne alors un premier ministre qui se retourne contre lui, ce qui déclenche une crise institutionnelle. Les crises de ce type s’étaient d’ailleurs succédé depuis la mise en application de la Constitution en 2014. Alors que la situation économique et sociale ne cesse de se dégrader, que la classe moyenne s’appauvrit et que le chômage s’envole, les députés se donnent en spectacle dans l’hémicycle, perdant toute crédibilité, tandis que le parti majoritaire agit comme un parti prédateur. Le 25 juillet 2021, le président dissout le gouvernement, gèle les activités du Parlement et concentre entre ses mains tous les pouvoirs. Il invoque, pour légitimer cette décision, l’article 80 de la Constitution qui envisage un tel scénario, mais sous certaines conditions, notamment que l’Assemblée se réunisse en session permanente et que le gouvernement ne puisse être renvoyé par le vote d’une motion de censure.
Les Tunisiens, dégoûtés dans leur majorité par le fonctionnement délétère du régime, ont soutenu cette initiative. Le 22 septembre 2021, par décret, le président s’arroge tous les pouvoirs. Depuis, on assiste à un recours à l’état d’exception qui ne repose que sur le soutien populaire. Mais on oublie que le soutien populaire à lui seul ne suffit ni à fonder la légalité, ni même la légitimité d’une telle action. La séparation entre la légitimité et la légalité est un simplisme qui ne résiste pas à l’analyse. Il y avait certes une situation critique, mais on aurait pu, dans le cadre de l’article 80, envisager d’autres solutions, comme lever l’immunité parlementaire pour les députés corrompus, dissoudre les partis extrémistes antidémocratiques et engager rapidement un dialogue national.
S. P. Comment voyez-vous les choses évoluer ?
Y. B. A. Mal ! La remise en ordre du système issu de la révolution aurait pu être atteinte par d’autres moyens que celui d’un coup d’État contre la Constitution de janvier 2014. Le « coup » du 25 juillet n’est d’ailleurs pas aussi « civil » qu’on le prétend : la décision a été prise au Palais de Carthage, en présence des responsables de la sûreté et de l’armée. La dissolution du Conseil supérieur de la magistrature a été annoncée par Kaïs Saïed à partir du ministère de l’intérieur. Comprenez le message ! La phase que nous vivons actuellement restera marquée par cette malédiction de départ et finira par se retourner contre ses initiateurs, sans réussir à régler le moindre problème et tout en laissant le pays aller à vau-l’eau.
Par ailleurs, l’histoire nous enseigne que l’état d’exception est susceptible de s’éterniser. Les garanties de délais prévues par l’article 80 ne peuvent pas jouer, en l’absence d’une Cour constitutionnelle et d’un parlement en fonctionnement. La Tunisie s’enfonce dans la crise financière, économique et sociale et les seules réponses que trouve le pouvoir actuel consistent à initier des réformes à caractère constitutionnel, électoral et d’une manière générale institutionnel. L’exemple le plus criant est cette mascarade de consultation par voie électronique à laquelle personne ne croit, sauf les thuriféraires du régime. Cette énième imposture du régime va ouvrir la voie à toutes les falsifications imaginables. La feuille de route annoncée le 13 décembre 2021, sans base légale, ne fait que prolonger l’état d’exception et je reste sceptique quant à son respect.
Les signes d’aggravation de la crise se manifestent au sein même du sérail qui est en train de craquer, comme on le voit à travers les démissions dans l’équipe de proximité du président de la République. Le régime a renoué avec les pratiques de Ben Ali et les a même dépassées : il s’appuie sur une police qui n’en fait qu’à sa tête ; des projets de textes liberticides sur les partis politiques et les associations sont en préparation ; la dissolution du Conseil supérieur de la magistrature a été annoncée (6 février) ; des atteintes très graves aux libertés publiques et droits individuels fondamentaux, comme les empêchements de quitter le territoire, les assignations à résidence, les arrestations ont été et sont toujours commis en toute impunité, sans compter le recours à la justice militaire. Dans tous ces cas, aussi bien la privation de liberté que son contraire demeurent entourés de mystère. L’avenir est loin d’être radieux.
« L’exclusion est la pire des politiques »
En vérité, le changement actuel tourne autour d’un enjeu de pouvoir. Il n’apportera rien de nouveau sur le fond. On se croit débarrassé de l’islamisme, mais c’est une erreur. Tout d’abord, parce que le bras de fer actuel peut le renforcer et même le radicaliser. Ensuite, parce que le président de la République est un islamiste masqué dont le conservatisme étroit n’a rien à envier à celui des nahdhaouis qui ont massivement voté pour lui aux élections de 2019.
S. P. Cela veut-il dire qu’il n’y a pas de compatibilité possible entre religion et citoyenneté ?
Y. B. A. Pas forcément. Le politique et le juridique doivent garder leur autonomie par rapport au religieux. Le pluralisme suppose d’accepter l’autre, ce qui implique une forme tolérante de l’islam. Cette dernière existe. Au sein de la mouvance islamique et même islamiste, il existe des esprits modernes et tolérants qui acceptent par exemple la liberté de conscience, l’égalité successorale, les minorités sexuelles, l’abolition de la peine de mort. Il faut les intégrer. On ne peut faire autrement. Ils font partie du peuple. L’exclusion est la pire des politiques. Il faut les aider à évoluer. L’un des grands acquis de 2011, c’est l’inscription du caractère civil de l’État dans la Constitution. Cependant, pour pratiquer la démocratie, il faut libérer la société d’un certain nombre d’archaïsmes, tabler sur une société civile forte. Nous avons un héritage à faire fructifier sur ce sujet : les aspects positifs du bourguibisme ou la pensée de Tahar Haddad3.
À la fin de sa leçon inaugurale au Collège de France, à la question « Que reste-t-il de la révolution ? » le professeur Ben Achour a répondu : « L’esprit de la révolution ».
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1Mohamed Hachemaoui, “Algeria : From One Revolution to the Other ? The Metamorphosis of the State-Regime Complex », Sociétés politiques comparées, no. 51, mai/août 2020.
2M. Camau, Ibid.
3Tahar Haddad (1899-1935) a défendu l’égalité des hommes et des femmes, au risque de faire scandale avec son ouvrage, paru en 1930 : Notre femme, dans la législation islamique et la société. Sa réflexion a inspiré le Code du statut personnel instauré par Habib Bourguiba en 1956.