Analyse

Turquie. Recep Tayyip Erdoğan joue son va-tout

L’attentat commis le 13 novembre 2022 au cœur d’Istanbul a été le prétexte pour le président Erdoğan, qui se présente dans sept mois à sa propre succession, à de sévères représailles contre les Kurdes. Rien ne semble encore gagné pour le président sortant. Les incertitudes politiques et économiques dominent en Turquie, et sa géostratégie inquiète ses alliés et partenaires.

Rassemblement « Unité, volonté, victoire »de membres du parti présidentiel AKP au stade Nef de Galatasaray à Istanbul, le 27 novembre 2022
Yasin Akgul/AFP

Le drame de la rue Istiklal qui a fait 6 morts et 81 blessés a été pour le président turc l’occasion d’accuser le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) ainsi que le Parti de l’union démocratique (PYD) — force politique essentielle de l’Administration autonome du nord et de l’est de la Syrie (AANES) — d’en être les auteurs. D’emblée, les deux organisations ont nié toute responsabilité dans cette action terroriste, et l’accusation n’a pas tardé à se révéler sans fondement. La présumée coupable est une Arabe en relation avec l’organisation de l’État islamique (OEI) par ses liens familiaux et mariages successifs. En outre, son téléphone portable comportait le numéro d’un responsable d’un parti turc d’extrême droite.

Pour autant, Ankara a déclenché un déluge de fer et de feu sur les Kurdes, éternels boucs émissaires. Des avions F-16 ont bombardé le Rojava (le Kurdistan syrien), en particulier Tal Rifaat et Kobané. Des frappes qui ont détruit des hôpitaux, des écoles, des silos à blé, des installations pétrolières et occasionné des victimes civiles. L’agence de presse Hawar News, basée au Rojava, a indiqué que l’armée turque a procédé à des tirs de mortiers et de chars sur les districts de Shera et Sherawa ainsi que sur les cantons d’Afrin et de Shehba, où se trouvent des réfugiés d’Afrin par suite de l’invasion turque de 2018.

Le 18 juin 2023, les peuples de Turquie vont être appelés aux urnes pour l’élection présidentielle et les législatives. Le président sortant est de nouveau candidat. Il a contre lui le maire d’Istanbul, Ekrem Imamoğlu, membre du Parti républicain du peuple (CHP, gauche kémaliste), qui, à ce jour, le distance dans les sondages. Erdoğan, crédité de 36 % des intentions de vote selon l’institut de sondages Metropoll doit aussi compter avec la position exprimée conjointement par six partis d’opposition, à savoir le Parti républicain du peuple (CHP), le Parti du bien-être (RP), le Parti de l’avenir, fondé par Ahmet Davutoğlu, ancien premier ministre et compagnon de route du président, le Parti de la félicité (à tendance islamiste) et le Parti démocratique des peuples (HDP), tous favorables au retour à un système parlementaire renforcé.

Des hausses importantes du salaire minimum

À ces difficultés politiques se greffe une situation économique paradoxale. Malgré une inflation qui galope (85 % selon les données officielles, soit 5 points de plus qu’en septembre), une monnaie qui s’est effondrée, perdant plus de 28 % face au dollar depuis le 1er janvier, un appauvrissement généralisé des populations à l’exclusion de quelques privilégiés, la Turquie voit son produit intérieur brut (PIB) et sa croissance augmenter, faisant d’elle la 17e puissance économique mondiale. Croissance et exportation restent les deux mantras du président, persuadé qu’à terme ses choix économiques porteront leurs fruits.

Pour faire patienter les classes populaires, cette année, il a déjà augmenté par deux fois le salaire minimum, 50 % en janvier, 30 % de plus en juillet. Une nouvelle hausse est prévue en début d’année prochaine1. Parallèlement, afin de renflouer les caisses de la banque centrale, deux généreux donateurs, l’Arabie saoudite et le Qatar se proposent, pour le premier d’y déposer 5 milliards de dollars (4,75 milliards d’euros) et, pour le second, le double. Afin de justifier cet ensemble hétérodoxe, le ministre des finances Nureddin Nebati explique que sa politique « représente une rupture épistémologique avec la pensée économique néoclassique et gagne en importance avec les sciences comportementales et neuro-économiques »2. Un argumentaire qui doit peiner à rassurer ceux qui ont vu les dépenses alimentaires bondir de 99 %, de 85 % pour le logement et de 117 % pour les transports.

