Un barrage de la discorde sur le Nil

Montée des tensions entre l’Égypte et l’Éthiopie · Totalement dépendante du Nil pour son approvisionnement en eau, l’Égypte est menacée d’une grave pénurie du précieux liquide à l’horizon 2030, principalement du fait de l’achèvement prochain du plus grand barrage hydroélectrique d’Afrique sur le Nil bleu, en Éthiopie. Le gouvernement égyptien n’est pas inattentif à ce défi imminent, mais sa diplomatie et sa vision du développement échouent pour le moment à changer cette perspective.

Le Nil à Assouan.
Peter Morris, 14 mars 2010.

Arrivés en Éthiopie le 17 octobre 2017 pour entamer des discussions sur l’impact du « Barrage de la grande renaissance éthiopienne » (BGRE), les experts égyptiens ont fait une découverte peu plaisante. Le conseil des ministres de l’Initiative du bassin du Nil (IBN), que l’Égypte est en train de rejoindre après l’avoir boycotté depuis 2010, venait d’élire à sa tête pour l’année suivante le ministre de l’eau éthiopien Sleshe Bekele, successeur de son homologue ougandais.

L’année 2018 devrait voir culminer les tensions qui montent depuis une décennie entre l’Égypte et l’Éthiopie sur la question de l’eau. Avec la fin prochaine de la construction du BGRE, la préparation par l’Éthiopie du remplissage du réservoir et les plans du Soudan pour utiliser une plus grande partie du débit du Nil, une crise de l’eau se dessine en Égypte. Un malheur de plus pour le pays, déjà en butte à une économie vacillante, à des violations des droits humains et à la réélection d’un président impopulaire. En outre, la crise de l’eau ouvrirait la porte à un possible conflit dans la Corne de l’Afrique.

« Pénurie d’eau absolue »

L’Égypte est à la fois l’un des pays les plus pauvres du monde en eau et l’un des plus dépendants. Le Nil lui fournit la presque totalité de son approvisionnement en eau douce. Le taux de dépendance du pays (le pourcentage de ses ressources renouvelables en eau provenant de l’extérieur de ses frontières) est de 97 %. Environ 85 % de l’eau qui se déverse en Égypte provient à l’origine des pluies tombant sur les hauts plateaux éthiopiens. Pourtant, alors que ce pays pauvre en eau et doté d’une population de presque 100 millions d’habitants devrait franchir le seuil de la « pénurie d’eau absolue » avant 2030, l’Égypte n’a pas montré une grande conscience du problème dans son usage des ressources hydrauliques. Elle utilise environ 86 % de son eau pour l’agriculture, à l’aide de méthodes d’irrigation archaïques par inondation, et non par goutte à goutte, avec des pertes importantes dues à l’évaporation1.

Une fois terminé ce qui sera le plus grand barrage hydroélectrique d’Afrique2, le gouvernement éthiopien annonce un temps de remplissage de 5 à 6 ans. Certains en Égypte avancent qu’un temps de remplissage plus lent, entre 12 et 18 ans, est nécessaire pour garantir la stabilité de l’approvisionnement en eau de leur pays. Une étude réalisée par la Geological Society of America prédit3 qu’avec un temps de remplissage de 5 à 7 ans, le flot d’eau douce du Nil en Égypte pourrait diminuer de 25 %.

Le constat est choquant. Non seulement la quantité d’eau disponible pour la consommation diminuerait brutalement, mais l’électricité générée par le haut barrage d’Assouan serait réduite d’un tiers.

Un accord illégitime ?

Le gouvernement égyptien n’est pas aveugle face à ces défis imminents, même si sa diplomatie et ses compétences dans le domaine du développement souffrent certainement de l’instabilité du pays depuis 2011. Les gouvernements successifs des présidents déchus Hosni Moubarak et Mohamed Morsi, et celui du président Abdel Fattah Al-Sissi aujourd’hui, ont essayé depuis 2010, au cours de quelque quinze rencontres diplomatiques, de persuader l’Éthiopie de respecter un accord datant de la période coloniale. Il réserve à l’Égypte 55,5 milliards de mètres cubes d’eau du Nil par an et 18,5 milliards de mètres cubes au Soudan4. L’Éthiopie et d’autres nations en amont du fleuve remettent toujours en question la légitimité de cet accord, qui les ignore et ne tient pas compte de leurs besoins en eau.

