Mercredi 16 juillet au matin, après un mois de crise, de polémiques et de pressions, le chef du gouvernement a dû se résoudre à présenter sa démission au chef de l’État. Le 14 juin, il avait reconnu dans un entretien télévisé que les rumeurs circulant sur son implication dans un possible conflit d’intérêts étaient fondées. Il détient en effet des parts, à hauteur de 20 %, dans une société spécialisée dans l’environnement qui avait soumissionné en novembre 2019 pour un marché public de traitements des déchets et emporté deux lots en avril, pour un montant de 44 millions de dinars (14 millions d’euros).
Alors qu’avant même son investiture, cette affaire était repérée et que l’information circulait, il n’a pas jugé bon de se prémunir contre ce risque. Une fois la situation dévoilée, il a eu beau se prévaloir de sa sincérité, démontrer qu’il avait déclaré ses participations, qu’il n’avait pas dépassé les délais pour se mettre en conformité avec la loi, du reste ambiguë sur le point précis de l’obligation de vendre ses actions (ce qu’il a fait depuis), sa situation était devenue intenable.
Une coalition hétéroclite d’intérêts hostiles
Depuis plusieurs jours, la pression d’Ennahda était montée de plusieurs crans. Dimanche 13 juillet, son Majlis choura (instance de délibération) avait pris la décision de retirer sa confiance au gouvernement alors que le parti y compte six ministres. Mercredi 15, une motion de censure était déposée au bureau de l’Assemblée par Ennahda, Qalb Tounès (le parti de Nabil Karoui), arrivé deuxième aux législatives de 2019, et la coalition Al-Karama, une formation islamiste plus radicale qu’Ennahda. Ni Qalb Tounès ni Al-Karama n’avaient voté la confiance au gouvernement le 26 février dernier. Signée par 105 députés, elle était assurée de réunir la majorité de 109 voix, sous réserve de désigner un remplaçant au chef de gouvernement selon le mécanisme de la défiance constructive. C’est cette même coalition qui avait garanti l’élection de Rached Ghannouchi, à la présidence de l’Assemblée et constituait donc une majorité virtuelle.
Aux yeux d’Ennahda, le péché originel d’Elyès Fakhfakh était d’avoir été désigné par le chef de l’État, Kaïs Saïed, sans tenir compte de son entente avec Qalb Tounès, et de ne pas avoir intégré ce dernier dans la formation du gouvernement, selon la ligne définie par le président.
Le parti de Rached Ghannouchi qualifiait pourtant Nabil Karoui de « candidat de la corruption » pendant la campagne électorale. Patron d’une chaîne de télévision, Nessma TV, créée sous la dictature, il est en effet sous le coup d’une enquête pour évasion fiscale et blanchiment d’argent qui a lui a valu d’être placé en détention l’été 2019. Il a lancé sa campagne en utilisant sa chaîne sous couvert d’action caritative, explosé les plafonds de financement de campagne et recouru aux services de sociétés spécialisées dans la « désinformation ». Traiter la collusion entre argent et politique ne semble donc pas être le ciment de cette alliance.
La proposition de loi déposée le 4 mai par la coalition Al-Karama pour supprimer le régime d’autorisation par la Haute Autorité de l’information et la communication audiovisuelle (Haica) pour la création d’une chaîne de télévision, en contradiction avec la Constitution, et inscrite en priorité à l’ordre du jour par le bureau de l’Assemblée, donne une indication sur la coalition d’intérêts qui unit cette majorité. Nessma TV et Zitouna TV, les deux chaînes proches respectivement de Qalb Tounès et d’Ennahda émettent en effet depuis plusieurs années sans autorisation. Le gouvernement a déposé le 7 juillet son projet de loi pour créer l’instance de la communication audiovisuelle prévue par la Constitution, pour contrer cette initiative. Cette passe d’armes illustre le terrain d’affrontement réel entre Ennahda, avec ses alliés, et l’exécutif.