S’il veut être reconduit à la magistrature suprême, Erdoğan doit donc convaincre au-delà de son camp et s’assurer plus que les voix de ses supporters du Parti de la justice et du développement (AKP) ainsi que celles de son allié le Parti d’action nationaliste (MHP) et les affidés de sa branche paramilitaire, les Loups gris fascisants. Pour ce faire, le levier du nationalisme et du racisme antikurde a de nouveau été actionné. Dans ce contexte, la bombe de la rue Istiklal à Istanbul (si elle n’a pas été déposée par les services secrets turcs) fut une heureuse surprise.

La multiplication des menaces contre les Kurdes

Maintenant, pour le président, la priorité est de rassembler « autour du drapeau » ceux qui se souviennent avec effroi de la prolifération d’attentats survenus entre 2015 et 2017. Il s’agit aussi de désigner à la vindicte populaire les ennemis qui lui résistent : le PKK dans les monts Qandil au nord de l’Irak, et le PYD dans le Rojava syrien. Des ennemis contre lesquels il a multiplié les opérations militaires, utilisant les drones Bayraktar TB2 pour commettre des assassinats ciblés de responsables du PKK et du PYD et envahissant par trois fois le nord de la Syrie.

À ce sujet, Hisyar Özsoy, député kurde, membre du HDP, rappelle que le gouvernement a recouru à une série d’attaques avant chaque élection : « Avant les élections de 2015, des opérations transfrontalières ont été menées. Une opération militaire a été lancée à Jarablus avant le référendum de 2017, à Afrin avant les élections législatives de 2018 et à Serêkaniyê-Grî Spî avant les élections locales de 2019 »3.

Après l’attentat, Erdoğan a précisé les menaces, les bombardements sur le Rojava étant pour lui le prélude à une nouvelle opération militaire visant à instaurer en Syrie une « zone de sécurité » de 30 kilomètres de profondeur tout au long de la frontière. Pour autant, jusqu’ici, il s’est heurté à une double réticence : celle des Nord-Américains et celle des Russes.

Les inquiétudes des Américains et des Russes

Les États-Unis se déclarent particulièrement préoccupés par les conséquences d’une telle hypothèse dès lors que les 900 militaires états-uniens qui collaborent au quotidien avec les Forces démocratiques syriennes (FDS), une alliance de combattants kurdes, arabes et syriaques, sont confrontés à une résilience inquiétante de l’OEI, estimant les djihadistes à 6 000, voire 10 000 hommes. La perspective que les FDS qui gardent dans le camp d’Al-Hol 50 000 prisonniers islamistes les abandonnent pour se porter au-devant des envahisseurs turcs a de quoi donner des sueurs froides au Pentagone. L’exemple de la prison d’Hassaké dans le nord-est où les djihadistes ont réussi, après six jours d’âpres combats avec les FDS soutenus par les forces de la coalition, à faire évader plusieurs centaines des leurs a laissé un cuisant souvenir aux forces américaines.

En ce qui concerne les Russes, leur inquiétude en cas d’attaque turque est liée au soutien qu’ils apportent à Bachar Al-Assad. Une invasion turque suivie d’une occupation pérenne du territoire conquis serait un élément supplémentaire dans la fragmentation du pays et contribuerait à affaiblir la situation déjà incertaine du raïs de Damas qui, bien qu’il prétende contrôler 70 % du pays, n’est maître que de 15 % de ses frontières. De plus Vladimir Poutine et Bachar Al-Assad soupçonnent Erdoğan, au terme d’une éventuelle conquête de Tal Rifaat et de Manbij, de vouloir mettre la main sur Alep.

Pour contrer les réticences américaines, le président turc détient la carte du veto de l’entrée dans l’OTAN de la Suède et de la Finlande et pour Moscou, il reste un indispensable intermédiaire entre l’Ukraine et la Russie. Ces deux atouts sont-ils suffisants pour qu’il l’emporte ?

