Tunisie. Vers la fin du compromis historique avec les islamistes ?

Béji Caïd Essebssi a-t-il fait le choix de s’extraire de la crise politique qui plombe son parti et paralyse l’exécutif en revenant à son projet initial : affaiblir Ennahda sans le rejeter dans l’opposition et régner de manière absolue sur un pays qu’il présente comme menacé par les islamistes de tous bords ?

BCE, interview télévisée (Watania 1), septembre 2017.

Les propos d’Emanuel Macron au dernier sommet de la Francophonie1 sur le courage du président Essebssi qui lutte contre la montée des obscurantismes et l’écho fait dans les médias émiratis et saoudiens à son discours du 24 septembre2 par lequel il insiste sur la « rupture » avec Ennahda plaident pour le choix d’une nouvelle ligne politique. Cette option abandonne le fameux « compromis historique » qui était devenu la marque de fabrique de la transition tunisienne, de même que l’idée du pouvoir en partage, au profit d’une autre, toute bourguibienne : celle d’une Tunisie « éclairée » qui combat sans relâche l’islamisme, assimilé à l’obscurantisme.

Le moment choisi pour opérer ce tournant n’est pas anodin, puisqu’Ennahda, qui avait relevé la tête après les élections municipales de mai dernier, se trouve aujourd’hui en mauvaise posture du fait de l’avancée de l’enquête conduite sur les assassinats politiques des deux figures de la gauche en 2013, Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi. Il est probable que le chef de l’État saisira cette occasion — même si le lien n’est pas encore formellement établi entre Ennahda et les assassinats — pour pointer du doigt son adversaire, qui fut aussi son allié.

Mais en séduisant, consciemment ou non, Émiratis et Saoudiens par un choix qui se veut moderniste, Béji Caïd Essebssi invite les pays du Golfe à s’immiscer dans la vie politique tunisienne. Une manière d’aller plus vite en besogne pour réhabiliter le passé politique dans ses pratiques, son personnel et sa lutte contre l’ennemi que l’on dit « historique ».

De mars 2011 à aujourd’hui, Béji Caïd Essebssi aura ainsi conduit le pays d’une révolution qui a fait école à la mise du pays sous tutelle des pays du Golfe. Ce n’est certainement pas ce qu’attendaient les Tunisiens de cette transition, qui devient autrement singulière.

L’alliance des contraires

En 2012, lorsque Béji Caïd Essebssi fonde Nidaa Tounès, son objectif est énoncé clairement. Il s’agit de fédérer autour de sa personne ceux qui veulent défendre l’héritage moderniste de Habib Bourguiba qu’il considère remis en cause par le projet islamiste d’Ennahda. Il entend aussi restaurer l’État qui doit protéger les citoyens. Il rassure alors de nombreux Tunisiens qui déplorent la gouvernance du pays par la Troïka (2011-2013), mais ne manque pas d’interpeller ceux qui se demandent comment il est possible de s’inscrire dans le prolongement du passé politique pour œuvrer à la construction de la Tunisie post-révolutionnaire.

Qu’importe, Caïd Essebssi inscrit son parti dans le prolongement de deux actions qu’il considère réussies : le projet moderniste de Bourguiba, auquel il a participé en tant que ministre et sa propre mission dans la transition politique de 2011, en tant que premier ministre. Fort de ce passé, il se pose en sauveur de la Tunisie, s’insurgeant contre l’hégémonie d’Ennahda dans la vie politique du pays. En martelant que la démocratie ne se limite pas à l’organisation des élections, et qu’il faut également avoir la capacité de gouverner, il tente de discréditer les trois partis vainqueurs des élections de 2011.

Nidaa Tounès, qui grossit en intégrant des vagues d’insatisfaits, n’a pas de programme clairement énoncé. La composition hétéroclite de ses adhérents ne lui permet pas de définir un projet susceptible de satisfaire à la fois d’anciens cadres et sympathisants du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), des gauchistes réfractaires à l’islamisme, ou encore les nationalistes arabes. Tous retiendront pourtant que le parti de Caïd Essebssi s’oppose fermement à Ennahda auquel il entend faire barrage tout en restaurant la grandeur de l’État.