Le centre névralgique du pouvoir
Dans le prolongement de l’aspiration exprimée lors des élections, marquées notamment par le discrédit des grands partis et l’élection de Kaïs Saïed, le gouvernement a fait de la « lutte contre la corruption » l’une de ses priorités, dont le Courant démocratique a fait le centre de son identité politique. Grâce à une alliance avec le Mouvement du peuple (nationaliste arabe) pour former le deuxième groupe parlementaire derrière Ennahda (41 députés), il a obtenu deux ministères essentiels. Son leader, Mohamed Abbou, opposant historique au régime de Zine El-Abidine Ben Ali, a été nommé ministre de la fonction publique avec rang de ministre d’État. Il a fait ajouter « la lutte contre la corruption » à l’intitulé de son portefeuille et obtenu le regroupement de tous les services d’inspection de l’administration sous son autorité. Le numéro 2 du parti, Ghazi Chaouachi, devenu ministre des domaines de l’État et des affaires foncières, a en particulier le contrôle des 800 000 hectares de terres domaniales. La plupart de ces terres ont été spoliées sous le protectorat au profit des colons avant d’être nationalisées en 1964, et constituent une des ressources essentielles du favoritisme que le pouvoir distribue selon son bon vouloir à des hommes d’affaires ou des fonctionnaires, comme à l’époque où le bey était en titre « le possesseur du royaume ».
Par corruption, il faut entendre en effet un ensemble de pratiques assez larges relevant de la collusion entre pouvoir politique et milieux d’affaires. Durant le régime de Ben Ali, la présidence et les clans familiaux les plus proches (notamment la belle-famille du président, les Trabelsi) contrôlaient les opérateurs économiques. La révolution n’a pas mis fin à ce système, mais l’a en quelque sorte démultiplié et inversé. Sans la mainmise du clan Trabelsi, les intermédiaires ont pris leur autonomie et les circuits pour obtenir faveurs et passe-droits se sont diversifiés et sont en concurrence. La nécessité de financer les partis et les campagnes électorales a rendu le politique plus perméable à l’emprise des milieux d’affaires. S’attaquer à la « corruption » dans ce contexte, c’est bien davantage que moraliser des pratiques : c’est attaquer le centre névralgique du pouvoir réel.
Bouchées doubles
En quelques mois, le gouvernement a mis les bouchées doubles. Il a renforcé le pôle financier, débordé par les 1284 dossiers reçus depuis 2018, avec deux nouvelles unités d’enquête le 11 juin dernier.
Dans les entreprises publiques tout d’abord. Des enquêtes ouvertes au pôle financier commencent à aboutir, 27 missions de contrôle administratif produisent leurs premiers résultats. Le 2 juin, 11 mandats d’arrêt ont été émis à l’encontre de cadres de la société nationale des chemins de fer pour un détournement dans l’acquisition de locomotives. Le 6 juin, le ministère des domaines de l’État a publié un rapport d’inspection mettant en cause les pratiques de la régie des tabacs et notamment la distribution de lots de cigarettes aux salariés, qui alimente un marché parallèle et a fait perdre 136 millions de dinars à l’État (40 millions d’euros). Le 11 juin, l’ancien directeur général de la société des autoroutes (démis de ses fonctions le 21 mai) a été arrêté. Le 8 juillet, 7 responsables de la compagnie d’aviation nationale Tunisair ont été mis en garde à vue. Le lendemain, 2 anciens directeurs généraux ont été placés sous mandat de dépôt dans le cadre d’une affaire de détournement dans les marchés de maintenance des appareils.
Mohsen Dali, substitut du procureur auprès du tribunal de première instance de Tunis, annonce d’autres affaires impliquant des entreprises publiques et portant sur de « très grosses sommes ». Mohamed Abbou a également annoncé la mise en œuvre des recommandations de l’instance générale de la fonction publique concernant la désignation, l’évaluation et la rémunération des hauts responsables, pour limiter les nominations politiques qui introduisent les allégeances partisanes dans l’État et le favoritisme dans les relations avec le monde économique.
