Une affaire de « sécurité nationale »
Les accusations se multiplient. Les réseaux sociaux représentent la « pire menace pour la société »1. Il faut les mettre au pas, c’est une affaire de sécurité nationale. Une chasse au cyber-activiste s’engage ; les noms de certains utilisateurs du Net sont rendus publics. Les journalistes sont accusés. Il leur est reproché d’avoir présenté la révolte comme étant « innocente » et « juste », exagérant ainsi l’action des forces de police. Bien entendu, la presse internationale est leur alliée. Le complot contre le régime est autant intérieur qu’international. Le Brésil est leur prochaine proie. Là comme là-bas sévit la même main manipulatrice. « Ils (les médias) sont contrôlés à partir du même centre. Ils font ce qui est en leur pouvoir pour parfaire au Brésil ce qu’ils n’ont pas réussi à faire en Turquie. Même jeu, même piège, même objectif », indique le premier ministre dans son discours de Samsun (23 juin 2013).
De fait, les réseaux sociaux turcs accompagnent la contestation populaire. Facebook, Twitter, You Tube, Flickr ou Tumblr agrègent des révoltés solitaires et disparates, font circuler une information souvent inaccessible sans eux, créent et diffusent des mots d’ordre, coordonnent en temps à peine différé l’organisation de mouvements et excitent même la colère face à la répression de la police, qu’ils jugent disproportionnée. Erdoğan peut s’en plaindre à bon droit. Ils ont leur part de responsabilité dans le développement des soulèvements mais n’ont pas inventé la protestation populaire, ni exagéré la répression policière. Ils ne font que relayer et amplifier une exigence de liberté, ce que le premier ministre ne reconnaît toujours pas. Les critiques contre les réseaux sociaux et les médias lui permettent de faire l’économie de l’examen des raisons profondes du soulèvement d’Istanbul et d’ailleurs en Turquie.
Affrontement en mots-dièses
Twitter a été largement mis à contribution pendant les manifestations. Trois jours après le début de la révolte, le mot-dièse « #direngezipark » a déjà été utilisé dans 1,8 million de tweets, le double du premier mot-dièse – « #jan25 » — envoyé pendant la révolution égyptienne2. Rien que dans la première semaine des manifestations dans le parc Gezi d’Istanbul, plus de 15 millions de tweets ont utilisé les mots-dièses « #occupygezi », « #direngeziparki », et « #geziparki ». Quatre-vingts pour cent des tweets ont été envoyés depuis la Turquie, pourcentage considérable quand on le compare aux 35 % relevés en Égypte3. Tout aussi remarquable, 88 % des tweets ont été rédigés en turc, contrairement aux cas tunisien ou égyptien où le français et l’anglais étaient largement utilisés aux côtés de l’arabe4.
Stefan Füle, commissaire européen à l’élargissement, utilise Twitter pour regretter qu’Erdoğan ne dialogue pas avec les manifestants. C’est par Twitter que l’ambassade américaine à Ankara dément les informations du gouvernement turc selon lesquelles 17 personnes avaient été tuées pendant les manifestations de Occupy Wall Street5. Un groupe de pirates informatiques anonymes prétend avoir pénétré le site du Haut Conseil de la radio et de la télévision, via son compte Twitter, parce qu’il avait sanctionné Halk TV, Ulusal TV, CEM TV et EM TV, des chaînes privées qui avaient couvert les événements de Taksim6. Les médias qui se sont autocensurés reçoivent un « #mediapourri » bien senti. Des dizaines de milliers de tweets conseillent d’éteindre la télévision impuissante à dire ce qui se passe à Taksim (« #BugünTelevizyonlarıKapat », ou « éteignez la télévision aujourd’hui »). Il n’est pas excessif d’affirmer que les réseaux sociaux ont pris la place des grands médias turcs pendant plusieurs jours.
