Droits humains

Turquie. La double peine des prisonniers politiques

En plus d’être condamnés pour des raisons politiques, de nombreux détenus, notamment kurdes, ne sont pas pris en charge en cas de maladie, au point de mourir en prison. Une situation que la pandémie du coronavirus n’a fait qu’aggraver.

Décembre 2021. Manifestation pour la libération d’Aysel Tuğluk. Sur la banderole, avec les portraits de l’ex-députée (g.) et de Garibe Gezer (dr.), trouvée morte dans sa cellule : « Les prisons tuent ! Libération d’Aysel Tuğluk et de tous les prisonniers malades »
Evrensel

Sept prisonniers malades sont morts dans les prisons turques au cours du mois de décembre 2021. Ce chiffre alarmant, qui s’élève à 65 décès en 2021, met en lumière le manque de soins dans les prisons depuis des années. Or, pour les avocats de certains prisonniers, il ne s’agit pas là juste d’un problème de négligence, mais d’une volonté délibérée de la part des autorités : « Les prisonniers quittent la prison dans des cercueils. Nous pensons que l’intention des autorités est d’attendre qu’ils meurent en prison », prévient l’avocat Reyhan Yalçındag, qui défend un ancien député gravement malade en prison.

Des dizaines d’associations de défense des droits humains et de partis politiques se battent pour que les peines des prisonniers malades soient reportées, ou qu’ils purgent le reste en résidence surveillée. La commission des prisons de l’Association des avocats pour la liberté (ÖHD) prévient que le nombre de prisonniers gravement malades augmente de jour en jour, et que la pandémie de coronavirus et la surpopulation dans les prisons turques aggravent la situation. « Il y a actuellement 1 605 prisonniers malades, dont 604 souffrent de maladies très graves et doivent être traités en dehors de la prison. Ce chiffre résume parfaitement la situation », explique Gürkan Istekli, l’avocat de l’ÖHD. « La plupart de ces prisonniers malades sont condamnés pour des raisons politiques. Lorsqu’un détenu malade n’est pas pris en charge, ses droits sont clairement violés », ajoute-t-il.

Un schéma répétitif

À la mi-décembre 2021, Halil Güneş est mort d’un cancer dans une prison de Diyarbakır, dans le sud-est du pays, après avoir passé cinq jours en isolement. Depuis 2014, ses avocats ont fourni de nombreux rapports sur son état de santé, mais un document du parquet a confirmé que malgré sa maladie, Güneş pouvait rester en prison. C’est également le cas d’Abdülrezzak Şuyur, qui est mort le même jour dans une prison d’Izmir. Şuyur souffrait d’asthme sévère et on lui a diagnostiqué un cancer du poumon en octobre 2021. Il n’a reçu aucun traitement, malgré les demandes de ses avocats.

Plusieurs juristes s’accordent à dire que c’est toujours le même schéma dans la situation des prisonniers politiques malades. Les avocats fournissent des rapports d’instituts médico-légaux avertissant que leur client ne peut rester en prison en raison de son état de santé. Il arrive parfois que l’Association médicale turque (TTB), le principal organisme de santé du pays, établisse également un rapport indépendant sur l’état de ces prisonniers. Mais à chaque fois, le ministère de la justice produit à son tour un rapport médico-légal affirmant que l’état de santé du détenu est stable et qu’il n’y a aucune raison de reporter sa peine. « Cela n’a aucun sens que ces rapports se contredisent constamment alors que les documents fournis sont indépendants. Cela dure depuis longtemps », dit Reyhan Yalçındag. L’avocat s’occupe du cas d’Aysel Tuğluk, ancienne députée du Parti démocratique des peuples (HDP, parti de gauche prokurde), qui est en prison depuis novembre 2016. Connu pour avoir été la première femme à la tête d’un parti kurde, Tuğluk a développé une forme grave de démence à l’intérieur de la prison. De multiples rapports affirment que l’ancienne députée doit être traitée en dehors de la prison. « Sa maladie est chronique, il n’y a pas de traitement et elle s’aggrave. Elle ne peut pas s’occuper d’elle-même. Cela a même été noté par l’administration pénitentiaire », explique Yalçındag.

Silence du ministère de la justice

Tuğluk a commencé à présenter des symptômes après un événement traumatique survenu lors des funérailles de sa mère en 2017. Elle avait obtenu un jour de permission pour se rendre de la prison de Kocaeli, dans le nord-ouest de la Turquie, à Ankara. Pendant la cérémonie, une centaine de membres d’un groupe ultranationaliste s’est rendue au cimetière avec des bâtons et un tracteur pour empêcher l’inhumation de la mère de l’ex-députée, en criant : « Nous ne voulons pas que des terroristes soient enterrés ici ». Le groupe a également agressé plusieurs personnes présentes aux funérailles, dont des proches de la défunte et plusieurs députés du HDP. Devant la violence de l’attaque et craignant que les agresseurs ne s’en prennent au corps de la mère de Tuğluk, la famille a décidé de la déterrer et de réorganiser les funérailles dans une autre ville.

L’ancienne députée n’a pas pu assister aux secondes funérailles, alors que seuls sept suspects impliqués dans l’attaque ont été arrêtés. « Cet épisode l’a profondément marquée et a été le déclencheur de sa maladie. Maintenant, elle peut à peine se débrouiller seule. Des médecins légistes suivent son cas depuis des mois et affirment qu’elle ne peut pas rester en prison. C’est comme si on la laissait mourir », explique Çigdem Aksoy, ami de Tuğluk et un des militants qui a lancé une campagne sur les réseaux sociaux pour demander sa libération. De son côté, le ministère de la justice n’a pas répondu à notre demande d’interview pour connaître sa position sur la situation des prisonniers malades.