La crise politique de 2013 allait donner à Béji Caïd Essebssi les moyens de se passer définitivement de programme. Excédée par la mauvaise gestion du gouvernement d’Ali Larayedh, une partie de la société exprime sa défiance à l’égard de la classe politique et en particulier d’Ennahda, tenu responsable du climat d’insécurité. Les assassinats de deux responsables de la gauche, Chokri Belaïd et de Mohamed Brahmi, exacerbent un peu plus la tension. Encouragés par le mouvement égyptien Tamarrod (rebellion) d’opposition au président Mohamed Morsi, les Tunisiens lancent un mouvement du même nom et demandent la démission du gouvernement. Mais Larayedh refuse de partir, mettant en avant la légitimité électorale. L’impasse est totale : le gouvernement ne peut plus travailler et la rédaction de la Constitution est paralysée par d’interminables débats d’ordre idéologique. Tandis que quatre institutions proposent une sortie de crise en relançant un dialogue national qui avait été initié par l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), Béji Caïd Essebsi propose à Rached Ghannouchi une rencontre qui a pour objet de sortir le pays de la crise en infléchissant les positions tranchées des cadres et militants de leurs formations respectives.

Un pacte biaisé

Le rapprochement accepté, l’idée d’une gouvernance consensuelle permet au pays de briser l’immobilisme et de remettre la transition sur les rails. Cumulant les handicaps notamment dus à sa mauvaise gestion politique, Ennahda a tout intérêt à adhérer au pacte que lui propose le leader de Nidaa Tounès. Rached Ghannouchi sait que les formations islamistes issues de l’idéologie des Frères musulmans ne sont pas en odeur de sainteté sur la scène régionale, comme le montre la déposition de Mohamed Morsi en Égypte et la mise à l’index du Qatar par l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis.

Cette faiblesse d’Ennahda amène son chef historique à engager sa formation dans une transition avec Béji Caïd Essebssi. Le guide tente de convaincre cadres et militants que l’intégration d’Ennahda au jeu politique est nécessaire et que seul Béji Caïd Essebssi est en mesure de protéger le parti dans ce contexte de grandes turbulences. Mais cette « protection » a un prix : Ennahda doit obligatoirement faire des concessions pour éviter de revenir à l’ère de la répression et de la clandestinité. Cet arrangement implicite déplaît fortement à une partie de ses troupes qui se demande jusqu’où iront les compromis dans cette relation totalement déséquilibrée. Ils observent avec amertume que leur parti n’est en aucune façon partenaire de Nidaa Tounès dans le cadre d’un plan négocié, mais que la politique du pays leur est dictée par Béji Caïd Essebssi.

Par delà le coût politique de ce renoncement, des sympathisants du mouvement pensent que leur parti ne joue plus son rôle de porteur d’un projet spécifique, différent de celui de Nidaa Tounès3.

Difficile pour Rached Ghannouchi d’expliquer à sa base que la formation qu’il préside depuis 1981 est en quête de respectabilité et que pour survivre, il lui faut évoluer doucement vers un parti civil qui, sans abandonner l’islam comme référentiel, entend tourner la page de l’islam politique pour devenir « démocrate musulman » à l’instar des partis démocrates chrétiens qu’a connus l’Europe.

Béji Caïd Essebssi « lâché » par les siens

Nidaa Tounès est rongé par des ambitions rivales qui éclatent au grand jour après les élections législatives et présidentielle de 2014. En choisissant le premier ministre en dehors de sa formation et en nommant son propre fils Hafedh Caïd Essebssi à la tête de Nidaa Tounès, le chef de l’État exprime un manque de confiance dans les siens, ceux-là mêmes qui l’ont soutenu et adoubé. Dès 2015, 32 députés de Nidaa Tounès démissionnent du bloc du parti présidentiel de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP). D’autres suivront. Victime d’une véritable hémorragie dans ses rangs, Nidaa perd sa première place au sein de l’ARP au profit de son adversaire et allié Ennahda.