Le maire d’Ankara, Melih Gökçek, appelle ses suiveurs à utiliser massivement « #stoplyingCNN » (« #stop aux mensonges de CNN ») pour que cette accusation figure en tête de liste des utilisateurs mondiaux7. Il semble qu’il y ait partiellement réussi. D’autres tweets gouvernementaux apparaissent, porteurs de messages puisés au même puits : « #YouCANTstopTurkishSuccess » (« Vous ne pourrez pas arrêter la réussite turque »), « #GoHomeLiarCNNbbcANDreuter » (« Rentrez chez vous menteurs de CNN ET de Reuters »). Le maire d’Ankara demande à ses suiveurs de diffuser le tweet « #Gerit est un agent qui travaille pour les Britanniques », ce qui lui vaut en retour une avalanche de messages des cyber-activistes : « #Melih Gökçek est un provocateur »8. Maudit mot-dièse.
Les accusations
Ce n’est pas la première fois que le gouvernement turc s’en prend aux réseaux sociaux. En 2012, le ministre des transports et de la communication, Binali Yıldırım, menaçait d’interdire Facebook et Twitter au motif qu’ils représentaient, déjà, une menace pour la sécurité publique. Les réseaux sociaux, indiquait-il, peuvent agir comme des catalyseurs pour les confrontations religieuses et ethniques « en temps de crise », entendez : chaque fois que le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) fait parler de lui. Les révolutions égyptienne, libyenne et tunisienne n’étaient évidemment rien d’autre que des « révolutions de la communication ».
En ce mois de révolte turque, les accusations contre les réseaux sociaux sont variées : « diffusion de mensonges », « insultes au premier ministre » et à des « représentants de l’ordre public », « dans le but de terroriser la société », « incitations à la sédition »9, etc. Le vice-premier ministre, Bekir Bozdag, y ajoute : « obscénités et insultes proférées électroniquement » à l’encontre de personnes publiques, insultes qu’interdit la loi turque10. Une liste de plusieurs dizaines de personnes ayant outragé Erdoğan et des représentants de l’État a été remise au procureur. Selin Gerit a été victime de cette chasse aux émeutiers. Journaliste turque de la BBC, elle a été accusée de trahison par Erdoğan lui-même. Devant les dénégations de la BBC, le premier ministre a complété son accusation en affirmant qu’elle « faisait partie du complot dirigé contre son propre pays ».
Contrôle des réseaux sociaux et des médias
Le rythme des manifestations s’étant ralenti, les autorités s’attellent au contrôle de l’activité des réseaux sociaux et des médias. Elles essaient de contraindre Twitter à avoir un bureau de représentation en Turquie. Les menaces de censure ne sont pas loin. You Tube avait été interdit jusqu’en octobre 2012 pour la même raison. Il n’a été autorisé à fonctionner que lorsque Google, son propriétaire, a accepté d’ouvrir un bureau en Turquie. Il risque aujourd’hui d’avoir à payer une amende de 30 millions de livres (15,6 millions d’euros) pour n’avoir jamais payé d’impôt en Turquie11.
Facebook est obligé de démentir avoir fourni des données personnelles sur ses usagers comme Binali Yıldırım lui en a fait la demande. Pendant les manifestations, l’accès à Internet est régulièrement interrompu. Des dizaines de services de Google sont l’objet de restrictions. Le ministre Binali Yıldırım annonce qu’un « centre pour répondre aux cyber-menaces » (USOM, dans son acronyme turc) a été créé12. Des échanges et des croisements d’information seront possibles.
À peu près au même moment, le ministre de l’Intérieur, Muammer Guler, évoque un projet de loi pour sévir contre les usagers des médias sociaux qui diffusent des « informations provocantes »13. Sont concernés ceux qui ont envoyé 5 millions de tweets dans les premiers jours des manifestations. Certains sont en prison.
Une semaine après le début des manifestations, une quinzaine de journalistes turcs et étrangers ont déjà été blessés14. Arrestations, menaces, confiscations de matériel sont monnaie courante. On se souvient alors que 67 journalistes turcs sont en prison pour avoir enfreint les lois sur le terrorisme, la sécurité de l’État ou sur les insultes15.
On remarque que les médias ont été étrangement discrets au début de la révolte, puis qu’ils l’ont présentée de manière peu conforme à la réalité. NTV, CNN Türk (qui a préféré diffusé le 1er juin un reportage sur les pingouins plutôt que les manifestations de Taksim), Haber Türk, Kanal D, ATV, Star TV, Show TV et TRT sont rendues responsables de cette distorsion. Les journaux Star, Sabah et HaberTürk sont critiqués pour les mêmes raisons. L’autocensure est un réflexe acquis de longue date.