Tuğluk a été arrêtée en 2016 avec onze autres députés du parti et condamnée à dix ans de prison pour apologie du terrorisme dans plusieurs discours et lors de multiples événements organisés par le parti. Le tribunal a estimé que l’accusée faisait de la propagande pour le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), l’organisation armée kurde considérée comme terroriste par Ankara et l’Union européenne. Depuis, elle est détenue dans une prison de type F, c’est-à-dire à cellules individuelles, qui a fait l’objet à plusieurs reprises des critiques des organisations humanitaires pour le sentiment d’isolement qu’elle provoque chez les détenus.

« Nous ne demandons pas un traitement de faveur »

Il y a deux mois, les avocats de Tuğluk ont envoyé au ministère de la justice un nouveau rapport de l’institut médical de Kocaeli indiquant qu’elle ne pouvait pas rester en prison, mais le bureau du procureur a présenté un contre-rapport de l’institut médico-légal d’Istanbul affirmant qu’elle est en bonne santé. « Nous ne demandons pas un traitement de faveur pour Tuğluk, explique le député HDP Hişyar Özsoy, mais simplement l’application de la loi. Il est clair qu’elle risque de mourir en prison ». Il ajoute : « Le chef de notre parti a visité Tuğluk récemment et il affirme qu’elle ne pouvait même pas tenir un morceau de papier. Nous pensons qu’il s’agit d’une politique délibérée des autorités », ajoute-t-il.

Un autre député du parti, Ömer Faruk Gergerlioğlu, a posté une vidéo sur son compte Twitter pendant qu’il manifestait devant la prison de Kocaeli, appelant à la libération de l’ancienne députée avec le message suivant : « Nous demandons justice pour Aysel Tuğluk dès que possible. Que sa persécution cesse, que justice soit faite ». Le lendemain, le parquet a ouvert une enquête contre lui pour offense à l’État et à ses institutions, tentative d’influencer la décision des autorités et glorification d’actes illégaux. En réponse à la démarche du procureur, un groupe de femmes activistes a lancé une campagne internationale visant à recueillir 1 000 signatures pour demander la libération de Tuğluk. « Nous ne voulons pas qu’il soit trop tard pour la sauver », affirment-elles. La pétition, publiée le 11 janvier 2022, a déjà recueilli plus de 6 000 signatures de femmes du monde entier. « Nous espérons que la pression sociale aura un effet. Je crois que toute mobilisation finit par payer », affirme Çigdem Aksoy, militante de la campagne.

Des prisons surpeuplées

Un rapport de l’Association des droits de l’homme de Turquie (IHD) dénonce la multiplication par six du nombre de prisonniers malades depuis le début de la pandémie de Covid-19, en raison de l’absence de mesures adéquates et de traitements dans les prisons. Les autorités demeurent très opaques sur leurs cas, refusant de communiquer le moindre chiffre, qu’il s’agisse de prisonniers infectés, décédés ou récemment vaccinés.

« Il y a beaucoup de répression politique dans les rues de Turquie et cela continue en prison, où les choses ont empiré depuis le début de la pandémie. Les prisonniers reçoivent souvent des punitions disciplinaires et ne sont pas autorisés à passer des appels téléphoniques », explique l’avocat Gürkan Istekli. La pandémie a également placé la surpopulation des prisons turques sous le feu des projecteurs. Le pays enregistre le taux d’incarcération par habitant le plus élevé de tous les États membres du Conseil de l’Europe, soit environ 357 prisonniers pour 100 000 habitants. Or, il ne dispose pas d’installations suffisantes pour accueillir l’ensemble de la population carcérale. Le gouvernement a récemment annoncé la construction d’une douzaine de nouvelles prisons en raison de la congestion actuelle. Il y a deux ans, le nombre total de détenus est passé à 300 000, soit bien au-delà de la capacité maximale des établissements pénitentiaires de 233 000, selon le ministère de la justice.

En avril 2020, le gouvernement du parti de la Justice et du développement AKP), associé aux voix du Parti d’action nationaliste (MHP), a adopté une loi d’amnistie visant à libérer quelques 90 000 condamnés, afin de libérer de la place dans les prisons et améliorer les mesures de prévention de la propagation du coronavirus. Cependant, cette amnistie ne s’appliquerait ni aux prisonniers politiques ni à ceux impliqués dans des affaires liées au terrorisme. Les prisonniers en attente de jugement ne sont pas non plus concernés par cette loi, à l’instar de l’ancien dirigeant du HDP Selahattin Demirtaş et le militant et philanthrope Osman Kavala, qui est en attente de jugement depuis 2017. D’autres prisonniers condamnés pour vol, trafic de drogue ou violence sexiste ont été libérés. Parmi eux se trouvait Alaattin Çakıcı, un chef mafieux ultranationaliste emprisonné pour le meurtre de dizaines de militants dans les années 1970, et pour avoir engagé un tueur à gages afin de tuer son ex-femme.

Cette décision a suscité des critiques de la part des partis d’opposition et des organisations de défense des droits humains, qui ont dénoncé l’exclusion de milliers de détenus, emprisonnés pour leur participation à des événements politiques ou à cause de publications dans la presse ou sur les réseaux sociaux. Selon l’ÖHD, des lois telles que celle de l’amnistie de 2020 montrent à nouveau la différence de traitement des prisonniers politiques. « L’approche du gouvernement sur cette question passe toujours par le déni des faits, car traiter le problème signifie admettre son existence. L’État considère les prisonniers politiques comme des ennemis de la loi », déclare Istekli.

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