Crise politique

Tunisie. Un « moment césariste » sans César

Le 25 juillet 2021, après une journée de manifestations contre le gouvernement et qui a vu plusieurs bureaux du parti Ennahda brûler, le président Kaïs Saïed a décidé de geler les travaux du Parlement et de limoger le chef du gouvernement. Le chef de l’État a saisi ce moment paroxystique de la crise pour se présenter comme le leader providentiel tant attendu. Un choix qui soulève bien des interrogations comme nous l’avions déjà analysé.

Le président Kaïs Saïed lors de la cérémonie de prestation de serment du nouveau gouvernement au palais de Carthage, le 2 septembre 2020
Fethi Belaid/AFP

Un spectre hante la Tunisie, celui du césarisme. Le scénario d’un leader fort surgissant pour remettre de l’ordre dans un État en déroute, qu’il soit désiré ou redouté revient régulièrement dans les conversations politiques en Tunisie. Depuis la chute de Zine El-Abidine Ben Ali le 14 janvier 2011, beaucoup restent orphelins de la figure du père tutélaire, de l’homme à poigne, du chef visionnaire, en un mot du zaïm à la manière de Habib Bourguiba dont Ben Ali avait été un avatar quelque peu dévoyé. Mais depuis quelques mois, les éléments d’une crise multidimensionnelle s’accumulent et la dramatisation convoque de plus en plus explicitement l’hypothèse césariste.

Le mur de la dette

Amorcée depuis la mi-mai, la quatrième vague de coronavirus submerge un système de santé exsangue et l’été s’annonce meurtrier. L’imprévoyance de l’État, son impuissance à faire exécuter des décisions improvisées dans une société fracturée et le délabrement des services publics sont exposés au grand jour.

La Tunisie encaisse ce choc au moment même où, après une décennie de dégradation financière, elle se heurte au mur de la dette. Le poids de la dette publique PIB est passé de 45 % du PIB en 2010 aux alentours de 100 % actuellement. Le pays est en train de négocier son quatrième emprunt auprès du FMI. L’économie semble coincée dans un entre-deux mortifère : ni réforme libérale, ni modèle économique alternatif, mais la longue agonie d’un cycle insoutenable : l’État n’a plus les moyens désormais d’acheter la paix sociale et la rente démocratique auprès des partenaires étrangers s’épuise. La note souveraine de la Tunisie a été dégradée de huit échelons depuis dix ans et l’agence Moody’s l’a évaluée en février à B3 avec une perspective négative, tout comme Fitch le 8 juillet, soit le dernier stade avant le défaut de paiement.

Or, cet été 2021, la Tunisie doit honorer deux échéances de 500 millions de dollars chacune, pour rembourser un emprunt obligataire. Elle cherche encore les 12 milliards de dinars (3,6 milliards d’euros) nécessaires pour faire face à ces échéances et payer les salaires pour les trois prochains mois. Elle échappera probablement au défaut de paiement et au passage devant le Club de Paris pour un rééchelonnement de sa dette, autrement dit à une mise sous tutelle internationale, mais au prix d’un endettement accru et d’un assèchement de ses ressources. Et pour combien de temps encore ?

Guerre de position et crise d’hégémonie

Ce double choc sanitaire et financier attise le conflit ouvert entre le président de la République, Kaïs Saïed, d’un côté, la majorité au Parlement, notamment le parti Ennahda, présidés tous deux par Rached Ghannouchi, et le chef du gouvernement, Hichem Mechichi, de l’autre. Depuis janvier 2020, Kaïs Saïed tente d’avoir la main sur l’autre tête de l’exécutif, mais Hichem Mechichi, qu’il avait pourtant imposé aux partis après le départ d’Elyès Fakhfakh en juillet 2020, a pris fait et cause pour sa majorité parlementaire.

