La bataille de Bizerte est la crise la plus grave ayant affecté les relations tuniso-françaises après l’indépendance de la Tunisie en 1956. Elle est intimement liée au contexte régional dans lequel évolue alors le pays. En effet, l’hypothèque algérienne pèse lourdement à l’époque sur les rapports entre Paris et son ancien protectorat, confronté à une série de provocations de la part des autorités françaises. Le 26 octobre 1956, l’armée française a détourné à la barbe des jeunes autorités tunisiennes l’avion amenant du Maroc les principaux dirigeants du Front de libération nationale (FLN ) afin d’emprisonner ces derniers. Pour la France, la Tunisie représente un hinterland1 stratégique dont elle n’entend pas laisser la jouissance aux maquisards algériens qui y ont trouvé aide et refuge. Le 8 février 1958, invoquant un « droit de suite » contre l’ALN (Armée de libération nationale algérienne), l’aviation française a bombardé le village frontalier tunisien de Sakiet Sidi Youssef, faisant près de cent morts civils. La plainte déposée par Tunis auprès du Conseil de sécurité a reçu le soutien de Washington, les États-Unis ayant en effet depuis longtemps trouvé dans le président Habib Bourguiba leur plus précieux allié maghrébin.
De Gaulle entretemps est arrivé au pouvoir à la suite du coup de force des ultras à Alger, le 13 mai 1958. Peu disposé à voir les Américains prendre la main au Maghreb et connaissant l’hostilité de Tunis à l’égard de la présence militaire française sur son territoire, il fait évacuer le 17 juin toutes les bases françaises de Tunisie à l’exception de celle de Bizerte. Dès lors, Bourguiba n’a de cesse de vouloir récupérer cette enclave emblématique du caractère inachevé de l’indépendance afin de couper l’herbe sous les pieds de ses adversaires qui continuent de le traiter de « valet de l’impérialisme », du fait de sa politique étrangère pro-occidentale. C’est là que les contextes intérieur et régional se conjuguent dans les événements ayant conduit à la bataille de Bizerte, cuisante défaite militaire et victoire diplomatique incontestable pour la Tunisie, tragédie humaine que le pouvoir n’aura de cesse de minimiser et prétexte saisi par Bourguiba pour faire taire chez lui toute opposition.
Crise avec l’Égypte et avec le FLN algérien
Sur le plan régional, ses relations avec l’Égypte de Gamal Abdel Nasser sont au plus bas. Après avoir fait adhérer son pays à la Ligue arabe en 1958, il en a claqué la porte peu après et a rompu avec Nasser à la suite d’une tentative d’assassinat contre lui préparée à partir du Caire d’où Salah Ben Youssef, son opposant irréductible protégé par le Raïs égyptien, continue de lancer ses diatribes et ses attaques. Ses rapports avec les dirigeants algériens ne sont guère meilleurs. Ces derniers n’ont pas pardonné à Tunis et à Rabat d’avoir négocié leur indépendance en 1956 au lieu de faire front commun avec la lutte entamée en 1954 en Algérie contre l’occupant. L’aide apportée par le Maroc et la Tunisie et l’asile que trouvent chez leurs voisins les combattants de l’ALN n’ont pas effacé toutes les rancœurs. Pire, les dirigeants du FLN ont qualifié « d’étranglement de la révolution algérienne » la tentative avortée du président tunisien de traiter par la négociation le contentieux tunisien avec la France lors d’une rencontre de Bourguiba avec De Gaulle à Rambouillet le 27 février 1961, faisant parvenir au dirigeant tunisien un message au ton menaçant.
Bourguiba craint alors par-dessus tout qu’une Algérie bientôt indépendante dirigée par Ahmed Ben Bella aide Nasser - dont c’est l’objectif - à installer Ben Youssef au pouvoir à Tunis. Tout sépare en effet le chef de l’État tunisien des deux autres leaders. Plus que réservé à l’égard du nationalisme arabe de l’Égyptien auquel a pleinement adhéré Ben Bella, il tente de protéger la Tunisie de l’ingérence dans ses affaires d’un Nasser alors au sommet de sa puissance et d’un futur pouvoir algérien dont il appréhende les tentations hégémoniques.
Pour couper court aux critiques de plus en plus violentes dont il est l’objet de la part de Nasser qui l’a mis au ban du monde arabe et de Ben Youssef qui l’accuse de vouloir anéantir « les frères algériens », le président Bourguiba veut en finir avec l’affaire de Bizerte et exige en juillet 1961 son évacuation. Le moment lui paraît propice car la France a entrepris le prolonger la piste d’envol de la base aéronavale pour pouvoir y accueillir de nouveaux types d’avions, et le commandant de Bizerte a menacé de recourir à la force si les autorités tunisiennes tentaient de l’en empêcher. Le chef de l’État tunisien envoie pour ce faire deux émissaires à Paris dont son directeur de cabinet, porteurs d’un message explicite pour le président français qui, lors d’une brève entrevue, les congédie sans autre commentaire. Estimant qu’il a tout à gagner à sur-réagir à la fin de non recevoir opposée par De Gaulle à son message, Bourguiba rompt aussitôt les relations diplomatiques avec Paris.
