Turquie. La mémoire à vif du massacre de Gazi

Le 12 mars 1995 à Istanbul, des miliciens ultranationalistes s’attaquent au quartier populaire de Gazi, un bastion de la gauche où vivent de nombreux Kurdes. Dans la nuit, des habitants se rassemblent pour dénoncer l’inaction de la police. La répression féroce fera seize morts. Gazi a changé depuis, mais la population n’a rien oublié.

Affrontement entre la population de Gazi et l’armée, le 13 mars 1995
AFP Archive

« Les balles tirées par la police tombaient sur la foule comme une averse », se souvient Maside Ocak. « Quand je suis arrivée à Gazi, je n’étais pas choquée de voir le nombre de victimes, mais plutôt de constater qu’il y avait des survivants », raconte celle qui a alors perdu son frère Hassan, trente ans. Son corps a été retrouvé dans la forêt de Beykoz, 55 jours après son arrestation, défiguré par la torture. Comme plusieurs milliers de personnes, il avait rallié la manifestation spontanée devant le commissariat de Gazi le 13 mars 1995 à l’aube. En 24 heures, la répression des forces de l’ordre avait fait 16 victimes et plusieurs douzaines de blessés.

Quelques heures plus tôt, des assaillants à bord d’un taxi volé ouvraient le feu sur des commerces avant de prendre la fuite, laissant un mort et une dizaine de blessés. L’attaque fut attribuée à l’organisation secrète ultranationaliste Ergenekon, connue pour une série d’agressions armées et de meurtres contre des personnalités kurdes et arméniennes, ainsi que contre des membres des partis de gauche.

Gazi était une cible de choix : le quartier populaire construit dans les années 1980 abritait 30 000 personnes majoritairement kurdes alévis, une minorité religieuse dérivée de l’islam chiite, empruntant aussi au christianisme et aux cultes anatoliens préislamiques. Les gecekondular, sortes de bidonvilles, s’y étaient multipliés, peuplés de nombreux Kurdes contraints de migrer vers Istanbul pour fuir les affrontements qui faisaient rage dans le sud-est du pays, opposant l’État et le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) — considéré comme une organisation terroriste.

Partout dans le pays, les Kurdes alévis sont fréquemment au cœur des tensions avec le pouvoir et la population sunnite qui leur reprochent une trop grande tolérance religieuse et leur soutien aux mouvements et organisations nationalistes kurdes ou socialistes.

De l’impunité à la résistance

« Le massacre de Gazi a été le premier d’une longue liste de punitions imposée aux résidents du quartier », soutient Maside Ocak, dénonçant une oppression systématique de la minorité kurde alévie par les autorités turques. Le procès de ce massacre a débuté en 1997 à Trabzon, à plus de 1 000 km de Gazi. Deux policiers ont été condamnés à des peines légères, aucun des membres du groupe Ergenekon n’a été reconnu coupable. En 2005, la Cour européenne des droits de l’homme a condamné la Turquie en violation des articles 2 et 13 de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, ainsi que pour atteinte au droit à la vie et au recours judiciaire effectif. « Une peine insuffisante, selon Maside Ocak. Les familles ne voulaient pas simplement voir condamnés ceux qui ont appuyé sur la gâchette, mais aussi et surtout ceux qui ont donné les ordres ».

Constatant les limites du système judiciaire, les habitants de Gazi ont mis au point une autre forme de résistance. Elif1, une ancienne résidente d’une vingtaine d’années qui participait aux affrontements quasi quotidiens avec les forces de l’ordre, se souvient de l’époque où « les policiers ne pouvaient pas mettre un pied dans le quartier sans se faire passer à tabac ».

Nostalgique du temps où « les cocktails Molotov étaient plus forts que les gaz lacrymogènes » de la police, elle rappelle le rôle central des mouvements politiques de gauche au sein du tissu social de Gazi. Les organisations illégales d’inspiration marxiste : Parti communiste marxiste-léniniste (MLKP), Front révolutionnaire de libération du peuple (DHKP-C) ou encore PKK y étaient fortement représentées.

Une présence que Mosa Piroğlu, député stambouliote du Parti démocratique des peuples (HDP), explique par la marginalisation historique dont font l’objet les Kurdes alévis en Turquie :« Si l’État est si brutal à l’égard des quartiers populaires, c’est qu’il sait la menace qu’ils peuvent représenter pour le pouvoir, soutient-il, insistant sur le fait que Gazi représente plus qu’un massacre, c’est une insurrection contre l’oppression étatique ».

