L’est de la Turquie flambe à nouveau depuis le massacre de Suruç du 20 juillet 20151. Ces dernières années, on n’avait pas été témoin d’un tel niveau de violence depuis les journées de début octobre 2014. Au 21 août, on comptait déjà trois fois plus de personnes décédées que durant cette tragique séquence des 7-12 octobre 2014 où 42 morts avaient été déplorées. Aussi, pour beaucoup d’observateurs, on vivrait un retour au cauchemar des années 1990 : mêmes premières pages des journaux à grand tirage, mêmes scènes d’enterrement de policiers ou de soldats, mêmes veuves et orphelins en pleurs, mêmes images de bombardements aériens, même omniprésence du drapeau national, même instrumentalisation politicienne des événements, même rhétorique du martyre et de la vengeance de part et d’autre, mêmes appels à l’unité nationale, mêmes scènes de lynchage... N’y-a-t-il pas pourtant d’importantes différences ?
Une dimension urbaine croissante
Une première différence réside dans les terrains de la violence. Alors que dans les années 1990, le centre de gravité de celle-ci était situé dans les montagnes, les affrontements actuels se déploient aussi dans les villes. Et jusque dans les métropoles de l’ouest, comme le prouvent l’attaque contre le poste de police de Sultanbeyli le 10 août et la mort d’un jeune à Esenler le 18 août. Il y a une raison simple à cela, qui tient au fait que depuis 1990 la population kurde s’est considérablement urbanisée, en partie par la force. Les violences dans les zones rurales ont en effet entraîné une migration massive — des déplacements forcés (zorunlu göç) vers les centres urbains du Kurdistan comme vers ceux de l’ensemble de la Turquie. Le très faible nombre de « protecteurs de village » parmi les victimes de cet été peut être considéré comme un indice de cette mutation.
Cengiz Güneş, de l’Open university, considère que le premier soulèvement populaire urbain kurde (serhildan) remonte au 15 mars 1990, à l’occasion de l’enterrement d’un guérillero kurde dans la petite ville frontière de Nusaybin (département de Mardin). Par la suite, ces soulèvements urbains protestataires (et non violents) seront liés aux enterrements, aux festivités du nouvel an (Newroz) ou aux commémorations des dates du calendrier spécifique du mouvement kurde. Mais dans ces années, les villes ne font que répercuter ce qui se passe dans les zones d’affrontement, quasi exclusivement rurales.
Après 2000, le mouvement kurde armé se réorganise pour tenir compte de ces mutations démographiques/sociologiques et déploie avec l’Union des communautés du Kurdistan (KCK, Koma Civakén Kurdistan)2 une stratégie plus franchement urbaine qui peut en outre s’appuyer sur des pouvoirs locaux aux mains d’un parti kurde légal, ce qui n’existait pas au même degré dans les années 1990. L’émergence du Mouvement de la jeunesse patriote révolutionnaire (YDG-H), acteur central des violences de ces jours, est récente et témoigne bien de cette relocalisation du dispositif combattant3.
À cet égard, on peut parler d’une sorte d’« intifadaïsation »4 de la résistance kurde. Mais certains assassinats « urbains » de policiers ou de militaires (comme celui du 28 juillet 2015 à Şemdinli) rappellent cependant les méthodes du Hizbullah turc dans les années 1990.
Le rôle phare pris par la police
La deuxième différence a trait aux acteurs de la violence. Alors que dans les années 1990 l’armée était au cœur des affrontements et du dispositif sécuritaire — avec les protecteurs de village comme supplétifs —, il apparaît que la police a désormais pris les devants. Ce changement s’explique à la fois par le glissement vers les centres urbains évoqué plus haut et par une restructuration des forces de sécurité, orchestrée par les gouvernements AKP au bénéfice de la police et aux dépens des forces armées turques. En outre, la gendarmerie a été rattachée au ministère de l’intérieur et une redéfinition des responsabilités entre forces de l’ordre a été opérée, qui donne clairement le primat à la police, et notamment aux Équipes d’opérations spéciales (ÖHT). Au cours des années 2000, par une série de décisions, la police s’est vue confier de nouvelles responsabilités à l’est, qu’elle n’avait pas au préalable.
Le chaos extérieur comme ressource pour tous les acteurs
Autre différence importante : dans les années 1990, le contexte extérieur n’a pas été instrumentalisé comme il l’est actuellement par l’ensemble des acteurs de la violence. Si la situation en Irak n’était alors pas brillante, elle n’avait rien à voir avec le chaos syrien actuel. Et surtout les violences en Turquie ne se nourrissaient pas des violences hors de Turquie. À présent, les forces de sécurité utilisent le prétexte syrien pour régler des comptes en interne. Et le mouvement kurde armé de Turquie se nourrit symboliquement et matériellement de la résistance des Unités de protection du peuple (YPG)5 contre l’organisation de l’État islamique en Syrie : des hommes parfois aguerris circulent, des armes sans aucun doute aussi, entre les fronts interne et externe. C’est cette superposition/indifférenciation des fronts qui est nouvelle. La Syrie est devenue une source de légitimation, une référence omniprésente et un réservoir d’armes et de combattants pour le conflit renaissant en Turquie.
