Un appétit turc pas si soudain pour l’Irak

Ankara face aux ambitions iraniennes · Alors que la bataille à l’intérieur de Mossoul vient de commencer, la question de la gouvernance de la seconde ville d’Irak se pose. La voix turque, arrivée tard dans le conflit irakien, se fait de plus en plus forte, au détriment de l’autre puissance régionale, l’Iran.

Artillerie peshmerga kurde aux alentours de Mossoul.
Kurdistan Info sur Twitter.

Dans un avertissement à Téhéran et à Washington, un homme politique turc avait revendiqué la ville de Mossoul. Ce n’était pas Recep Tayyip Erdogan. Nous n’étions pas en 2016. C’était en 1983, en pleine guerre entre l’Iran et l’Irak et le premier ministre Turgut Ozal était alors l’homme fort du pays. Pourtant d’origine kurde, il avait une vision nationaliste, voire expansionniste. Des revendications du même ordre ont été émises en 1995 et en 2003, cette fois par l’ancien président Suleyman Demirel. En ce sens, Erdogan s’aligne donc sur la politique régionale de ses prédécesseurs, « même s’il crie plus fort qu’eux », sourit Has Avras, analyste turque basée à Ankara. Selon elle, s’il existe clairement une différence, elle réside dans le contexte national. « Erdogan a ses propres raisons pour parler haut et fort comme il le fait de Mossoul. Il veut d’abord rassembler la population turque, mettre en garde les pays voisins et distraire l’opinion internationale. Pour qu’elle ferme les yeux sur la liberté de la presse en danger, sur l’indépendance de la justice et sur la persécution des mouvements indépendantistes kurdes », explique-t-elle. La politique d’Erdogan relèverait plutôt d’un storytelling à usage interne que d’une vraie politique régionale, même si cette dernière est bien réelle.

Car Mossoul a toujours existé dans l’inconscient collectif turc. « Mais c’est uniquement quand les politiques en parlent que la population se remémore l’histoire de Mossoul. Les Turcs sont loin d’être obsédés par cette question. Les fantasmes et la mémoire collective sont alors ravivés par les discours d’Erdogan. Depuis qu’il en parle, je me remémore souvent les histoires racontées par mon arrière-grand-mère à l’époque de la guerre pour l’indépendance », raconte Has Avras, « des histoires de conquêtes oubliées, mais surtout inutiles, tant la terre du nord de l’Irak semblait vaste ».

Occuper Mossoul ?

Sur le plan stratégique, la ville de Mossoul a toujours été très importante pour Ankara en termes de sécurité, de par sa position géographique à deux pas du sud de la Turquie. Quid de sa dimension historique ? « La seconde ville d’Irak est indissociable de la vision régionaliste turque », selon Abdulla Hawez, chercheur irakien basé à Erbil. « L’ouverture d’un consulat turc à Mossoul avant Erbil était un message clair dès les premières années de la guerre en Irak ». Pour Hawez, c’est une certitude, Recep Tayyip Erdogan souhaiterait plus qu’une part du gâteau à Mossoul. Il voudrait à terme l’occuper. « Pas forcément au sens propre avec une armée sur place. Si la wilaya de Mossoul ne rejoint pas la Turquie, la ville deviendra au moins une zone d’influence turque », certifie-t-il. La seule limite pour Erdogan, selon le chercheur, est sa crédibilité au sein de la communauté internationale. « Si la Turquie n’était pas membre de l’OTAN, elle aurait déjà envoyé ses troupes aux yeux et au nez de tous. Aujourd’hui, elle doit se montrer respectable, contrairement à l’Iran qui n’a aucun compte à rendre à personne et qui envoie ouvertement son général Qassem Soleimani sur le terrain. Des photos de lui circulent sur les réseaux sociaux, où on peut l’apercevoir au sud de Mossoul », poursuit-il.

Ainsi, les Turcs font-ils face non seulement au gouvernement irakien, mais surtout à l’Iran. Et ils utilisent leurs meilleurs alliés, les Arabes sunnites et les peshmergas kurdes. « Certains Arabes sunnites et certains peshmergas », nuance Hawez. Si la milice de Atheel Nujaifi, ancien gouverneur de Mossoul, et ses 2 000 hommes est sur le terrain, d’autres membres de tribus très proches de la Turquie auraient également prêté allégeance. Selon Hawez, ils seraient près de 15 000 miliciens, disposés à accroître l’influence de la Turquie à Mossoul. L’analyste affirme en avoir rencontré à Makhmour, dans la périphérie de Mossoul. « Avec et autour d’eux, quelques centaines d’officiers turcs, très discrets et soucieux de le rester », conclut Hawez.