La Syrie et après ?

Entre deux pierres tombales, un amoncèlement de terre recouvre le corps d’un jeune militant, mort au Rojava syrien en 2015 en combattant dans les rangs du PKK.

« Gazi a perdu beaucoup de ses jeunes en Syrie », raconte Elif, le regard fixé sur la sépulture de ses amis tombés au combat. « Ici, il y a plus de morts que de vivants », ironise-t-elle, laissant échapper un faible : « Bienvenue à Gazi ! ».

Le conflit syrien, qui entame bientôt sa dixième année, a mobilisé un nombre important de combattants originaires de Turquie. D’après un recensement de l’Atlantic Council élaboré à partir des chiffres fournis par les Unités de protection du peuple (YPG), la branche armée du Parti de l’union démocratique (PYD) opérant au Rojava, 49 % des morts dans leurs rangs entre janvier 2013 et 2016 étaient de nationalité turque. Mais la participation de militants prokurdes dans le conflit syrien et le regain des tensions entre le PKK et Ankara à compter de 2015 n’explique que partiellement l’accroissement de la présence policière dans les zones à majorité kurde comme Gazi. Selon Musa Piroğlu, il s’agit plutôt d’une lutte de pouvoir interne menée par le Parti de la justice et du développement (AKP) pour écraser l’opposition. À la tête du pays depuis 2002, l’AKP a été ébranlé par la perte de grandes villes comme Ankara et Istanbul lors des dernières élections municipales, en mars 2019.

« Les quartiers kurdes comme Gazi à Istanbul ou Kadifekale à Izmir sont des forteresses de la gauche en Turquie », rappelle le député. Verre de thé après verre de thé, il s’étend sur les fissures au sein de la gauche que les rues de Gazi permettent aussi d’entrevoir : « L’État a d’abord essayé de contrôler la population à travers la répression politique et policière, enchainant les massacres et les assassinats politiques et les arrestations. Puis ils s’en sont pris au corps même de la société, en laissant s’installer des réseaux de trafic de drogue et de circuits de prostitution, contrôlés par les gangs de rues ».

Criminalisation et gentrification

Un quart de siècle après le massacre qui porte son nom, le quartier rouge d’Istanbul semble pourtant toujours en porter le deuil. Autrefois lieux de rencontre pour la gauche turque et kurde de la métropole, les cafés populaires de Gazi ont presque tous fermé ; la vague d’émigration syrienne récente et la gentrification ont chassé plusieurs familles vers les quartiers voisins, laissant les rues et places au crime organisé et aux forces de police qui se déplacent maintenant sans encombre là où, il y a quelques années, elles en étaient chassées par la force.

La cohabitation entre la police et les gangs de rues est vue d’un mauvais œil par les résidents qui ont connu « le Gazi d’avant ». Pour Dilan2, une commerçante qui tient boutique sur l’avenue principale depuis plus de vingt ans, « L’État a ouvert la voie aux criminels pour qu’ils s’enracinent ici. C’est le seul moyen qu’ils ont trouvé pour briser l’ADN révolutionnaire du quartier ! »

La hausse de criminalité n’est pas le seul signe de changement à Gazi. De nouvelles constructions remplacent peu à peu les gecekondular, des pâtés de maisons entiers ont été rasés puis remplacés par de nouvelles constructions, suivant en cela le programme de l’AKP, qui repose en grande partie sur le développement de l’immobilier et des infrastructures.

Après la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016, une vague de répression majeure a également frappé les membres d’organisations politiques d’opposition légales ou illégales. « Toute une partie du voisinage a été relocalisée en prison », s’indigne ironiquement cet autre résident, le regard absent. Interrogé sur ce qu’il reste de la mémoire du massacre de Gazi, il lève la tête, hausse les sourcils et désigne du menton une voiture de police garée à l’intersection de deux rues.

Saturés de graffitis par plusieurs décennies de combats politiques, les murs des bâtiments sont aujourd’hui systématiquement recouverts de peinture grisâtre par les autorités. Sur l’une des façades, l’employé en charge de dissimuler les slogans a contourné un portrait au pochoir : celui d’Hassan Ocak, le frère que Maside continue de pleurer, 25 ans après sa mort.

1Son prénom a été modifié.

2Son prénom a été modifié.

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