Dernière différence majeure : dans les années 1990, la « question kurde » sous sa forme négociée n’était pas à l’agenda politique turc, à l’agenda déclaré en tout cas, alors qu’elle l’est sérieusement depuis la fin des années 2000. Malgré toutes les violences actuelles, quelque chose a changé dans la société turque — et dans l’électorat — comme dans l’appareil d’État, qui semble assez irréversible. Certes, des réflexes dénégateurs et assimilationnistes subsistent, dont on n’a actuellement que trop d’illustrations inquiétantes, et que les violences vont amplement réveiller. Cependant la question a été prise en charge de façon très poussée par l’État turc, jusqu’à ce que des négociations avouées soient initiées avec la guérilla, et par l’opinion publique. Un retour en arrière qui compromettrait toutes les avancées ne paraît pas possible. Des Turcs (ethniques) ont voté en juin 2015 pour un parti qui est l’avatar des partis légaux kurdes qui dans les années 1990 ne s’adressaient qu’à une frange réduite et ethnique de la population. Cet apparent paradoxe entre la maturation du « dossier kurde » dans l’agenda politique turc et le retour aux actions violentes constitue certainement l’une des caractéristiques de la situation actuelle, finalement assez inédite.
En définitive, on peut dire que deux territoires de violence connectés coexistent désormais. Un territoire hérité des années 1990, qui voit s’affronter forces de sécurité turques (surtout l’armée) et guérilla organisée ; et un autre, dont la cristallisation est le fruit de la radicalisation d’une jeunesse qui trouve ses référents, son expérience (et ses armes ?) dans le combat actuel des Kurdes de Syrie. Et si les bombardements de l’aviation turque et les attaques de postes militaires par la guérilla continuent, ce qui se joue dans les villes est nouveau et voit davantage une population jeune, héritière radicalisée des soulèvements des années 1990, livrer une guérilla urbaine en voie de professionnalisation contre les forces de police, devenues l’acteur principal de la résolution musclée de la question kurde.
La déclaration du centre d’information de la Force de défense du peuple (HPG)6 du 18 août 2015 laisse même entendre que si la répression des « soulèvements autonomistes »7 se poursuit, la guérilla pourrait investir le terrain urbain dont elle s’est tenue éloignée jusqu’à présent. La descente durable8 des combattants des montagnes dans les villes marquerait un changement dont les conséquences sont difficilement prévisibles à ce jour… Jamais sans doute le mouvement kurde n’aura été aussi écartelé entre des registres d’action qui à la fois se nourrissent et se contredisent les uns les autres.
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1Avant cette triste date, des violences avaient eu lieu l’an dernier : le 19 août 2014 (1 soldat tué à Saray/Van), le 25 août 2014 (1 policier tué à Kayapınar/D.), le 26 août 2014 (1 policier tué à Kayapınar/D.) et le 29 octobre 2014 (un soldat tué en pleine ville à Bağlar/Diyarbakır). Voir aussi pour les années précédentes : « Quelques remarques sur la géographie des affrontements de l’année 2007 dans l’est turc », Diplomatie, n°30, janvier-février 2008, p. 64-68.
3Une autre appellation pour désigner ces acteurs urbains est apparue sur les réseaux sociaux après l’attaque d’un poste de police à Sultanbeyli, banlieue anatolienne d’Istanbul, le 10 août 2015 : l’Union de défense du peuple (HSB). Cette dernière paraît reprendre le concept utilisé actuellement par certaines composantes du mouvement kurde, celui d’autodéfense (öz savunma).
4Le terme kurde de serhildan étant l’équivalent de l’arabe intifada ; les moyens utilisés dans les premiers serhildan étaient équivalents à ceux utilisés dans la première intifada (de 1987) dite « intifada des pierres ».
5NDLR. Branche armée du Parti de l’union démocratique (PYD) syrien, lui-même affilié au PKK.
6NDLR. Branche armée du PKK créée en 2000 en remplacement de l’Armée populaire de libération du Kurdistan.
7Des déclarations d’autogestion (özyönetim) ou d’autonomie (özerklik) valant rupture avec l’État turc y ont été faites localement à partir du 10 août 2015 : soit, successivement, à Şırnak-centre, Silopi, Cizre (12 août), Nüsaybin, Yüksekova (13 août), Varto, Bulanık, Hakkarî-centre, Sur (Diyarbakır), Silvan (15 août), Edremit/Van, Başkale/Van (16 août) et Hezan/Bitlis (19 août). Celles-ci ont été perçues comme d’inacceptables provocations par le pouvoir central.
8Il y a toujours eu des descentes « discrètes » de combattants : soit homéopathiques, pour le ressourcement et l’approvisionnement ; soit pour des opérations nocturnes ciblées et spectaculaires. Ce qui est annoncé — et formulé comme une menace — relève d’une autre logique d’affrontement, le HPG s’associant aux jeunesses urbaines armées.