Les deux camps se sont lancés dans une guerre de position. L’offensive d’Hichem Mechichi, fin janvier 2021, pour accroitre son autonomie en remaniant le gouvernement (et notamment le ministère de l’Intérieur) a été stoppée nette par Kaïs Saïed. Considérant que les formes constitutionnelles n’ont pas été respectées et compte tenu des soupçons de corruption qui pèsent les futurs ministres, le Président a refusé d’organiser la prestation de serment nécessaire à leur investiture. Le gouvernement compte donc cinq ministres intérimaires (dont deux ministères régaliens, l’Intérieur et la Justice).

Récemment, Kaïs Saïed a refusé de promulguer un amendement à la loi organique relative à la formation de la Cour constitutionnelle, permettant d’abaisser la majorité nécessaire à l’élection des membres désignés par l’Assemblée. Au-delà du dépassement de cinq ans du délai prévu dans la Constitution pour former la Cour, le chef de l’État soupçonne les partis de vouloir instrumentaliser l’instance judiciaire suprême.

Le chef de gouvernement a limogé, le 7 juin, le président de l’Instance nationale de lutte contre la corruption (INLUCC), Imed Boukhris, reçu dès le lendemain par Kaïs Saïed qui a déploré que ceux qui l’ont démis « luttent contre ceux qui combattent la corruption ». Dans ces conditions, il est peu probable que le nouveau président puisse prêter serment devant le chef de l’État. L’INLUCC se retrouve ainsi sans direction. Chaque camp s’est retranché sans qu’aucun ne puisse effectuer une percée décisive. Les protagonistes ne parviennent pas à s’accorder sur les conditions d’un dialogue (composition du tour de table et ordre du jour). En attendant, les institutions se délitent à vue d’œil.

A vrai dire, la crise actuelle est le produit des élections de 2019 : majorité parlementaire introuvable, Président de la République en rupture avec les partis. Ces résultats étaient eux-mêmes l’expression du rejet de la classe politique et des impasses du « consensus ». Mais ils n’y ont apporté pas de solution.

Cette situation rassemble tous les éléments de ce qu’Antonio Gramsci qualifiait de « crise d’hégémonie » ou de « crise organique » : effondrement de l’économie, élites dirigeantes divisées et délégitimées, incapables de maintenir les conditions politiques de la reproduction du système, délitement des institutions, « anachronisme » des partis « vides de contenu social » et « perchés dans les nuages », classes sociales subalternes sans représentation organique en mesure d’accéder au pouvoir d’État. Cet « équilibre catastrophique des forces » crée les conditions d’un « moment césariste » ; il appelle une refondation dont un leader doté d’une autorité charismatique serait l’opérateur. La question est qui ?

Kaïs Saïed, pour un nouveau régime politique

Kaïs Saïed se perçoit lui-même comme investi de cette mission. Il se pose, depuis son élection, en rempart de l’État et de la souveraineté populaire contre des ennemis jamais désignés, des corrompus et qui œuvrent en sous-main contre les intérêts du pays. Ennahda est souvent la cible implicite de ces attaques.

Il exploite également toutes les ambivalences de la Constitution pour accroitre ses prérogatives. Dernièrement, il a revendiqué au nom d’une compréhension extensive de l’article 77 qui définit ses attributions1, l’autorité sur les forces de sécurité intérieure, aux dépens bien sûr du chef du gouvernement.

Son attitude, intransigeante et isolée, suscite l’incompréhension et l’inquiétude : « Mais quel son objectif ? » s’interroge-t-on dans les cercles politiques ou diplomatiques plus habitués aux responsables à la recherche d’alliances et d’accommodements. Ces propos sibyllins entretiennent le flou sur ses intentions.

Il aurait évoqué devant le secrétaire général de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), la centrale syndicale), le souhait de revenir à une version amendée de la Constitution de 1959, sans préciser la nature de ces amendements. Une Constitution qu’il jugeait pourtant « taillée sur mesure pour un homme et un parti ». « Les constituants [de 2014,] ont adopté la même démarche, mais ont taillé plusieurs costumes, c’est toujours du sur-mesure en respectant les équilibres issus du scrutin du 23 octobre 2011. Dans ce contexte, des tiraillements sont à prévoir pour les prochaines élections au vu des changements d’équilibres politiques intervenus entre temps », avait-il pronostiqué dès janvier 20142. « L’absence de volonté politique pour une réelle révision du système et créer un nouveau régime en rupture avec le passé est patente. »