Mais Béji Caïd Essebssi ne désarme pas. Il a deux grandes ambitions : consolider son pouvoir personnel et réorganiser son parti en lui redonnant une cohésion. Au cours de l’été 2016, il change de premier ministre, remplaçant le rigoureux Habib Essid par le quadragénaire Youssef Chahed. Celui-ci a pour tâche initiale de mettre en application le Pacte de Carthage, sorte de feuille de route relative aux priorités de son gouvernement. Par ce pacte, signé par neuf partis politiques et trois organisations nationales et qui est imposé à Ennahda, le président réalise un consensus entre les forces politiques sur la base de leur participation à la vie politique et surtout à leur acceptation des règles d’un jeu qu’il définit.

Mais contrairement à son prédécesseur, Youssef Chahed va tenter d’acquérir de l’autonomie par rapport au chef de l’État en portant un projet de lutte contre la corruption qui s’avère populaire dans les premiers temps. Il déstabilise autant Béji Caïd Essebssi que Rached Ghannouchi qui ont peur de voir leurs partis et leurs proches éclaboussés. Tout en caressant l’intention de mettre à l’écart Youssef Chahed, Caïd Essebssi tente de resserrer autour de lui l’opinion moderniste qui avait massivement voté pour lui en 2014 et avait été déçue. Il renoue ainsi avec la politique de Habib Bourguiba : moderniste sur les questions sociétales en même temps que résolument réfractaire à la démocratie. En 2017, il abroge une circulaire qui proscrit le mariage entre une Tunisienne musulmane et un non-musulman et réactive un débat récurrent sur l’égalité des sexes en matière d’héritage. Dans la foulée, il tente de consolider son pouvoir en s’en prenant violemment au régime parlementaire, responsable à ses yeux de l’inefficacité du gouvernement. Il remet aussi en cause les institutions indépendantes et plaide pour le retour d’un régime présidentiel fort, doté des pleins pouvoirs. Pour cela, il pense qu’il faut nécessairement réviser la Constitution de 2014 et réduire les contre-pouvoirs.

Lutte fratricide au sein de Nidaa Tounès

Les élections municipales du 6 mai 2018 allaient révéler la désaffection à l’égard des deux grands partis qui se sont imposés depuis 2014. Conduites par une partie de la société civile qui a conservé sa foi dans la politique, les listes indépendantes réalisent une vraie percée, devant Ennahda qui perd la moitié de son électorat par rapport aux élections de 2014 et Nidaa Tounès qui en perd les deux tiers. L’échec électoral de Nidaa Tounès provoque une lutte fratricide au sein du parti. Son dirigeant Hafedh Caïd Essebssi veut en faire porter la responsabilité au chef du gouvernement Youssef Chahed, tandis que ce dernier en impute la faute à la faillite du parti : « Les dirigeants de Nidaa et à leur tête Hafedh Caïd Essebssi ont détruit le parti », dit-il le 29 mai 2018 dans un discours aux Tunisiens diffusé sur les chaînes de télévision.

Durant l’été 2018, la bataille qui a porté sur les équilibres internes au sein de Nidaa Tounès s’est cristallisée sur le maintien ou le départ de Youssef Chahed. Tandis que Béji Caïd Essebssi, qui n’a jamais pardonné à son jeune premier ministre sa campagne contre la corruption et plus largement sa volonté de s’autonomiser par rapport à l’appareil d’État, a fait mine de soutenir son fils. Rached Ghannouchi s’est, quant à lui, opposé au départ de Youssef Chahed. L’alliance possible des 69 députés d’Ennahda et la coalition nationale qui s’est formée autour de ce dernier (essentiellement composée de dissidents de Nidaa) a fait craindre la naissance d’un pôle politique puissant. Fort de son succès, bien que relatif, aux élections municipales, Ennahda semblait moins timoré que depuis 2014, et suffisamment combatif pour tenir tête au chef de l’État. Youssef Chahed qui a résisté à la volonté de Béji Caïd Essebssi de le sacrifier a joué l’opinion et la popularité que lui a value sa guerre contre la corruption. L’arrestation de quelques barons de l’économie informelle proches de Hafedh Caïd Essebssi a donné du crédit à celui qui était totalement inconnu lorsqu’il fut nommé à la tête du gouvernement en 2016.