Le dossier des biens confisqués
De son côté Ghazi Chaouachi a repris le dossier des biens confisqués en 2011 à 114 proches de Ben Ali. Entreprises, biens immobiliers, comptes bancaires, voitures de luxe, yacht… au total 2 669 décisions ont été rendues par une commission de confiscation. Depuis, ce patrimoine est au centre d’un imbroglio juridico-politique. Alors qu’une bonne partie des entreprises vivotent, s’endettent et se dévalorisent, les procédures de cession s’éternisent, et les partis au pouvoir s’en sont servi comme moyen de pression sur les hommes d’affaires. Le ministre des domaines de l’État a relancé l’idée d’une agence chargée de gérer ces biens pour les revaloriser et d’un cadre légal pour accélérer leur cession.
L’État a récupéré, mercredi 15 juillet, les parts de Marwan Mabrouk dans la société Orange. Cet ancien gendre de Ben Ali, certes héritier d’une ancienne famille d’affaires, avait néanmoins bénéficié des faveurs du pouvoir grâce à ses liens familiaux, notamment pour l’acquisition de l’opérateur téléphonique Orange, au centre d’une négociation complexe avec la maison-mère où l’État français joue les entremetteurs. Ghazi Chaouachi s’était étonné le 8 juin qu’il continue à jouir de biens en théorie confisqués. En 2015, le juge administratif Ahmed Souab nous confiait que ses relations, notamment avec la présidente du tribunal administratif, lui avaient permis d’obtenir une suspension d’exécution de ces confiscations. Une série de jugements depuis juillet 2018 a confirmé les décisions de confiscation : « Seize jugements ont été rendus en faveur de l’État mais le tribunal administratif ne les a toujours pas publiés », a dénoncé le ministre. L’homme d’affaires avait également obtenu, en février 2019, la levée du gel de ses avoirs par l’Union européenne sur demande du gouvernement tunisien de l’époque. L’association Iwatch, branche tunisienne de Transparency International, avait déposé plainte en janvier 2019 contre le premier ministre de l’époque Youssef Chahed, pour son implication personnelle supposée en faveur de Marwan Mabrouk en contrepartie du financement de sa campagne électorale pour la présidentielle de 2019. Ghazi Chaouachi a également annoncé mercredi la conclusion d’un accord avec un autre gendre de Ben Ali, Slim Chiboub, pour rembourser par tranches une dette de 307 millions de dinars (95 millions d’euros) à l’État.
Crise politique
C’est peu dire que cette offensive tous azimuts suscite déjà de solides inimitiés. Pour mener à bien une telle entreprise, il faut une « ceinture politique » qui fait défaut à Elyès Fakhfakh. « C’est la première fois depuis neuf ans que le pays n’est pas gouverné par des lobbies qui financent et contrôlent les partis au pouvoir », se réjouit Mohamed Abbou, persuadé qu’ « on veut faire tomber ce gouvernement parce qu’il a ouvert les dossiers de corruption, dont celui de proches d’Ennahda. Quand les gens qui financent les partis politiques sont touchés, ils activent leurs réseaux. Mais nous traiterons les dossiers jusqu’à la dernière minute », avait-il déclaré quelques jours avant la démission du chef du gouvernement.
On ne sait pas encore quelle ligne adoptera Kaïs Saïed dans le choix du successeur d’Elyès Fakhfakh : va-t-il poursuivre sur sa lancée et refuser le compromis avec les partis impliqués dans les affaires de corruption, au risque de provoquer une crise politique ? Va-t-il chercher une conciliation avec la majorité virtuelle constituée autour d’Ennahda ? Les dossiers ouverts feront-ils partie des transactions dans l’approbation du prochain gouvernement, au risque d’accroître encore la défiance des Tunisiens à l’égard de la classe politique ? Le rôle de l’argent dans la politique tunisienne n’a pas fini d’alimenter les luttes de pouvoir.
Les articles présentés sur notre site sont soumis au droit d’auteur. Si vous souhaitez reproduire ou traduire un article d’Orient XXI, merci de nous contacter préalablement pour obtenir l’autorisation de(s) auteur.e.s.