Il ne semble pas avoir renoncé au projet de rupture sur lequel il a bâti sa campagne : une « inversion de la pyramide du pouvoir », une nouvelle forme de représentation dont la construction contourne les partis politiques, partant du local pour remonter vers le national, et fondée sur la révocabilité de députés afin de donner corps à la souveraineté populaire. « Le sens de mon mandat est de poursuivre l’explosion révolutionnaire dans le strict respect des institutions », a-t-il déclaré lors d’une rencontre avec d’anciens chefs de gouvernement, le 15 juin.

À cette occasion, il a été plus explicite sur l’issue qu’il entend donner à la crise : « Je suis disposé au dialogue, mais un vrai dialogue ne saurait être une tentative misérable et désespérée de donner une légitimité aux traitres et aux voleurs. […] Le chapitre le plus important du dialogue sera la question d’un nouveau régime politique, d’un nouveau code électoral pour que tout élu soit responsable devant ses électeurs. Il doit porter sur la transition de cette situation à une nouvelle situation, loin de toute transaction, ni interne ni avec l’étranger. »

Ce faisant il se démarque clairement du dialogue national de 2013. « Consensus » par le haut, accommodement entre anciennes élites en quête de recyclage et nouvelles élites d’Ennahda en quête d’intégration, ce dialogue avait certes pacifié la scène politique, mais il avait aussi configuré la première législature (2014-2019) dont l’incapacité à réformer et à prendre en charge les attentes populaires a été sanctionnée par les élections de 2019. En d’autres termes, il veut en finir avec la dimension transactionnelle de la transition démocratique. D’une manière plus générale, son insistance sur la corruption illustre une volonté d’extirper de l’État les collusions avec les milieux d’affaires et les ingérences étrangères.

Un président isolé

Pour parvenir à ses fins, Kaïs Saïed mise sur la double dynamique de sa légitimité populaire directe et de l’usure de la légitimité parlementaire pour s’imposer, au moment le plus dramatique, comme le seul recours possible d’un régime en déroute. Mais « le sens de l’histoire » ne saurait suffire à lui ouvrir la voie.

Les partenaires étrangers de la Tunisie, par nature rétifs à l’aventurisme politique, se méfient de lui. L’establishment tunisien le prend pour un dangereux illuminé, aux pulsions liberticides. Aucun média, aucun parti, aucun intellectuel ne relaie, n’explicite, ne soutient son projet. Il ne dispose d’aucune personne située à une articulation critique des rouages de l’État pour faire basculer, dans un moment d’accélération de l’histoire, la situation en sa faveur. Aucune mobilisation en dehors de la liesse le soir de son élection et de la campagne civique qui l’a suivie, n’est venue concrétiser le soutien populaire dont il se prévaut.

Un document fuité de la présidence publié mi-mai par le site Middle East Eye exposait dans le détail un plan, non pas de « coup d’État » à proprement parler puisqu’aucune autorité n’était censée être destituée, mais d’activation de l’article 80 de la Constitution qui confère au chef de l’État tous les pouvoirs pour faire face à un « péril imminent » « entravant le fonctionnement des pouvoirs publics ». Un saut dans l’inconnu puisque la Cour constitutionnelle, qui peut être saisie au bout de trente jours pour vérifier le bien fondé des « circonstances exceptionnelles », n’existe pas.

Rien dans le document non signé ne permettait d’évaluer son statut : était-ce un conseil sollicité par la présidence ? À quel niveau a-t-il été discuté ? Le chef de l’État a confirmé en avoir eu connaissance, mais estimé qu’il ne l’engageait pas. L’intention de la fuite est plus intéressante : Ennahda n’a pas saisi l’occasion pour ouvrir publiquement les hostilités contre Kaïs Saïed et rappeler son attachement à une solution négociée. Mais le parti a fait connaître son inquiétude aux chancelleries étrangères et la publication noir sur blanc d’un projet de coup de force constitutionnel aura matérialisé la crainte flottant dans l’atmosphère depuis plusieurs mois. Elle a surtout coupé l’herbe sous le pied de Kaïs Saïed, obligé de se démarquer de cette hypothèse.

