Élections en Turquie. Les rêves brisés des manifestants de Gezi

En Turquie, le second tour de l’élection présidentielle n’est pas la seule marque au calendrier. Il y a dix ans, le dimanche 28 mai 2013, le « mouvement de Gezi » débutait. Un tournant dans la politique du gouvernement du Parti de la justice et du développement (AKP) et de son leader, le président Recep Tayyip Erdoğan.

Gezi Park, 15 juin 2013

« Qu’est-ce que ça veut dire, faire de la politique ? », demande Esin, 34 ans. Sans attendre de réponse, elle replonge dans ses pensées, le regard triste.

Place Taksim, j’avais l’impression que nous étions en train de réinventer notre pays, de le changer. J’étais naïve, j’ai cru que nous avions le pouvoir, que le régime avait compris qu’il ne pouvait pas tenir sans nous. Mais regardez-le aujourd’hui. Et regardez-nous…

La jeune femme a quitté la Turquie un an après avoir été arrêtée en marge des manifestations de Gezi. À l’été 2013, plus de 3 300 personnes ont été arrêtées dans le cadre des rassemblements qui avaient lieu dans presque toutes les provinces du pays pour protester contre l’orientation autoritaire prise par le gouvernement du Parti de la justice et du développement (AKP). Si entre 2002 et 2010, « on a un gouvernement qui fait des réformes, qui donne l’impression de libéraliser le pays », comme le rappelle Jean Marcou, professeur des universités à Sciences Po-Grenoble, des « signes de rigidification » s’étaient fait sentir depuis 2011.

« Nous étions des millions »

Originaire du district de Beyoğlu, au cœur de la capitale économique, Esin était aux premières loges le mai 2013, lorsque les manifestations contre la restructuration de la place Taksim et la destruction du parc Gezi pour le remplacer par centre commercial ont commencé. Le « mouvement Gezi » venait de voir le jour.

Premiers opposants au projet, des riverains comme elle et des militants écologistes occupent le parc. Ils sont une cinquantaine à être délogés brutalement par les forces de l’ordre, ce qui met le feu aux poudres. Très vite, le mouvement s’étend à presque toutes les provinces turques. Fidan, 43 ans, n’a rejoint les manifestations à Istanbul qu’à partir du 31 mai. Il lui a fallu quelques jours pour « comprendre ce qui était en train d’arriver », dit-elle : « C’était si inattendu. Un jour, j’avais l’impression d’être la seule à être contre le régime, et le lendemain, nous étions des millions ».

Les revendications aussi s’élargissent, allant de l’opposition à la politique des grands travaux urbains à Istanbul à celle de l’islamisation, qui se manifeste notamment dans les restrictions apportées au droit à l’avortement, ou encore à la commercialisation de l’alcool et la publicité autour. Esin rappelle aussi que « les promesses du gouvernement n’ont pas été tenues ». La promesse de libéralisation politique et économique portée par l’AKP depuis le début de sa gouvernance, en 2002, a notamment été déçue. Cette première période a pourtant été marquée par des « résultats économiques plutôt bons », soutient Jean Marcou, des résultats qui encouragent la jeunesse à « penser leur avenir en Turquie ». On observe alors un retour au pays de nombreux membres de la diaspora, voire même l’installation de personnes d’origine turque qui n’avaient jamais vécu dans le pays auparavant.

Les manifestations se poursuivront tout l’été, la répression aussi. Amnesty International dénonce l’emploi, par les forces de l’ordre, « d’une force inutile et excessive pour prévenir et disperser des manifestations pacifiques ». Aux milliers d’interpellations s’ajoutent des arrestations ciblées, notamment celle de l’homme d’affaires et figure de la société civile Osman Kavala, condamné à la perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle pour « tentative de renversement du gouvernement ». Accusées de l’avoir « aidé », sept autres personnes servent actuellement une peine de 18 ans de prison.