Les autorités entendent réduire le champ d’action de ces technologies en réseaux sociaux qui, par définition, se positionnent face à elles. La colère et les revendications des manifestants s’expriment dans la rue mais aussi dans cet espace qu’est la toile. Contrairement à la rue, ces technologies échappent en grande partie au contrôle de l’État, même lorsqu’il censure, réprime, menace ou s’immisce dans les réseaux sociaux pour faire passer sa propre propagande. Bizarrement, la démocratie turque craint cet espace périphérique. L’accepter dans le champ politique contredirait la nature autoritaire du régime. Même démocratiquement élues, les élites gouvernementales se perçoivent comme les propriétaires vigilants d’un espace politique auquel les usagers privés des réseaux ne sont pas invités. Les tolérer dans la sphère privée va à l’encontre de leur volonté de contrôle. Les coopter est quasiment impossible. Les combattre et les intimider fait partie de leur panoplie. Outre l’intimidation, la condamnation, la dénonciation, l’incarcération, les pressions psychologiques, il reste la « claque ottomane »16 promise par le ministre Yıldırım à tous ceux qui ne se soumettraient pas, notamment les sites d’hébergement de données.
Taksim n’est que l’un des épisodes qui montre que les États ne peuvent gagner la guerre frontale contre les techniques en réseaux et leurs usagers. Ces techniques s’enrichissent régulièrement, en qualité, en rapidité de transmission de données et en miniaturisation. On peut parier que les mini-drones privés, déjà utilisés à Taksim, vont se multiplier. Leurs images ajouteront aux informations déjà disponibles sur internet. Les usagers d’internet, même enfermés dans leur pratique solitaire, gagnent en conscience collective. S’y opposer est un leurre. Les gouvernants n’ont pas d’autre solution que de s’adapter à cette réalité insaisissable en organisant démocratiquement le nouveau pouvoir dont se dotent les citoyens. Seul un modus vivendi, codifié dans la légalité, est de nature à apaiser les relations entre gouvernants et gouvernés. Le premier ministre est « malmené non pas tant par les événements que, surtout, par ce qu’il pense des événements » (Montaigne, Les Essais).
Les articles présentés sur notre site sont soumis au droit d’auteur. Si vous souhaitez reproduire ou traduire un article d’Orient XXI, merci de nous contacter préalablement pour obtenir l’autorisation de(s) auteur.e.s.
1« Turkey’s PM : social media is ’worst menace to society’ », Wired, 3 juin 2013.
2Verda Özer, « Twitter versus Prime Minister Erdoğan », Hurriyet Daily News, 11 juin 2013.
3Güneş Kömürcüler , « Tweet matters between Taksim-Tahrir squares », Hurriyet Daily News, 7 juin 2013.
4« The Taksim demos : preliminary thoughts on Twitter in the absence of local news media coverage », Reportweeting.
5« Occupy wall Street » (« Occupons Wall Street ») : série de manifestations à New York, puis à Londres, qui ont débuté en septembre 2011. Elles contestaient les dérives et les abus du capitalisme financier.
8Ivan Watson et Gul Tuysuz, « Ankara mayor’s BBC spy claims spark hashtag war », CNN, 25 juin 2013.
9Constanze Letsch, « Turkish PM’s treason claims against BBC reporter chills other journalists », The Guardian, 28 juin 2013.
10Susan Frazer, « Turkey investigates social media postings that allegedly insult officials », Huffington Post, 27 juin 2013.
11« Plainte contre les restrictions d’accès à Google », Zaman France, 10 juin 2010.
12« Turkish authorities launch cyber security agency », Hurriyet Daily News, 21 juin 2013.
13« #Duranadam : ’Standing man’ protest goes viral as Turkey eyes law to restrict social media », RT News, 18 juin 2013.
14« Au moins quatorze journalistes blessés par les forces de l’ordre depuis le début de la contestation », 4 juin2013.
15Constanze Letsch, « Turkish PM’s treason claims against BBC reporter chills other journalists », The Guardian, 28 juin 2013.
16osmanlı tokadı, la « claque ottomane » est, selon la tradition, une claque magistrale d’origine guerrière donnée avec violence, parfois avec l’avant-bras, sur le visage ou sur la nuque de son adversaire. Elle peut entraîner la mort.