L’armée, une valeur refuge

À l’appui de sa volonté d’incarner l’État et son unité, il se montre régulièrement en présence de l’armée dont il cherche de toute évidence le soutien pour se poser en rempart face au « régime des partis ». Mais l’armée reste sur sa réserve. L’hypothèse d’une intervention militaire directe sur la scène politique est peu probable. À la différence de l’Algérie ou de l’Égypte, où elle a des intérêts vitaux à la survie du régime, l’armée en Tunisie préfère, dans les moments de crise aiguë, inciter les politiques à agir pour stabiliser les institutions. Ainsi, fin mai, des généraux en retraite ont-ils adressé une [lettre ouverte à Kaïs Saïed pour l’appeler à faire des concessions. Que se passerait-il si la situation restait dangereusement bloquée ? Sur quelle position les hauts cadres de l’armée s’aligneraient-ils s’ils devaient s’impliquer davantage ? Ce sont des inconnues.

En attendant, l’armée est plutôt un capital symbolique, une valeur refuge, que d’autres candidats au rôle de César tentent d’utiliser à leur avantage. Lors de la campagne présidentielle de 2019, Abdelkrim Zbidi, dernier ministre de la défense de Béji Caïd Essebsi, avait tenu son principal meeting devant les portraits géants des principaux cadres de l’état-major. La symbolique ne lui avait pas particulièrement réussi, il était arrivé en 4e position avec 10,7 % des voix.

À présent l’ex-amiral Kamel Akrout, ancien conseiller militaire de Béji Caïd Essebsi, ne dissimule pas ses ambitions politiques et se pose en recours en vue de la prochaine élection présidentielle. Mais pour l’instant, il se contente lui aussi d’appeler le président Kaïs Saïed à se servir de ses prérogatives et en particulier du Conseil national de sécurité pour trouver une issue à la crise.

De manière plus folklorique, Abir Moussi, dirigeante du Parti destourien libre, n’hésite pas à s’exhiber dans des vêtements imitant le camouflage militaire lors de manifestations de rue. Cette ancienne secrétaire générale adjointe du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD,) le parti du pouvoir avant 2011, capitalise sur la dégradation de la situation sociale et la nostalgie pour le sentiment de sécurité sous le régime policier. Elle s’appuie sur les deux ressorts du benalisme : la haine viscérale d’Ennahda d’une partie de l’opinion et le soutien de certains syndicats de police. Avec seize députés, elle se livre depuis le début de la législature à un véritable travail d’obstruction parlementaire. Depuis quelques semaines, elle siège dans l’hémicycle équipée d’un casque et d’un gilet pare-balles. Régulièrement, elle interrompt la séance à coups de mégaphone. Ses frasques lui confèrent une certaine notoriété (les sondages d’intention de vote la placent en tête aux prochaines législatives), mais pas forcément une grande crédibilité, y compris chez beaucoup d’anciens destouriens qui la tiennent pour une arriviste.

Si le moment appelle un César, aucun candidat ne paraît s’imposer comme une solution au blocage actuel. À moyen terme, des voix s’élèvent depuis 2015 en faveur d’une représidentialisation du régime. Non pas à la manière américaine, où le président à la tête de son administration doit composer avec un Congrès doté de puissants moyens de contrôle. Mais plutôt pour refaire du Palais de Carthage le lieu de direction formel de l’État et informel des arbitrages politiques et économiques, afin de retrouver autorité et efficacité. La pandémie a pourtant bien montré qu’un régime présidentiel amplifiait les erreurs du leader plus qu’il n’assurait l’efficacité de l’action publique.

1« Il détermine les politiques générales dans les domaines de la défense, des relations étrangères et de la sécurité nationale relative à la protection de l’étape et du territoire national contre toutes menaces intérieures ou extérieures. »

2« L’erreur c’est la Constitution elle-même », Jeune Afrique, 31 janvier 2014.

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