Un carnage qui va durer deux jours
Dans sa longue vie politique, le chef nationaliste devenu homme d’État a toujours su mesurer les rapports de force et ne s’est trompé jusque-là qu’une fois, en avril 1938, sur la détermination de la France à garder le contrôle d’une situation, ce qui lui a valu des années de prison. Bizerte en 1961 a été sa seconde erreur. Convaincu que Paris répugnerait à riposter, il y envoie des milliers de civils manifester contre l’occupation. Le 19 juillet, dix mille personnes massées dans les rues, les femmes aux premiers rangs, tentent de forcer les barrages dressés par l’armée française. Les soldats tirent pour empêcher la foule d’avancer. Un carnage qui va durer deux jours commence alors, que l’armée tunisienne totalement inexpérimentée tente en vain d’arrêter. Quelque deux mille morts, selon les estimations les plus sérieuses (aucune donnée officielle n’a comptabilisé le nombre de victimes de la bataille de Bizerte), restent sur le pavé. Pour les Tunisiens qui ne comprennent pas qu’on les ait envoyés sans précautions à la boucherie, le choc est terrible et aura de graves répercussions intérieures.
Surpris par l’ampleur d’une catastrophe qu’il n’avait pas prévue, Bourguiba veut au moins la transformer en victoire diplomatique. Dès le 21 juillet, une plainte est déposée auprès du Conseil de sécurité de l’ONU. Le 24 juillet, Dag Hammarkjöld, secrétaire général des Nations unies, accepte l’invitation tunisienne de se rendre à Bizerte. Le mépris dans lequel De Gaulle tient l’organisation internationale se traduit par la manière cavalière dont les paras français fouillent le coffre de la voiture d’Hammarkjöld à l’entrée de la ville en état de siège. Les États-Unis cependant n’ont pas apprécié la précipitation avec laquelle Bourguiba s’est lancé dans la bataille, dans un contexte international incertain, alors que la crise de Berlin vient de porter à son comble la tension Est-Ouest et que De Gaulle est d’autre part engagé dans de difficiles négociations avec le FLN. Mais Tunis dispose à Washington de diplomates fort actifs, dont le propre fils du président, qui calment l’ire américaine. Mieux, le 25 août, l’Assemblée générale de l’ONU - présidée cette année-là par le tunisien Mongi Slim - vote à une écrasante majorité une résolution en faveur de la Tunisie. Du côté arabe, Nasser apporte avec éclat son soutien à son vieil adversaire qui s’est enfin opposé à la France, et rétablit les relations diplomatiques avec la Tunisie. Désormais auréolée de la couronne du martyre, cette dernière réintègre par la même occasion le giron arabe.
Prêt à saisir l’occasion que représente ce retournement, Bourguiba met à exécution un projet qu’il caressait depuis longtemps et fait assassiner le 12 août 1961 Ben Youssef dans un hôtel de Francfort par deux de ses hommes de main. Débarrassé de son pire ennemi et enfin légitimé par ses pairs arabes, il devra cependant attendre l’indépendance de l’Algérie - comme le voulait De Gaulle - pour voir Bizerte évacuée et la Tunisie recouvrer en 1963 sa souveraineté sur la totalité de son territoire.
La fin de toute dissidence
Sur le plan intérieur, la bataille de Bizerte aura eu des conséquences contradictoires. Le traumatisme vécu par l’armée tunisienne envoyée bien trop légèrement au feu a bien failli déstabiliser le régime. Il a été en partie à l’origine de la tentative de coup d’État perpétrée en décembre 1962 par de jeunes officiers et d’anciens chefs maquisards de sensibilité yousséfiste, mais éventée avant leur passage à l’acte. Mais une fois encore, le pouvoir et son chef retournent la situation en leur faveur : avant même le procès des putschistes qui aboutit en mars 1963 à onze exécutions capitales, le gouvernement a interdit dès janvier 1963 le Parti communiste qui n’était pour rien dans le complot, ainsi que tous ses organes de presse. Le Néo-Destour2 devenant ainsi parti unique, puisqu’aucune parole dissidente n’a plus d’existence légale.
Fêté par le récit officiel comme une victoire contre le colonialisme, l’épisode de Bizerte aura pourtant été vécu comme une tragédie par la population tunisienne. Dans la région, les vieux se souviennent toujours du sang versé en vain puisque, sur ce plan là au moins, De Gaulle a suivi le calendrier qu’il avait fixé pour débarrasser la Tunisie de toute présence militaire étrangère.
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