2013, une année charnière

Le parc Gezi n’a finalement jamais été rasé, mais les autres revendications des protestataires n’ont pas été entendues. Le gouvernement de l’AKP, toujours en place, a obtenu une majorité aux élections législatives du 14 mai 2023 avec 42 % des voix. Dix ans plus tard, Esin en dresse d’ailleurs un bilan sombre : « Nous n’avons rien obtenu de l’AKP [en 2013], si ce n’est la peur, la répression, la privation de toutes nos libertés et de tous nos espoirs pour notre pays ».

Si l’héritage de Gezi n’a pas empêché le maintien au pouvoir de l’AKP, Jean Marcou souligne toutefois que 2013 a été « une année charnière » dans l’histoire politique turque : « C’est la fin de la première décennie de l’AKP [au pouvoir], et l’ouverture d’une nouvelle où un certain nombre de problèmes politiques apparaissent », explique-t-il, à commencer par le début de la guerre ouverte entre Erdoğan, alors premier ministre, et Fetullah Gülen, prédicateur et entrepreneur puissant et ancien allié de l’AKP jusqu’à ce qu’un certain nombre de désaccords en fassent l’ennemi du pouvoir. Au même moment a cours la dernière tentative de règlement politique de la question kurde à ce jour, qui se soldera par un échec. La réponse politique et policière brutale au mouvement de Gezi confirme également le tournant répressif de l’AKP.

À la suite du mouvement et avec l’élection d’Erdoğan comme président en 2014, on observe « une répression non seulement contre ceux qui étaient les opposants vis-à-vis de l’AKP depuis le début, mais également une répression de ses anciens alliés », note Jean Marcou. Une répression en roue libre, qui culmine après la tentative de coup d’État de 2016, dont le pouvoir attribue la responsabilité à Gülen et ses partisans.

Le choix de l’exil

« L’objectif central de Gezi n’a jamais été de renverser Recep Tayyip Erdoğan », rappelle le professeur, contredisant le discours officiel qui tentait, selon lui, de « faire passer [le mouvement] comme une tentative de putsch, s’inscrivant dans la longue histoire des putschs en Turquie. […] À partir de Gezi, on commence à entrer dans un processus où beaucoup de gens vont commencer à s’exiler, y compris pour des raisons politiques », ce qui n’était pas le cas depuis l’arrivée de l’AKP au pouvoir, à l’exception des militants kurdes. Fidan se compte parmi ces « exilés de Gezi ». Bien qu’elle n’ait quitté la Turquie qu’en 2018, elle fait remonter les racines de son départ à cinq ans plus tôt. À l’époque, se remémore-t-elle,

j’ai vécu très durement la répression. Je ne dormais plus la nuit, pendant des mois […] j’étais incapable de penser à autre chose, de vouloir faire autre chose que retourner dans la rue, même si, au fond, j’avais très peur.

Installée à Paris, elle affirme aller beaucoup mieux. « C’était nécessaire, pour moi, de penser et de pouvoir parler librement ».

Si Esin vit aussi désormais en Europe et ne retourne que rarement dans son pays d’origine, elle dit craindre pour la sécurité de ses proches. « Chaque fois que je parle à mes amis d’Istanbul, je sens que la situation est pesante pour eux, qu’ils sont déprimés, anxieux. Ce n’est pas qu’une question économique », précise-t-elle, en référence à la crise économique et inflationniste qui frappe le pays, ajoutant qu’« ils vivent avec la peur constante d’être arrêtés et emprisonnés, simplement parce que leurs convictions sont très loin [de celles] du régime ».

Dix ans après Gezi et vingt ans après le début de règne de l’AKP, la victoire d’Erdoğan aux élections présidentielles pourrait avoir « un impact significatif » sur les migrations, déclarait au Neue Osnabrücker Zeitung, le 6 mai 2023, Haci-Halil Uslucan du Center for Turkish Studies and Integration Research de l’université de Duisburg-Essen, en Allemagne. D’après Usclucan, la réélection d’Erdoğan « pourrait signifier un système encore plus répressif, et plus de personnes quitteront la Turquie ».

Une inquiétude partagée par Esin, qui lâche ironiquement un « longue vie à l’AKP ! », en allumant une cigarette qui a vite fait de remplir l’air de son petit appartement en exil — qu’elle ne quittera pas de sitôt.

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