Dans le cadre de l’IBN, l’Éthiopie, le Rwanda, la Tanzanie, l’Ouganda et le Burundi ont tous signé en 2010 un accord-cadre sur la coopération dans le bassin du fleuve du Nil en 2010, qui vise à « promouvoir la gestion intégrée, le développement durable et l’utilisation harmonieuse des ressources en eau du bassin ». L’Égypte et le Soudan ont refusé de signer l’accord, en partie parce qu’il autorisait les pays situés en amont de construire des barrages et de stocker l’eau. L’Égypte a alors gelé son adhésion à l’IBN et ses projets techniques sur le Nil. Un an plus tard, l’Éthiopie a commencé la construction du BGRE. L’Égypte, l’Éthiopie et le Soudan ont signé un accord de coopération en 2015, mais il n’a pas donné beaucoup de résultats jusqu’ici.

Le Soudan change de camp

L’Égypte a récemment encaissé un sérieux revers diplomatique quand le Soudan, son voisin du sud traditionnellement sous son influence, a changé de camp. Le Soudan s’est aligné sur la position éthiopienne à la suite d’une étude démontrant que le BGRE pourrait augmenter son potentiel agricole, avec l’aide de gros investissements de l’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis, désireux d’améliorer leur propre sécurité alimentaire. Le Soudan a également signé un accord d’achat d’électricité à l’Éthiopie. Cherchant un nouveau partenaire, l’Égypte s’est tournée vers le Soudan du Sud. Sissi a reçu au Caire le président sud-soudanais. L’Égypte soutient également le projet du canal de Jonglei, qui détournerait de l’eau du Soudan du Sud vers l’Égypte.

En même temps, l’Égypte a cherché des alliés à l’international pour l’aider à résoudre la crise du BGRE. En août, par exemple, elle a signé avec l’Allemagne un accord de coopération et étudié ensemble la querelle sur la question de l’eau du Nil. L’Allemagne maintient son plan de coopération de 1,7 milliard d’euros avec le pays, qui concerne l’eau et d’autres sujets.

Or en dépit d’un certain regain d’attention des pays donateurs envers ce problème de l’eau égyptienne de plus en plus criant, il semble que les projets visant à améliorer l’utilisation de l’eau — la vraie solution, rationnelle, de ce problème — n’ont ni l’importance ni la précision nécessaires pour empêcher la possible perte d’un quart de l’eau renouvelable du pays. Il y a des projets de traitement des eaux usées et d’usines de désalinisation néanmoins la plupart d’entre eux sont destinés à des zones urbaines ou industrielles. Et en premier lieu aux mégaprojets de construction, spécialité de l’armée égyptienne, comme celui de la nouvelle capitale administrative qui doit être créée à l’est du Caire. Ces monuments dans le désert sont non seulement d’une inefficacité totale dans la gestion des ressources telles que l’eau, mais ils accaparent des capitaux et des études qui devraient être consacrés à un besoin plus pressant : moderniser les pratiques agricoles pour économiser l’eau.

À l’ombre de cette menace d’une diminution significative du débit du Nil à laquelle l’Égypte est mal préparée, des informations non confirmées mais troublantes font état de possibles pressions sécuritaires pour pallier l’échec de la diplomatie et du développement. Les rumeurs d’implantation d’une base navale égyptienne en Érythrée et d’un soutien égyptien à des rebelles éthiopiens renvoient l’image d’une région de plus en plus tendue. Le Caire a jusqu’ici tout misé sur la diplomatie cependant s’il devait échouer dans ce domaine, il pourrait envisager des plans de rechange plus radicaux pour mettre la pression sur l’Éthiopie et attirer l’attention de la communauté internationale.

1Toutes les données chiffrées de ce paragraphe proviennent de la fiche « Égypte » d’Aquastat, le système d’information de la Food and Agriculture Organization (FAO).

2Jean-Daniel Stanley, Pablo L. Clemente, « Increased Land Subsidence and Sea-Level Rise are Submerging Egypt’s Nile Delta Coastal Margin », GSA Today, 27/5, mai 2017.

3Ibid.

4Mwangi S. Kimenyi, John Mukum Mbaku, « The limits of the new “Nile Agreement” », Brookings, 28 avril 2015.

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