Sur un terrain vague poussiéreux, une trentaine de conteneurs sont coincés entre une route et des pylônes électriques. Assis sur une chaise en plastique, Adnan Güzelmansur regarde des jeunes jouer au foot. Cet ancien restaurateur habite aujourd’hui une ville de conteneurs située à 17 kilomètres au nord du centre d’Antakya, qu’il administre au nom d’Akut Vakfi, une ONG spécialisée dans la gestion des catastrophes et des situations d’urgence.
Contrairement à sa femme et à ses enfants, il a fait le choix de rester dans sa région natale. « Je suis comme une pierre trop lourde pour être bougée », s’amuse le quinquagénaire en sirotant son thé.

Comme les quelque 1,5 million d’habitants de la province d’Hatay, au sud de la Turquie, sa vie a basculé le 6 février 2023. Un tremblement de terre de magnitude 7,8 a officiellement entraîné la mort d’au moins 60 000 personnes. À Antakya, la plus grande ville de la région, environ 70 % des immeubles se sont effondrés. Le restaurant d’Adnan, situé dans le centre-ville, n’a pas été épargné.

Une reconstruction précipitée
La province d’Hatay compte 263 villes conteneurs, principalement administrées par l’agence gouvernementale de gestion des catastrophes et des situations d’urgence en Turquie (AFAD), où s’entassent environ 280 000 personnes en attente d’une solution de relogement. Malgré la promesse du président Recep Tayyip Erdoğan de « remettre Hatay debout en moins d’un an », force est de constater que, plus de deux ans après, les ruines sont partout et la poussière omniprésente.

Le président turc avait promis la construction de 650 000 logements pour reloger les sinistrés. Mais à ce jour, seulement 40 000 ont été construits, pour la plupart par TOKI, l’administration publique chargée des logements sociaux en Turquie.
A peine 6 000 sont occupés. En cause, des appartements bâtis dans la précipitation, mal raccordés à l’eau ou à l’électricité, situées dans des terrains parfois instables. Le 12 décembre 2024, la mort d’une famille de quatre personnes intoxiquées au gaz pendant leur sommeil a suscité une vive polémique. Lors des commémorations du deuxième anniversaire, le 6 février 2025, des tensions ont éclaté entre les manifestants et les forces de l’ordre, entraînant plusieurs arrestations. Malgré les dizaines de grues qui surplombent le ciel d’Antakya, les travaux sont considérés par les habitants comme trop lents, et les nouveaux immeubles, peu solides.


Selon la journaliste Gülnur Saydam, « toutes les constructions faites par des entreprises proches du gouvernement sont à risque et la corruption est toujours très présente ». Originaire d’Hatay, elle couvre l’actualité de la région pour la chaîne privée Sözcü TV. « Après le traumatisme du séisme, les habitants préfèrent économiser pour construire leur propre maison. Ils ne font plus confiance à TOKI qui représente le gouvernement. »

Une solution temporaire devenue permanente
Après le séisme, certains ont perdu leur logement à cause de la spéculation. C’est le cas de Songül Iflazoğlu. Son appartement a très bien résisté à la catastrophe, mais le propriétaire en a profité. Il a fait passer le loyer de 2 000 lires par mois à 20 000 (500 euros). « Je ne pouvais plus me le permettre », explique-t-elle. Pour ces personnes exclues du dispositif officiel d’aide au logement — réservé aux habitations gravement endommagées — l’ONG Akut Vakfi offre des hébergements temporaires. « Ici, nous accueillons aussi des femmes seules et des personnes qui ne peuvent plus payer leur loyer », explique Adnan.

La destruction des infrastructures agricoles et industrielles de la région, combinée à l’inflation galopante que connaît la Turquie, a fait exploser les prix des denrées alimentaires. Désormais obligée de cumuler deux emplois, Songül habite seule avec sa fille de 9 ans dans son conteneur de 21 mètres carrés. Elle a pu aménager une petite terrasse à l’avant, quand d’autres vont jusqu’à construire des murs de tôles et de briques pour étendre leurs pièces de vie.