Le PKK, un adversaire prioritaire

Nombre d’observateurs en Turquie le soulignent, la vraie crainte d’Erdogan n’est pas de voir ses voisins, la Syrie et l’Irak, divisés, mais de voir les Kurdes unifiés. Ajouté à cette éventualité, l’axe chiite Téhéran-Bagdad-Damas se serait renforcé et prolongé grâce à son ennemi de toujours : le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Cet axe a évolué durant ces dernières années de guerre en Syrie et en Irak. L’influence iranienne s’étend désormais de Téhéran à Bagdad, de Dyala à Shargat au sud de Mossoul, jusqu’à Sinjar où le PKK tient plus ou moins l’est de la ville. Et de s’étendre en Syrie via Hassaka, Qamishli, Kobané, Alep, Afrin et enfin Lattaquié. Avec la bataille de Mossoul, l’Iran serait sur le point de clouter ce corridor qui lui permettrait de faire circuler armes, hommes et matériels de Téhéran à la Méditerranée. Voilà — entre autres raisons — pourquoi Erdogan se fait soudainement le porte-parole des sunnites. Son objectif serait de casser cet axe en « oblitérant » le PKK au passage. Pour cela, il doit consolider son influence à Mossoul, carrefour inévitable de cette nouvelle dynamique.

Rasha Al-Aqeedi est native de Mossoul. Fraichement installée à Dubaï, elle est spécialiste de l’histoire de sa ville natale et de sa région. Selon elle, les États-Unis, de plus en plus dépassés par les subtilités du conflit, ont réalisé bien tard les liens historiques de l’empire ottoman avec Mossoul. Ils auraient fini par comprendre que le président turc ne se reposerait pas uniquement sur les tribus. « À Ninive, les tribus coopèrent avec les Turcs selon leurs propres intérêts, à l’instar de la Sahwa à Fallouja ou Ramadi. Erdogan le sait très bien et il ne leur fait pas totalement confiance. En revanche, il mise sur la haute société de Mossoul, les commerçants, l’élite et les grandes familles qui ont souvent des origines turques », précise Al-Aqeedi. Atheel Al-Nujaifi est de ceux-là. « N’est-il pas ironique de noter que l’ancien gouverneur de Mossoul a des ancêtres qui travaillaient directement pour l’empire ottoman à Mossoul ? » s’interroge Al-Aqeedi. La réalité est que, malgré sa diversité de courants nationalistes ou islamistes, la population de Mossoul dans son ensemble a toujours été plus proche des Turcs que de Bagdad. Aujourd’hui, si les Maslaouis avaient le choix, ils n’opteraient ni pour l’armée irakienne ni — encore moins — pour les milices populaires à quasi-majorité chiite selon la native de Mossoul. Car la nature de cette ville joue également un rôle très important dans la région depuis l’invasion de l’Irak en 2003. Ancien bastion de plusieurs mouvements révolutionnaires, Mossoul s’est toujours démarquée de Bagdad avec une identité très forte, son dialecte particulier, et une [histoire mouvementée>1516] au fil des époques.

L’avenir se joue à Tel Afar

« Le gouvernement irakien a donc tout intérêt à ne pas aggraver la situation. Il cherchera à restaurer un nationalisme à Mossoul, ce qui semble presque impossible aujourd’hui. Mais est-ce utile de préciser que plus la population de Mossoul sentira l’influence iranienne, plus elle se rapprochera d’Erdogan ? En comparaison, que ce soit au niveau confessionnel, ethnique et historique, les Maslaouis ne partagent rien avec l’Iran », conclut-elle. Et si l’armée turque est d’une certaine manière contrainte par la communauté internationale à ne pas intervenir militairement à Mossoul, ce n’est pas le cas à Tel Afar, où la population à majorité turkmène, sunnite et chiite est installée depuis des générations. Les milices chiites, principalement les groupes Hached Chaabi, Badr et Kataeb Al-Imam Ali ont émis le souhait de s’y rendre. En réponse, Erdogan a littéralement déclaré qu’il ne laisserait jamais faire cela. « Des troupes turques sont déjà massées à Silopi à 15 km de la frontière avec l’Irak », affirme Abdulla Hawez. Et d’ajouter : « la Turquie revendique une légitimité historique pour intervenir et protéger les Turkmènes à Tel Afar. Je rappelle que Tel Afar est très proche de Sinjar où Erdogan essaie de contrer ce qu’il appelle le nouveau Qandil, fief du PKK. » Tel Afar, ville stratégique à la fois pour les Turcs et pour les Iraniens, qui sera le lieu d’affrontement presque direct entre les deux puissances voisines de l’Irak, la Turquie et l’Iran. Sur l’échiquier politique irakien déjà complexe vient se superposer un conflit historique entre empires. Comme toujours, la première victime de ce jeu d’échecs est la population irakienne.

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