Cependant, Chahed s’accroche au pouvoir, allant jusqu’à exercer des pressions sur ses adversaires et à écarter systématiquement tous ceux qui peuvent être pressentis pour lui succéder. Mais dans son ambition de se maintenir à son poste et de se présenter aux élections présidentielles de 2019, il se heurte à la puissante centrale syndicale, l’UGTT, qui n’est pas du tout favorable aux réformes économiques annoncées par Youssef Chahed sur les recommandations des bailleurs de fonds et notamment du FMI.

L’impossible rupture

Le 24 septembre, Béji Caïd Essebssi décide d’intervenir en direct sur la chaîne Elhiwar Ettounsi, dans un talk show. Interrogé sur la crise politique, le chef de l’État déclare que les départs de Youssef Chahed et de son fils Hafedh Caïd Essebssi ne changeraient pas fondamentalement le cours des choses. Il écarte ainsi d’un revers de manche ce conflit qui paraissait central durant les mois d’été. Pour lui, l’essentiel est ailleurs puisqu’Ennahda a fait le choix de rompre son alliance avec Nidaa Tounès. À plusieurs reprises, le chef de l’État revient sciemment sur la « rupture » entre les deux grandes formations, une manière de mettre en évidence la fin du pacte qui les liait depuis 2013. Mais en annonçant cette « rupture », qui ne serait pas de son fait, il replace la crise que traverse le pays dans le cadre de l’affrontement traditionnel entre modernistes et islamistes.

Essebssi redevient ainsi l’acteur politique qu’il fut en 2011 et 2012 lorsqu’il incarnait la continuité de l’État et son inspiration moderniste. S’il reconnaît que la situation globale est loin d’être bonne, il met le doigt sur le déséquilibre d’un système qui ne lui donne pas les moyens d’exercer son autorité en reconfigurant la scène politique. Pour lui, un exécutif à deux têtes ne peut être que contreproductif, puiqqu’il ne permet pas au chef de l’État de congédier son premier ministre et de réorganiser à sa guise la vie politique du pays. Le chef du gouvernement, qui n’a pas été élu, tient quant à lui sa légitimité de la confiance que lui accorde l’ARP. Or, dans le contexte actuel, précise Béji Caïd Essebssi, l’Assemblée se trouve divisée, la scène politique fragmentée et le premier ministre issu de Nidaa Tounès dispose de l’appui d’Ennahda. Ce désordre est à corriger selon lui, et il faut nécessairement modifier la Constitution et changer la loi électorale.

Implicitement, le chef de l’État invoque un retour aux pratiques politiques du passé pour mettre de l’ordre dans le jeu politique tunisien qui n’a eu de cesse d’être dominé par la fracture entre modernistes et islamistes. En maintenant un minimum de tension avec Rached Ghannouchi, Béji Caïd Essebssi conserve l’espoir de reconquérir son électorat.

Cette dernière manœuvre pourrait ne pas être vaine. Au plan intérieur, Ennahda, qui avait relevé la tête après les élections municipales de mai dernier se trouve aujourd’hui fragilisé par la recherche de la vérité concernant les assassinats de Chokri Belaïd et de Mohamed Brahmi. Les avocats de leur comité de défense ont fait savoir le 2 octobre 2018 qu’ils disposaient de documents laissant supposer l’existence d’une organisation secrète en lien avec Ennahda. L’enquête n’en est qu’à ses débuts et Ennahda a rejeté cette accusation, mais l’opprobre est déjà jeté sur le parti islamiste qui n’a plus d’autre choix que de se remettre rapidement sous le parapluie de Béji Caïd Essebssi. Il ne peut compter sur l’appui de l’UGTT, pas plus que sur le soutien de l’armée. Isolé au plan interne, Ennahda l’est également sur la scène régionale et internationale. Au lendemain de l’intervention télévisée de Béji Caïd Essebssi, les chaînes saoudiennes et émiraties revenaient avec insistance sur la « rupture » entre « les deux cheikhs ».

1NDLR. Les 11 et 12 octobre derniers à Erevan (Arménie).

2NDLR. Lors de la 73e Assemblée générale des Nations unies à New York.

3Monica Marks, « The Cost of Inclusion : Ennahda and Tunisia’s Political Transition » in Adaptation Strategies of Islamist Movements, Pomeps Studies, n° 26, avril 2017.

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