Les vidéos pullulent sur les réseaux sociaux, témoignant d’une accélération inouïe de la vague de violence raciste qui embrase la Tunisie depuis une semaine. Incendies de maisons, agressions, visages et corps ensanglantés d’un côté. De l’autre, toujours plus d’appels à « renvoyer les immigrés subsahariens » et à empêcher ce que les soutiens d’un nationalisme primaire appellent une « colonisation de peuplement ». Consciemment ou pas, ces derniers reprennent les éléments de langage distillés par le « Parti nationaliste tunisien », que l’on retrouve jusque dans les plus hautes sphères de l’État.
« La Tunisie aux Tunisiens »
Fondé en 2018 mais inconnu du grand public il y a encore quelques mois, la page Facebook – principal outil de communication dans le pays, y compris pour les institutions officielles – du Parti nationaliste tunisien est suivie par plus de 22 000 internautes. Le message de ses administrateurs est limpide et digne de Jean-Marie Le Pen : la Tunisie aux Tunisiens. Les statuts du parti récusent d’ailleurs toute appartenance à un groupe supranational, qu’il s’agisse de la nation arabe, musulmane ou berbère.
Dans un paysage médiatique accro au buzz, la principale figure de ce mouvement, Sofiene Ben Sghayer, a finalement eu accès aux plateaux télé à partir du 25 janvier, d’abord chez le propagandiste du régime de Ben Ali, Borhane Bsaiess, jusqu’à la très nationale – pour ne pas dire étatique – chaîne Wataniya 1, qui se fait depuis le 25 juillet 2021 le porte-parole exclusif du pouvoir de Kaïs Saïed. Rarement on aura entendu un discours aussi haineux se déployer sans une once de contradiction de la part de l’animatrice. Non content de mobiliser la rhétorique du « Grand remplacement » de l’extrême-droite européenne, ou de gonfler les chiffres des immigrés subsahariens en Tunisie pour les porter à un million (alors que les estimations les plus élevées les situent à 50 000), l’invité n’hésite pas à faire le parallèle entre leur présence… et le projet colonial sioniste. Quelques heures plus tard, c’est depuis le Palais de Carthage que l’écho de ce discours raciste viendra.
« Changer la composition démographique de la Tunisie »
Le mardi 21 février 2023 au soir, le communiqué du président de la République reprend à son compte cette rhétorique. Il y est question d’un « plan criminel préparé depuis le début de ce siècle afin de changer la composition démographique de la Tunisie ». Tout comme le Parti nationaliste, le chef de l’État parle de criminalité et d’organisations recevant de l’argent de l’étranger pour participer à cette entreprise de peuplement. Devant les accusations de racisme, le président persiste et signe deux jours plus tard en parlant d’un « complot », tout en jouant sur la distinction entre les résidents légaux et les sans-papiers.
Si en France, Éric Zemmour n’a pas manqué de saluer le discours de Saïed sur Twitter, en Italie, le ministre des Affaires étrangères Antonio Tajani a même fait part du soutien total de son pays aux autorités tunisiennes, lors d’un entretien téléphonique avec son homologue tunisien Nabil Ammar. Dans un entretien à France 24 samedi 25 février, ce dernier a défendu Kaïs Saïed en évoquant « une interprétation erronée et infondée » du communiqué officiel. Mieux, il a repris à son compte la conception des pays du Nord de la mobilité des populations du Sud en déclarant : « La migration illégale pose des problèmes dans tous les pays où elle existe. Ce n’est pas aux pays européens que je vais le dire ».
Les autorités tunisiennes ont endossé depuis l’époque de Zine El-Abidine Ben Ali le rôle du flic à la solde de l’Europe, qui s’est renforcé depuis 2011. Le pays est devenu un point de départ pour les migrants passés par la Libye - et plus récemment par l’Algérie – et qui souhaitent atteindre l’Europe. Entre 2011 et 2022, 47 millions d’euros ont été alloués à la Tunisie par l’Italie pour « le contrôle de ses frontières et des « flux » migratoires », selon le Forum tunisien des droits économiques et sociaux (FTDES). Mais jamais jusque-là un discours complotiste n’a été ainsi porté par le plus haut représentant de l’État.
Des centaines d’appels de détresse par jour
Les actes de violence connaissent une accélération après le communiqué présidentiel. Dès le lendemain, les agressions et les expulsions, qui ont surtout lieu la nuit, se multiplient. Hazem Chikhaoui est membre de la cellule média du Front de lutte contre le fascisme, un collectif né à la suite d’une réunion entre différentes composantes de la société civile, alertées par la gravité du discours présidentiel.
« C’est du jamais vu, on s’attendait à une grande vague de violence, mais pas à ce point. Les insultes dans la rue sont devenues le pain quotidien. J’entends tous les jours des gens dire ‘les Noirs vont nous envahir’. Sans parler de la violence physique, entre les maisons incendiées, les braquages, les attaques à l’arme blanche et même les viols ».
Une membre d’une association qui vient en aide aux femmes victimes de violence – et dont nous ne révélons pas le nom par sécurité pour son personnel- témoigne de cette aggravation :
Nous vivons une véritable crise humanitaire. Depuis la publication du communiqué présidentiel, nous recevons des centaines d’appels par jour. Beaucoup d’immigrés subsahariens ont été expulsés de leurs logements. Les propriétaires ont peur que la police fasse des descentes et les accuse de loger des migrants, même s’il s’agit d’étudiants ou de demandeurs d’asile. Il y a aussi les voisins qui font pression. On essaye de les reloger comme on peut, entre les foyers ou les hôtels, en donnant la priorité aux femmes enceintes et avec enfants en bas âge. Mais nous sommes démunis devant l’ampleur de cette crise. Les gens ont peur de venir en aide subsahariens de peur d’être accusés de complicité.
Jean Bedel Gnabli, président de l’association des Ivoiriens actifs en Tunisie, témoigne de la peur qui a saisi l’ensemble de la communauté :
Depuis 48 heures, des ressortissants ivoiriens viennent demander à être rapatriés, qu’il s’agisse de sans-papiers ou de personnes résidant légalement en Tunisie. Ceux qui n’ont pas été agressés ont vu leurs amis l’être et ils ont peur de subir le même sort. Personne n’ose aller porter plainte car on ne sait même pas ce que la police appelle « être en règle ». Il y a des personnes qui ont des cartes du HCR [Haut-commissariat des Nations unies pour les réfugiés] mais qui ont quand même été arrêtées. Et vu les délais d’attente pour les titres de séjour, beaucoup ont vu leur carte provisoire de trois mois expirer et ils n’ont toujours pas de rendez-vous. Les associations font de leur mieux pour nous aider, mais tout le monde a peur.
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