« Au début, c’était très dur, je me sentais enfermée », poursuit Dilber Olgun, la voisine et amie de Songül. « Les conteneurs sont collés, on voit tout, on entend tout. C’est une épreuve de repartir à zéro et construire des liens avec des inconnus », souffle-t-elle. Avant le tremblement de terre, elle possédait trois voitures, une maison de 180 mètres carrés et allait chez le coiffeur tous les mois. « Aujourd’hui, nous sommes trois dans un conteneur et je porte des chouchous pour cacher mes cheveux », sourit-elle.

À 24 ans, sa fille Ece prépare un examen d’anglais pour partir étudier au Royaume-Uni :
Pour ma mère et ma famille, je veux gagner de l’argent et préparer l’avenir. Ici, tout est fade, tout est triste. Beaucoup de conteneurs présentent des fuites d’eau, d’autres connaissent des coupures d’électricité. Quand il pleut, les gouttes frappent le toit dans un grondement assourdissant. Malheureusement, cette solution temporaire est devenue permanente.
« C’était comme un rêve »
Dans la banlieue ouest d’Antakya, la ville conteneur d’Ekinci s’étend sur plus d’un kilomètre. Ici, des milliers de sinistrés sont entassés dans plus de 500 préfabriqués. Dans une des allées, plusieurs femmes prennent un thé au soleil. Elles plaisantent et se taquinent. Mais cette bonne humeur apparente cache des blessures encore profondes. « Si l’on continue de sourire, c’est pour préserver nos enfants, sinon on pleurerait tous les jours », confie l’une d’elles.

Ces mères de famille ne se connaissaient pas avant le séisme. Aujourd’hui, elles vivent à quelques mètres les unes des autres : « Nous sommes toutes très solidaires, car nous avons vécu le même désastre. Arabes, sunnites ou alévies, peu importe, nous sommes devenues une famille. » Toutes étaient locataires avant que leur logement ne soit complètement détruit par le séisme. Certaines familles ont signé des contrats de six ans pour bénéficier d’un conteneur. D’autres ont même prolongé jusqu’à huit années. La doyenne du groupe explique :
On a dormi pendant trois semaines dans une voiture, puis pendant six mois dans une tente. Avoir un conteneur, c’était comme un rêve. Aujourd’hui, nous sommes prêtes à vivre plusieurs années ici. Le tremblement de terre nous a fait réaliser à quel point la vie est précieuse.

Résignées, certaines familles vivent jusqu’à sept dans le même conteneur. Avec l’hiver et le mauvais temps, l’enfermement peut devenir insoutenable. « Cette situation met nos mariages en péril, les divorces augmentent. »
« Ma plus grande peur est d’oublier »
Dans le centre-ville d’Antakya, difficile de se dire que deux ans se sont écoulés depuis la tragédie. Des tonnes de gravats s’accumulent autour des routes et des centaines de maisons endommagées attendent encore d’être détruites par les bulldozers.

Une fine couche de poussière, potentiellement très dangereuse à cause de la présence d’amiante dans les décombres, balaie le paysage et s’accumule sur les voitures. « On est comme dans une zone de guerre », ironise Ela, 22 ans. Elle a grandi ici, mais vit désormais à Istanbul où elle étudie le droit :
Les dégâts sont tels qu’on ne reconnaît même plus l’emplacement des rues. Quand les bâtiments ont été détruits, c’est comme si une partie de nous, de notre mémoire, avait été effacée. Ma plus grande peur est d’oublier, de ne plus me souvenir à quoi ces rues ressemblaient.

Plus de deux ans après le désastre, la nuit orageuse du 6 février 2023 reste dans toutes les mémoires et revient constamment. Dans les mois qui ont suivi, Songül Iflazoğlu a essayé de vivre dans un nouvel appartement, mais par peur des répliques, elle est partie. Elle a ensuite déménagé dans une autre ville, mais la solitude et l’inconnu l’ont ramené à sa province natale. C’est finalement dans son conteneur qu’elle a fini par s’installer. Car malgré tous les problèmes liés à cette situation, c’est là qu’elle, et beaucoup d’autres, se sentent le plus en sécurité.

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