Comme on le voit, rien n’est joué, mais les menaces se précisent. Les Kurdes du Rojava, porteurs d’un projet de société en rupture avec ceux qui dominent au Proche-Orient, sont donc en grand danger.

Accroître son aire d’influence en Syrie

Si finalement l’aventure militaire se révèle impossible, ce ne sera pas uniquement un camouflet pour le président turc, mais aussi un frein à son expansionnisme néo-ottoman. Car au-delà d’une victoire espérée à la présidence, il s’agit d’étendre son aire d’influence en Syrie. Prendre Tal Rifaat et Manbij à l’ouest de l’Euphrate et Kobané, Ayn Issa et Tell Tamer à l’est du fleuve, poursuivre l’épuration ethnique commencée à Afrin, chasser les Kurdes pour réinstaller des exilés syriens, ce serait parachever ses premières conquêtes en attendant mieux. Le « sultan d’Ankara » exerce déjà un contrôle absolu sur la région d’Idleb (trois millions d’habitants) via le groupe takfiriste Hayat Tharir Al-Cham (HTS) que dirige son obligé Mohamed Al-Golani.

En Irak, une défaite militaire du PKK lui permettrait de conforter la présence de ses 120 bases reliées par des routes construites par l’armée turque et, malgré les exigences réitérées du Parlement de Bagdad, de conserver celle située à 30 kilomètres de Mossoul, ville qu’il revendique comme ayant fait partie de l’Empire ottoman. Cette remise en cause implicite du traité de Lausanne de 1923 qui définit les frontières de la Turquie l’a conduit à proférer des menaces sans ambiguïté à l’encontre de la Grèce : « Votre occupation des îles de la mer Égée proches de la Turquie ne nous lie en rien. Le moment venu, nous ferons le nécessaire. Nous pouvons arriver subitement la nuit »4.

Une rhétorique guerrière passéiste qui a servi à cautionner l’immixtion de la Turquie dans la guerre civile libyenne aux côtés du gouvernement de Tripoli, et pour ce qui est de Chypre, Erdoğan inflexible refuse toute négociation qui conduirait à la réunification de l’île.

Cette boulimie d’appropriation territoriale et cette volonté d’influence s’est aussi récemment exprimée dans le Caucase lorsqu’au grand dam de l’Iran, il a soutenu Elham Aliyev, le président azéri, évoquant le rattachement de la partie iranienne de l’Azerbaïdjan à son pays. On se souvient que le président turc, lors des affrontements entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie à propos du Haut-Karabakh en décembre 2020, a déclaré « une seule nation, deux États » pour légitimer son aide à Bakou au nom de la « turcité ». Cette solidarité s’est concrétisée par un envoi d’armes et de 1 500 mercenaires syriens, forces supplétives constituées de rescapés de l’Armée syrienne libre (ASL) ou de groupes djihadistes et qui sont montés au front en lieu et place de l’armée turque.

Dans ce contexte de « réveil des empires », Erdoğan a aussi réactivé le concept de panturquisme forgé par le mouvement identitaire des Jeunes-Turcs au début du XXe siècle afin de suggérer une unité linguistique et signer des accords économiques et sécuritaires entre les anciennes républiques soviétiques d’Asie centrale (Azerbaïdjan, Turkménistan, Ouzbékistan, Kirghizstan et Kazakhstan). Une initiative qui a fortement déplu à Moscou.

Une nouvelle réélection de Recep Tayyip Erdoğan ne serait donc pas seulement le renforcement d’un régime autoritaire qui a appauvri le pays, multiplié les arrestations arbitraires et provoqué des exils en grand nombre (plus de 20 000 personnes ont fait une demande d’asile à l’Union européenne en 2022). Ce serait aussi un blanc-seing donné à un despote pour poursuivre ses ambitions territoriales.

1Marie-Pierre Verot, France Info, 26 novembre 2022.

2Nicolas Bourcier, Le Monde, 20 novembre 2022.

3AFN News, 25 novembre 2022.

4Fabien Perrier, Libération, 3 septembre 2022.

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